Bilal à Métal !

Après Moebius, Philippe Druillet et Philippe Caza, Jean Depelley poursuit ses portraits-interviews des grandes figures de Métal hurlant, en ayant remis à jour une entrevue avec le dessinateur des « Légendes d’aujourd’hui » ou le créateur de la « Trilogie Nikopol » et du « Sommeil du Monstre » qu’il avait réalisée pour un livre américain sur Métal hurlant qui n’a, hélas, jamais pu voir le jour.

Enes Bilalovic dit Enki Bilal est né à Belgrade (Serbie, ex-Yougoslavie) le 7 octobre 1951. Arrivé en France en 1960, il ne débute sa carrière au Journal Pilote qu’en 1972, participant aux pages d’« Actualités » et en signant de nombreuses petites histoires fantastiques.

En 1974, il succède à Jacques Tardi sur la série « Les Légendes d’aujourd’hui », scénarisée par Pierre Christin. Après « La Croisière des oubliés » (1975), suivront « Le Vaisseau de pierre » (1976), « La Ville qui n’existait pas » (1977), « Les Phalanges de l’Ordre Noir » (1979) et « Partie de Chasse » (1983), mêlant politique-fiction et fantastique.

Parallèlement à sa carrière dans l’hebdomadaire des éditions Dargaud devenu mensuel, Bilal se lance dans l’aventure Métal hurlant en 1976 et y réalise, notamment, « Exterminateur 17 » (album aux Humanoïdes associés en 1979) en collaboration avec Jean-Pierre Dionnet. À partir de 1980, Bilal devient son propre scénariste, avec la « Trilogie Nikopol » (« La Foire aux immortels », « La Femme piège » (1986) et « Froid Equateur », élu meilleur livre de l’année 1992) aux éditions Dargaud puis aux Humanoïdes associés.

En 1998, il commence à concevoir la tétralogie du « Sommeil du monstre » aux Humanoïdes associés, suivi par « 32 décembre » en 2003, « Rendez-vous à Paris » (en 2006, chez Casterman qui devient son éditeur attitré) et « Quatre ? » en 2007 ; sa dernière bande dessinée en date remontant à 2009 avec « Animal’z », en 2009.

            Si les albums de Bilal sont édités aux États-Unis par Catalan Communications (New York), il est aussi l’auteur de nombreux ouvrages regroupant ses illustrations, souvent sur des thèmes ou des textes imposés, comme ce fut récemment le cas avec «  Les Fantômes du Louvre » chez Futuropolis et Le Louvre éditions, en 2012.

Très éclectique, Bilal a également réalisé, pour le cinéma, des films très proches de ses univers dessinés : « Bunker Palace Hôtel » (1989), « Tokyo Moon » (1997), « Immortel, ad vitam » (2004) et « Cinémonstre » (compression d’une durée de 67 minutes de ses trois longs métrages, réalisée en 2006).

            Cet entretien a été réalisé par téléphone le 6 octobre 2001, un dimanche matin à 8 heure (!), en pleine production d’« Immortel, ad vitam ». Cette interview totalement inédite devait être publiée dans l’ouvrage « Heavy Metallurgy », édité par Jon Cooke pour Twomorrows Publishing, avant l’abandon du projet par Cooke. Nous remercions très sincèrement Enki Bilal pour sa disponibilité et sa gentillesse, malgré un emploi du temps passablement surchargé. Un grand merci également à Thierry Brillat et Philippe Druillet pour nous avoir facilité ce contact.

«The Big Space Opera » dans le n°685 de Pilote, en 1972.

Autoportrait pour Pilote (1972).

Bdzoom.com : Dans les années 1960, faisiez-vous partie des fanzines et des cercles de collectionneurs parisiens, comme Dionnet ?

Bilal : Non, pas du tout… Mais il y avait quand même un groupe que je fréquentais à cette époque. À la librairie Futuropolis, il y avait Étienne Robial et Florence Cestac…

 Bdzoom.com : Comment avez-vous rencontré Dionnet, Moebius et Druillet ?

 Enki Bilal : Ce sont des gens que je connaissais sinon très bien, tout au moins par le journal Pilote. C’est donc grâce à Pilote. Philippe Druillet y faisait ses histoires de « Lone Sloane » qui avaient marqué tout le monde, moi y compris.

Je connaissais bien sûr Moebius et Dionnet, comme scénariste, également. Ce sont donc des personnes que j’avais croisées dans les réunions de Pilote, organisées hebdomadairement par René Goscinny.

On y planifiait les petites histoires noir et blanc – genre dans lequel j’ai pas mal œuvré pour gagner ma vie – en formant les tandems scénariste – dessinateurs. Je n’avais alors publié que 3 ou 4 histoires courtes…

« Publicité symétrique » dans Pilote n° 659 (juin 72).

