A propos de « TERRE FATALE » de Jacques Ferrandez

Invité du café littéraire des Rendez-vous de l’Histoire de Blois, l’auteur des Carnets d’Orient est revenu sur le dernier tome de la série, un opus tragique et néanmoins jamais désespéré. Une occasion d’insister sur la qualité de ce dernier album et de l’ensemble de la série.

Jacques Ferrandez, artiste polysémique, formé à l’Ecole nationale des arts décoratifs, dessinateur, scénariste, joueur de jazz à ses heures, a déjà produit une œuvre vaste qui s’articule notamment autour de deux pôles, la Provence où il vit, et l’Algérie où il est né, comme une représentation symbolique des liens qui unissent encore les deux rives de la Méditerranée. Commencé au milieu des années 1980, « Carnets d’Orient » comprend à ce jour deux cycles, l’un narrant l’épopée coloniale jusqu’à la veille de l’insurrection, l’autre le drame de la guerre d’Algérie.

Dans le dernier tome, l’auteur déploie sa technique habituelle. Au plan graphique, on note l’utilisation rationnelle d’un gaufrier adapté : systématiquement mise en œuvre dans les premières pages de l’opus, le procédé permet d’adosser les cases petites et saturées de dialogues, à de vaste échappées aquarellées qui donnent l’ambiance et rompent l’effet répétitif. Les incrustations réalistes (pages de une, visages à la télévision), qui sont multipliées dans ce tome, comme pour mieux en assurer l’historicité, contribuent à la variation des effets en jouant sur les deux temporalités sémantiques de l’album : narration subjective et recadrage objectivé en voix off.

Les deux dimensions se répercutent continuellement à travers leur influence complémentaire, en un jeu de miroirs aux multiples échos. Tout comme le récit entrelace un double canevas reliant d’une part le vécu des héros pour le versant romanesque, à la trame historique pour le versant quasi scientifique d’autre part.

Cet opus se révèle de fait plus narratif que les précédents, davantage structuré autour des dialogues, qui sont surtout de longs monologues traduisant l’effort d’analyse et la recherche de cohérence de la part des protagonistes, engagés dans un maelström auquel ils cherchent à donner sens. L’album se révèle également plus condensé, comme ramassé, collant sans y être inféodé, à une chronologie qui s’accélère.

Pour autant, le scénario reste centré sur les deux héros : le capitaine Octave Alban d’abord, pied noir lucide et modéré, capitaine para républicain et homme de devoir écartelé entre ses racines et son sens moral ; Samia ensuite, jeune Algérienne musulmane atypique, libérée, indépendante et cultivée. Tous deux incarnent en quelque sorte, à travers un amour difficile, ce qu’aurait pu, ce qu’aurait du être l’Algérie française, ce qu’elle aurait pu devenir également, riche de promesses avortées et de détournements frauduleux. Le couple vit les événements sans en comprendre tous les aboutissements, rattrapé par un destin qui est autant fatum que mektoub : de même qu’il avait poussé Samia vers les maquis FLN, il conduit Octave dans le camp des putschistes d’avril 1961.

Pourtant, la clef philosophique de la narration, marquée par l’ombre existentialiste du grand Camus qui plane constamment sur la série (directement ou à travers la figure de son éditeur), semble indiquer que chacun dispose toujours de son libre arbitre lui permettant de choisir son camp. Les personnages secondaires confirment cette marge de manœuvre réduite, mais réelle, souvent en apparence irrationnelle, mais qui en fin de compte, s’explique toujours par le parcours individuel ; comme celui du jeune Saïd, balloté d’un camp à l’autre dans les albums précédents (on songe ici à un autre portrait de harki fait par la journaliste Dalila Kerkouche

Cet album, autant que les précédents mais probablement mieux encore, étant donné le côté sensible et dramatique de la période concernée, renvoie à une compréhension en profondeur des enjeux de la guerre d’Algérie.

