« Les Aventures de Tintin » T20 (« Tintin au Tibet ») par Hergé

Publié en 1960 et 20ème album des Aventures de Tintin, « Tintin au Tibet » est – sans jeu de mot – l’un des sommets de l’œuvre du maitre de la ligne claire. Album très personnel pour Hergé, il est aussi l’un des plus humains, abordant de remarquable manière le sujet de l’amitié, celui de l’ouverture aux peuples non européens ainsi que le thème très littéraire de la différence, cet Autre incarné par le Yéti. Outre la prise de position politique pour la défense du Tibet, l’album dévoile dès sa légendaire couverture un chemin qui s’ouvre à une double nouvelle vocation : le voyage humanitaire et la BD reportage.

L’album débute à Vargèse, station savoyarde imaginaire, où Tintin apprend par hasard par le journal une catastrophe aérienne au Tibet. Au cours d’un rêve agité lors de la nuit suivante, Tintin voit son ami Tchang, perdu dans la neige et l’appelant au secours… Tintin réalise alors que Tchang était précisément dans l’avion qui s’est écrasé en Himalaya, dans le massif du Gosainthan. Voulant en avoir le cÅ“ur net, Tintin et le capitaine Haddock décident de se rendre au Népal…

La première case (supprimée dans l'album) montrait la fictive station de Vargèse, inspirée semble-t-il à Hergé par celle - bien réelle - de St-Gervais-les-Bains (Haute Savoie)

En vivant littéralement cette nouvelle aventure créative, Hergé va se métamorphoser : son intrigue va au plus simple en évitant les poncifs du genre. Les méchants traditionnels sont en effet totalement absents et seuls les éléments naturels peuvent constituer d’éventuels obstacles. L’auteur, aidé des membres du studio Hergé, se plonge dans une grande documentation : il s’inspire notamment des écrits de l’exploratrice Alexandra David-Néel (1868 -1969) – première femme européenne à rejoindre Lhassa en 1925, déguisée en mendiante et en moine – mais aussi de traités d’études des philosophies orientales, des photographies des environs de Katmandou et de Delhi, et des comptes-rendus des reportages ethnologiques effectués par Maurice Herzog (né en 1919, vainqueur de l’Annapurna en 1950) et Fosco Maraini (« Tibet secret », 1952). Pour l’étude du Yéti, outre divers témoignages, Hergé s’en référera aux travaux du cryptozoologue (la science des animaux cachés) belge Bernard Heuvelmans (1916 – 2001), alors auteur de « Sur la piste des bêtes ignorées » (1955).

Regards vers l'Annapurna (M. Herzog, éd. Arthaud 1951)

Si Hergé avait initialement pensé à intituler ce nouvel album « Le Museau de la vache » (titre jugé peu vendeur par l’éditeur puisque ne comportant pas le nom de Tintin), son crayonné pour le visuel de couverture révèle tout d’abord le choix d’une calligraphie connotée. Le titre définitif apparaîtra à la faveur d’une recherche pour le bandeau-titre devant orner la prépublication de l’aventure dans le journal Tintin (dans sa version belge, du n° 38 (17 septembre 1958) au n° 47 (25 novembre 1959)). Hergé se résout malheureusement à abandonner son premier choix de titre en juillet 1958, un moment où, perturbé par des soucis dans a vie conjugale, l’auteur commence à faire d’étranges rêves de neige et de paysages blancs, songes qui vont devenir des cauchemars mais aussi une nouvelle étape introspective.

Journal de Tintin, édition Belge, n° 38 du 17 septembre 1958

Journal de Tintin, édition française, n° 523 du 30 Octobre 1958

Nous ne nous attarderons pas ici plus avant dans l’aspect psychanalytique du vécu d’Hergé, ce dernier étant sujet à de multiples dépressions depuis la fin du Second conflit mondial (voir sur internet l’essai signé de Bernard Spee : http://www.onehope.be/ et http://www.onehope.be/Essai%20RG/Chapitre3AUneHistoiredAmour2008.pdf ). Toutefois, les nombreux parallèles tracés entre la vie du créateur de Tintin, la genèse de cet album et l’illustration de couverture (elle-même placée sous un titre à vocation « culturelle ») permettent d’affirmer la volonté pour l’auteur de trouver un nouveau chemin. Ce sera l’occasion pour Hergé d’offrir un authentique dépaysement, médiatisé par la référence documentée à un « autre monde » symbolisé par le Tibet, pays à l’époque encore quasi inconnu du grand public.