Bdzoom.com : Des histoires comme « Publicité symétrique » [Pilote # 659 (juin 1972)] ?

Bilal : Je ne me souviens plus du tout ! J’avais travaillé avec des gens comme Pélaprat ou de Beketch, sans savoir à ce moment-là que c’était un homme d’extrême-droite. Enfin, bref…

C’est donc au cours de ces réunions que j’ai rencontré un peu tout le monde. 1974-75 était, on peut dire, une période de grande intensité pour la bande dessinée. Tout s’ouvrait, tout paraissait possible. C’était un véritable espace de liberté…

Il y a d’abord eu la dissidence Mandryka, Brétécher, Gotlib [au sein de Pilote], qui a ouvert la voie à L’Écho des Savanes.

J’étais déjà moi-même dans une démarche très axée sur la SF et le Fantastique.

Lorsqu’il y a ensuite eu la dissidence Métal hurlant, j’avais pour ma part déjà commencé à publier des albums avec Pierre Christin, notamment le premier, « La Croisière des oubliés ».

Mais en même temps, je me sentais relativement libre et pas l’auteur d’un seul éditeur. Et tout naturellement, j’ai glissé un pied chez Métal hurlant

Bdzoom.com : Avez-vous, comme Caza, subi la censure de Pilote ou connu des problèmes avec Pradal, le cerbère du magazine ?

 Bilal : Non, je n’ai pas eu de problème, ni avec Pradal, ni avec Vidal qui est arrivé par la suite. Je dois dire que je n’ai pas souffert de la censure. Les histoires fantastiques que j’avais publiées à cette époque-là étaient plutôt Lovecraftiennes et il n’y avait pas vraiment de raison de les censurer. Cela ne donnait pas cette impression, en tout cas… Ensuite, nous avons attaqué « La Croisière des oubliés » et « Le Vaisseau de pierre » avec Pierre [Christin]. Nous avons quand même fait des histoires qui auraient dû – tout au moins qui aurait pu – être logiquement censurées par une maison d’édition comme Dargaud à cette époque-là ! Mais bizarrement, c’est passé à l’as, comme s’ils n’avaient pas lu les livres (rires) ! On se cachait derrière nos histoires qui étaient, on peut le dire, assez militantes, assez gauchistes. Néanmoins, nous sommes quand même passés à travers les mailles de la censure…

Bdzoom.com : Votre première histoire pour Métal hurlant est « Crux Universalis ». A-t-elle été conçue spécialement pour Métal ?

Bilal : Oui, je l’ai faite pour Métal hurlant. Cela a été repris par la suite dans d’autres revues…

Bdzoom.com : D’un point de vue littéraire, vous citiez Lovecraft. Etait-ce vraiment un auteur qui vous tenait à cœur à cette époque ?

Bilal : Oui, complètement… Cela a été l’un des chocs littéraires que j’ai eus dans ma période de post-adolescence. Je suis arrivé en France à l’âge de 10 ans, donc je me suis intéressé très tard à la lecture. Mes grands chocs littéraires étaient alors Baudelaire, Edgar Allan Poe, Kafka, des auteurs avec une certaine noirceur et un certain décalage au réel. Et puis naturellement, j’ai commencé à lire et à découvrir la science-fiction… D’abord la science-fiction assez traditionnelle – comme Ray Bradburry, par exemple – avant de découvrir Philip K. Dick et les autres grandes pointures… Quant à Lovecraft, il y a à la fois quelque chose de séduisant et de malsain dans son écriture, qui n’est pas forcement très littéraire mais qui est extrêmement impressionniste. Il explique les événements de façon brillante. C’est indicible et innommable ! Cela me procurait un énorme frisson et un énorme plaisir. Donc, très vite, j’ai tout dévoré et j’en ai été imprégné par la suite. Cela touchait précisément à tout ce qui est inconnu, tout ce qui vient de l’espace, de très loin, tout ce qui est tapi parmi nous… Il y avait là une énorme fantasmagorie… Donc, on peut dire que Lovecraft a été un élément assez important dans la mise en place de mon univers graphique et des tendances qui allaient s’y développer…

« Ophiuchus » de Pilote n°655 (mai 72).

Bdzoom.com : Parlons de votre collaboration avec Jean-Pierre Dionnet sur « Exterminateur 17 ». Comment travailliez-vous ensemble ? Le scénario fait penser à un démarquage du « Garage hermétique » de Moebius et de son écriture spontanée.