Après avoir traité, dans « La guerre fantôme« , de l’engrenage de la répression et des débuts de la guerre de décolonisation dans une Algérie majoritairement mais non exclusivement duale, puis développé la guerre civile algérienne opposant le FLN au MNA dans « La fille du Djebel Amour« , le cycle aborde ici le thème de la guerre franco-française.

Par ailleurs, « Terre fatale« , au titre bien trouvé, renvoie d’abord éminemment à l’attachement viscéral et fatal au sol, aux lieux, à la terre des ancêtres défunts (ceux que héros, dans un geste ultime, vient saluer avant de s’embarquer pour la France). Ferrandez a également parfaitement montré que toute la stratégie des combattants de tous bords implique le contrôle des populations, par le prêche tout autant que par la violence (on pense au cri du jeune Saïd : « Tout le monde veut nous tuer ] . Loin de la générosité humaniste et des idéaux philosophique, le cynisme et le réalisme comptable ont aussi pesé lourdement dans le choix politique du divorce.

Sur ce fond impeccable d’historicité (une abondante bibliographie renvoie au gros travail de recherche réalisé à partir des sources les plus variées), une interrogation se subsiste : après avoir mentionné à la fin de l’album, le 4 juillet à Alger, l’auteur passe sous silence la tragédie du 5 juillet à Oran où 95 Européens trouvent la mort). Déniant toute autocensure, Jacques Ferrandez a insisté devant son public, sur les contraintes narratives d’une certaine unité de lieu qui l’ont amené à privilégier la capitale aux dépens des autres villes algériennes. Nous rajouterons qu’à la place d’un événement dramatique, l’auteur a choisi de mettre en scène un épisode fort : Octave qui se recueille dans le cimetière des Princesses, rencontre pour un ultime face à face Bouzid, ennemi personnel autant que militaire. Dans cette optique, la magnanimité du vainqueur et la certitude d’un nouveau départ permettent de conclure sur la double note optimiste d’un cycle guerrier qui se clôt et d’une promesse de retour. Elément qui, disons-le au passage, qui laisse envisager une suite (et puis, le bon plan en histoire n’a-t-il pas la renommée de comporter toujours trois parties ?).

Pour conclure, il faut répéter la valeur pédagogique du travail de Jacques Ferrandez, utile complément que l’enseignant mettra avec profit entre les mains de ses élèves. Afin de rendre perceptible la complexité vivante d’une histoire dont on commence à oublier qu’elle fut d’abord de sang, de larmes et de passion.

Tout au long des cinq tomes du second cycle, l’auteur a eu à cœur de traduire, dans mais surtout grâce à la fluidité romanesque, la complexité et l’enchevêtrement des causes et des événements. Le fil directeur interprétatif peut être in fine isolé autour de l’idée que peu à peu les options se sont réduites, la victoire militaire française ayant cédé le pas devant la perte de légitimité.

C’est cette modification des perceptions qui guide l’auteur dans une mise en tension des trois dimensions d’une œuvre qui évolue entre narration historique, témoignages relevant des mémoires et ressorts romanesques. Toutes choses fondant la valeur d’un travail qui prouve la vigueur et la portée de la bande dessinée historique contemporaine.

Joël Dubos

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2 réponses à A propos de « TERRE FATALE » de Jacques Ferrandez

  1. Perez Joseph dit :

    Permettez une seule correction à ce texte commentant l’oeuvre de J.Ferrandez: le drame du 5 juillet à Oran, dont l’auteur ne parle pas, a provoqué un millier de victimes, la plupart enlevées et égorgées dans des sites charniers de la ville.
    Le nombre n’est pas essentiel, mais pour les familles de victimes, depuis trop longtemps est véhiculé une information minorant systématiquement l’importance de ce drame affreux.
    Avant vous, bien des auteurs ont évalué entre 20 et 95 les personnes ayant perdu la vie. Aujourd’hui, des historiens sérieux comme J.Monneret évaluent ce nombre autour du millier.

  2. ksantina dit :

    Pourquoi ai-je été censuré?
    Si je n’ai pas le droit de dire que je suis en exil ici…
    Drole de democratie…
    Un compatriote d’Herrandez..

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