Le titre initial, rappelons le, était aussi un double clin d’œil au rôle vital joué par le Yack dans le quotidien des Tibétains, et à la montagne appelée « Le Museau du Yack », qui se révélera être le lieu où a survécu Tchang.

Le 1er plat de couverture consiste – comme souvent dans le cas des couvertures hergéennes – en un puissant appel au voyage : l’imaginaire des lecteurs est entraîné à bord d’une pirogue, d’une jeep ou d’une fusée lunaire, et il accompagne partout la longue marche du héros, de pyramide (« Les Cigares du Pharaon ») en jungle (« Tintin et les Picaros ») ou sur les pentes d’un massif enneigé. L’intrépide Tintin mérite décidément bien sont titre de « Voyageur du siècle ». Le visuel de couverture sera présenté sous une forme épurée lors de la première parution du récit dans les versions belge (n° 38 en 1957) et française (n° 523, le 30 octobre 1958) du journal Tintin. Tintin, Milou et le capitaine Haddock, orientés vers la gauche, sont stupéfaits d’observer les impressionnantes empreintes de pas du Yéti dans la neige. L’illustration est limpide, immédiatement accrocheuse, et renvoie – en hors-champ droit du sommet de l’image – tous les lecteurs à d’innombrables récits de chasses aux monstres, de sommets inaccessibles pourtant à atteindre et de héros se devant de résoudre tous les mystères…

Crayonné par Hergé pour le visuel final

Pour l’album, la présentation s’enrichit et se modifie : Tintin et Haddock sont désormais à gauche du visuel et du chemin du Migou (l’autre nom du Yéti ; terme tibétain signifiant « homme sauvage »), et ils sont accompagnés d’un guide de haute montagne (le Sherpa Tharkey). Seul Milou (blanc sur blanc) est resté à droite, ce qui permet à toutes les empreintes de constituer un motif en étoile dont Tharkey indiquerait en quelque sorte le centre avec son piolet. Le regard du lecteur, guidé vers les sommets, repassera nécessairement par le titre dont la calligraphie, comme la forme ou les couleurs de l’ensemble, évoqueront subtilement celles du drapeau tibétain. Créé en 1912, ce dernier représente les rayons d’un soleil (symboles de liberté et de bonheur) émergeant au dessus des montagnes enneigées ; deux lions évoquent le pouvoir d’un gouvernement à la fois religieux et laïc.

Drapeau tibétain

Chemin vers les massifs de l’Himalaya, l’aventure décrite dans « Tintin au Tibet » se déroule en vérité à la frontière entre Népal et Tibet, à une centaine de kilomètres à l’ouest de l’Everest. Depuis octobre 1950, date de l’invasion par l’armée chinoise, le Tibet est devenu un territoire placé sous surveillance constante ; après une révolte durement réprimée en 1959, le pays s’est transformé en une « région autonome », soit un nouvel ensemble administratif (créé en 1965), couvrant 1,2 million de kilomètres carrés et rassemblant plus de 5 millions d’habitants qui vénèrent l’autorité de leur chef spirituel, le Dalaï-lama dont le 14ème du nom, Tenzin Gyatso, gouverne depuis 1935. Le 1er juin 2006 à Bruxelles, ce dernier remettra à la Fondation Hergé le prix Lumière de la vérité 2006, l’un des plus prestigieux du mouvement tibétain International Campaign for Tibet (ICT), pour sa contribution significative à faire connaître le Tibet auprès du grand public.

Si Hergé évite soigneusement toute référence directe aux sombres évènements politiques, l’album reste pour beaucoup magnifié par son évocation courageuse du Tibet et peut-être plus encore à posteriori par les retrouvailles bien réelles entre Hergé et son ami Tchang-Tchong-Jen (1907 – 1998) en 1981, les deux hommes s’étant perdus de vue depuis la création commune de l’album « Le Lotus Bleu » en 1934 puis par la révolution chinoise de 1949.