Bilal : Je ne sais pas, avec le recul… Il faudrait que je le relise… « Le Garage hermétique » a été un choc graphique pour tout le monde… En fait, l’histoire d’« Exterminateur 17 » a été écrite sur un temps très long. Jean-Pierre écrivait 3-4 pages comme cela… On a donc commencé par un premier épisode et le temps s’est écoulé… Moi-même, je faisais aussi autre chose, car je continuais ma collaboration avec Christin. À cette époque, je commençais également à penser à mes propres histoires. Donc, c’était un peu « au jour le jour »… La méthode de travail était très particulière ; parfois, c’est moi qui étais en retard… Ou alors je piaffais d’impatience devant un Jean-Pierre Dionnet comme écartelé aux quatre coins de tout, de sa vie privée et du journal… J’ai le sentiment de quelque chose d’extrêmement dilué dans le temps, qui a même subi des transformations graphiques au cours de l’histoire, car mon style a évolué et s’est même parfois relâché. Il y a eu des « coups de mou », car, pour toutes les raisons que j’évoquais, nous n’étions pas dans un élan, dans une logique de réelle productivité… Je n’arrive toujours pas à avoir une vision globale d’« Exterminateur 17 », tout en retenant le plaisir que cela m’a procuré… Parce qu’il y avait quand même ce foisonnement d’idées chez Dionnet, qui, avec son énorme culture de tout ce qui est imaginaire, me proposait quelque chose d’assez dense et riche… Néanmoins, je ne sais pas trop si on peut parler de filiation avec « Le Garage hermétique »… En même temps, c’était quand même une période où on se regardait les uns les autres et, consciemment ou inconsciemment, il y avait des influences et des coups de boosters ! Il n’y a rien de plus excitant que d’être dans une telle émulation…

Bdzoom.com : Avez-vous des anecdotes amusantes sur cette collaboration avec Dionnet ?

Bilal : C’était un chassé-croisé permanent ! Il me disait : « Mais si, je t’ai envoyé les trois pages de scénario », pages que je n’ai jamais reçues ! C’était toujours la faute de la Poste ! (rire) Et inversement… Enfin, j’en garde un bon souvenir, bien évidemment…

Bdzoom.com : Vous êtes resté très fidèle à Pilote, alors que votre collaboration est beaucoup plus dispersée chez Métal, où l’on ne vous retrouve que dans le numéro 69 (nov. 81), avec « La Spécialité du chef ». Y avait-il une raison particulière à cela ?

« La Spécialité du chef », avec une forte référence au « Docteur Folamour » de Stanley Kubrick.

Bilal : Non. J’avais tout simplement le sentiment que je m’installais sur des rails qui me correspondaient bien ; mes histoires avec Christin étaient des projets assez lourds et ambitieux, qui me convenaient vraiment… J’ai alors commencé à penser très sérieusement à ma propre production, avec « La Foire aux immortels » et, par la suite, « La Femme piège ». J’étais donc déjà à ce moment-là sur des projets longs et lourds, plus les petites dispersions comme « La Spécialité du chef », au coup par coup… Et, à côté de cela, à Métal, il y avait quand même cet aspect « club élitiste », voire secte, avec une tendance assez versatile et dispersée, alors que j’étais pour ma part dans une phase tout à fait contraire de resserrement sur moi-même, d’enfermement sur mes projets, ce qui allait d’ailleurs devenir ma façon de travailler jusqu’à aujourd’hui… J’ai besoin de projets longs, de les laisser mûrir, de les développer, plutôt que d’accumuler les petites incursions à droite à gauche… C’est une question, je crois, de mentalité, de structure mentale… Il n’y avait donc pas chez moi une volonté de rester fidèle à Pilote. J’étais bien à Pilote. Pourquoi ? Parce que ce qui m’a très vite intéressé, c’est la finalité des albums. Par la suite, j’ai d’ailleurs refusé que mes bandes dessinées soient pré-publiées dans Pilote… De plus, à l’époque, la comptabilité Humanos était plutôt folklo ! Mais bizarrement, ce n’était pas si grave non plus… On était tous énervés, on gueulait, mais on finissait par être payés… Je ne dis pas non plus que cela n’a pas joué dans mes choix… Je me sentais plus rassuré par une grosse structure comme Dargaud, qui, en plus, ne me posait aucun problème de censure et dans laquelle je me sentais extrêmement libre, grâce à Guy Vidal, d’ailleurs, qui en était une espèce de pilier.

Bdzoom.com : Vous êtes actuellement édité par les Humanoïdes Associés, éditeur qui a racheté tous vos titres. Pour quelle raison avez-vous choisi cette société ?