Page 25 de l'album

Si la couverture de « Tintin au Tibet » reprend quasiment à l’identique (seul l’angle de vue varie) l’ultime case de la 25ème page de l’album, elle n’en demeure pas moins symptomatique du pouvoir de suggestion d’Hergé : en une seule image, voici résumé l’univers montagnard, le mystère et le risque de l’aventure, l’ouverture au monde non occidental et, comme nous l’avons signalé, finalement déjà l’émergence d’un nouveau genre qui serait la BDreportage (ce genre explosant plus concrètement au début des années 1990 avec la publication de « Palestine » de Joe Sacco en 1993), sinon une variante du carnet de voyage illustré. C’est aussi à cette image que beaucoup de créateurs, écrivains, journalistes ou dessinateurs rendront hommage à leur manière dans leurs propres Å“uvres : pour rester dans le champ de la bande dessinée, évoquons par exemple les deux planches proposées par Cosey en 1986 dans le Journal de Tintin, le même auteur figurant l’invasion du Tibet dans une autre illustration publiée dans l’ouvrage « Écho » (Daniel Maghen, 2007). Citons encore l’hommage de… Tibet, qui fut du reste censuré à l’époque par les éditions Moulinsart, ou celui rendu récemment par Derib dans la monographie publiée par les éditions Mosquito (« Derib, sous l’oeil de Jijé et Franquin », 2011). Enfin, évoquons deux visuels : celui, respectueux, de l’affiche (signée Exem) de l’exposition « L’aventure de la ligne claire », lors du Festival BD de Lausanne en septembre 2012, et celui, plus parodique, du roman « Saint-Tin au gibet » (Le Léopard démasqué, 2009).

Planche 1

Planche 2

" Tintin au Tibet occupé " par Cosey

Hommage de Tibet

Hommage par Derib

Affiche festival de BD de Lausanne (2012)

" Saint-Tin au gibet "

Aventure méticuleuse et ciselée, « Tintin au Tibet » est l’acte de foi d’Hergé, qui règle en quelque sorte ses comptes avec lui-même : entre Tintin et Tchang, tous deux sortis de leur propre adolescence, l’auteur place un miroir et se défausse sans doute de l’image trop lisse ou trop blanche longtemps cherchée au travers de son héros. Entre empreintes du passé et traces de l’avenir, enfin rendu à son humanité, Tintin emmène le lecteur à la recherche de cet Autre qui ne peut être, au-delà des sommets ou des horizons, que lui-même ou son propre auteur-géniteur.

Philippe TOMBLAINE

http://couverturedebd.over-blog.com/

« Les Aventures de Tintin » T20 (« Tintin au Tibet ») par Hergé
Éditions Casterman (10, 45 €) - ISBN : 2-203-00119-4

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6 réponses à « Les Aventures de Tintin » T20 (« Tintin au Tibet ») par Hergé

  1. Renaud045 dit :

    Je vais écrire une totale banalité, mais voilà peut être un des albums qui m’aurait fait le plus rêver étant petit… C’est mythique tout simplement. Pourquoi ? j’en sais rien….Mais c’est la magie de cet album. La couverture totalement épurée, l’histoire ? Mais bon…c’est comme cela.
    En passant encore une fois félicitations pour votre site, qui à l’instar du cochon, tout y est est bon !

  2. Gipo dit :

    Je suis surpris de ne pas voir « Le troisième oeil » de Lobsang Rampa, dans les livres qui ont inspirés Hergé.
    Publié en 1956 en Grande Bretagne puis en 1957 en France, ce fut un énorme phénomène d’édition (300.000 exemplaires) qui a mis le Tibet et le bouddhisme à la mode… jusqu’à ce qu’on s’aperçoive, quelques années plus tard, qu’il s’agissait d’un canular ésotérique.
    Entretemps, Hergé en avait fait le sujet de son nouvel album, prépublié en septembre 1958 et édité en 1960.
    Ceux qui l’ont lu ne peuvent douter qu’il ait été l’inspiration principale de « Tintin au Tibet », tellement les allusions sont nombreuses, à commencer par le prénom « Lobsang » que l’on retrouve dans l’album (mais aussi les enfants-moines qui jouent au cerf-volant, le moine qui lévite, le message astral, l’allusion au « Migou » je crois, etc…).