Bilal : Je ne sais pas si on peut parler de fidélité à un éditeur, bien que je pense qu’aujourd’hui cette fidélité existe entre nous. Si je suis retourné aux Humanos, c’est suite à cet épisode Dargaud où j’ai fait partie d’un wagon de gens pestiférés et où il y a eu une véritable censure due à un groupe de presse d’extrême-droite, quasiment catholique intégriste. C’est à ce moment-là que j’ai quitté Dargaud avec tout mon catalogue, tout mon travail personnel, avec notamment la « Trilogie », « Froid Équateur » qui n’était pas encore fini à cette époque, et tout le reste, « Partie de chasse », « Les Phalanges »… Pour moi, c’était une espèce de libération que de quitter tout d’un coup le poids d’un tel éditeur. Deux ans après, il y a eu un nouveau changement à la tête de Dargaud et, évidemment, tout le monde se mordait les doigts de m’avoir laissé partir. Mais c’était fait ! À ce moment-là s’instaurait une relation assez privilégiée entre Fabrice Giger et moi. Giger a toujours été un éditeur aux perspectives et aux prospectives intéressantes. Il était le plus jeune de toute une génération d’éditeurs. Il voyait loin et juste et n’était pas enfermé dans une routine éditoriale, comme certaines grosses boîtes, Casterman comprise. Finalement, j’y ai trouvé un espace de liberté en tant qu’auteur par rapport à un éditeur. Cependant, je ne me considère pas comme un auteur Humano, mais comme un artiste indépendant qui ne représente que lui-même. Je n’ai jamais non plus fait partie de « chapelles », comme certains, et reste d’opinion extrêmement libre…

Bdzoom.com : Votre œuvre a été publiée dans le journal américain Heavy Metal. Quel regard portez-vous sur ce magazine et sa longévité ?

Bilal : Je ne sais malheureusement pas trop ce qu’il devient… Je suis cela d’assez loin, mais ce que je trouve de formidable avec Heavy Metal, c’est qu’il y ait un écho à la bande dessinée européenne aux États-Unis.

C’est très important… Il y avait une réelle fierté à y être publié. Je suis resté sur cette idée et ai un peu perdu de vue Heavy Metal et la bande dessinée en générale. On sait qu’aujourd’hui tous les magazines ont disparu en France. Donc, j’aurais plutôt tendance à aller directement vers les albums…

Bdzoom.com : Votre travail s’oriente plus vers l’art, la peinture, le livre illustré que vers la bande dessinée. Est-ce une évolution consciente de votre part ?

Bilal : C’est un besoin d’évolution… C’est un choix, parce que je ne veux pas me sentir devenir « fonctionnaire ». On peut très vite devenir fonctionnaire de son propre système. La bande dessinée est quand même un genre qui utilise des codes extrêmement précis. Personnellement, ces codes ne me parlent plus vraiment. Je les ai beaucoup utilisés et maintenant j’ai envie d’en trouver d’autres, en établissant des passerelles précises avec l’écriture. Cela fait très longtemps que j’ai laissé tomber l’encre de chine et le dessin au trait de bande dessinée. Maintenant, mes intérêts sont plus portés sur les masses, les couleurs, les personnages… N’empêche, je continue d’avoir un langage qui est issu de la bande dessinée, qui raconte mais de manière plus libre… Comme pour le cinéma, je ne vois pas pourquoi la bande dessinée n’évoluerait pas… Il me semble que la bande dessinée est un médium figé, immuable dans la mentalité des gens de la profession, et que de tenter autre chose est considéré comme acte de trahison. C’est un peu curieux, mais j’ai ce sentiment-là…

Bdzoom.com: Vous avez suivi Druillet et Moebius sur le marché de l’art.

Bilal : Oui, tout à fait. Nous en avions tous envie. Un artiste est quelqu’un qui, par définition, a besoin de trouver des stimuli, de se lancer des défis, de diversifier ses activités. Un peu comme des éponges, nous essayons de nous nourrir de ce qui nous entoure, du monde dans lequel nous bougeons… Alors cela se retrouve forcement dans la création – dans les besoins de création -, plutôt que dans la répétition des mêmes gestes qui constitue, d’une certaine façon, la mort de l’art… ou, tout au moins, une forme d’artisanat, parfois très bien faite malgré tout ! Mais, en ce qui me concerne, j’ai vraiment opté pour quelque chose qui m’était naturel… Ce n’est pas une longue stratégie. J’ai certainement de la chance d’être reconnu et d’avoir un succès commercial en étant quelqu’un qui bouge. Cela donne, de cette façon, encore plus de plaisir… Si mes « expériences » n’avaient pas eu le succès qu’elles ont, peut-être que j’aurais mal vécu la chose et que j’aurais procédé différemment. Je ne sais pas…

Jean DEPELLEY

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