    http://books.google.fr/books?id=1-wQDK68ikgC&pg=PT179&lpg=PT179&dq=tintin+lobsang+rampa&source=bl&ots=wsBq6ns5O0&sig=-6bQr-gkjkRQ6N0J-Fp2KSCJTu0&hl=fr&sa=X&ei=JYXAUL_AGdGFhQf36ICYBw&ved=0CFoQ6AEwBw

  3. Philippe Tomblaine dit :

    Bonnes précisions !
    Mais je ne pouvais pas évoquer toutes les Å“uvres ayant inspiré Hergé et son équipe : citons en complément les réminiscences d’aventures antérieures (Temple du soleil, Ile noire, etc.), les films  » Horizons perdus  » de Franck Capra,  » The Mountain  » d’Edward Dmytryck,  » Les Dieux du Tibet  » de Paul Wegener, et outre l’ouvrage de fiction évoqué, les romans  » L’Enfant des neiges » (Fabrice Delphi) et  » La Neige en deuil » (Henri Troyat)

  4. Didier Quella-Guyot dit :

    Si vous voulez en savoir encore plus sur « Tintin au Tibet », je ne peux que vous renvoyer à mon étude « Etudier Tintin au Tibet » publiée au SCEREN (CRDP de Poitou-Charentes) en 2007 ( disponible sur http://www.labd-de-case-en-classe.fr).

  5. Vous m’avez donné envie de relire pour la énième fois cet excellent album, merci à vous!

  6. letourneux dit :

    Pour être un véritable ami de Hergé pour avoir la chance de détenir une planche originale inédite de Hergé de 1933, sans compter le reste constitué de multiples pièces plus rares les unes que les autres…. On en arriverait à dire qu’il y a des membres qui constituent un véritable faisceau de ramassi de tarés incultes qui se prennent pour des collectionneurs avertis parce qu’ils font des commentaires bêtes et stupides dans l’ensemble pour composer la substance de leur site ( http://www.forum-tintinophile.com ). Mais pire encore, lorsqu’il y a eu inscription sur le site, voyant un comportement condescendant et orgueilleux des imbéciles du site, vite il a fallu retirer le profil en raison du temps qui se perdait avec leur comportement d’une inclassable bêtise, imbu de leur bêtise innée pour leur site : http://www.forum-tintinophile.com , alors que commencait à être amener des propos très avancés sur certains aspects de la collection et le comportement de Tristan DEMERS qui a fait endosser à un faux dessin de Hergé la paternité de ce dernier dans son ouvrage Tintin et le Québec, Tintin et la révolution tranquille chez Hurtebise, de 2008. Le ridicule dessin de Tintin qui leche la tire en tirant une langue de vache, d’un grotesque hors du commun, est un crayonné realisé par Yves RODIER alors qu’il percevait l’aide sociale , en 1986, sous l’impulsion initiatique de Feu Real Filion, au 10365, rue Saint-Maurice, à Loretteville, à Quebec. Voilà qu’un triste ramassi d’imbéciles vient de faire perdre la divulgation d’oeuvres de Hergé non encore connues du public et qui risque de l’être encore longtemps, et pire, nul pièce detenue ne se verra se retrouver dans un musée en France et encore moins au Québec, ce à quoi il sera scrupuleusement veillé par disposition lègales. En ajoutant le fait qu’il est patent que les connaissances et la divulgation de l’image des plus importants objets de collection de Hergé au Québec qui auraient enrichi considérablement le bouquin de Demers ont été occultés, nous le savons pourquoi, – parce que le dessin de l’imposture ( Tintin à la langue de vache ) n’aurait jamais été mis de l’avant dans l’ouvrage de DEMERS en raison du fait qu’une certaine expertise aurait été exercée par la source de connaissance spécialisée qui a été contournée volontairement par Tristan DEMERS. Quelle tristesse.

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