Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« Papeete, 1914 » T1 & T2 (« Rouge Tahiti ») – (« Bleu horizon ») par Sébastien Morice et Didier Quella-Guyot
Parus successivement en octobre 2011 et novembre 2012, les deux albums qui composent le récit de « Papeete, 1914 » offrent aux lecteurs une magnifique histoire empreinte d’exotisme. Cet appel au voyage de fiction est pourtant basé sur un fait historique bien réel, celui de la défense de Tahiti aux débuts de la Première Guerre Mondiale. Entre paradis terrestre et sauvagerie humaine, les couvertures introduisent une intrigue à la fois policière et historique, qui sera aussi tour à tour guidée par le rêve ou le cauchemar…
Dans le premier album, un certain Simon Combaud débarque en août 1914 sur l’île principale de Tahiti. Il y découvre des métropolitains attirés par le cadre ensoleillé ou des vahinés accueillantes, dans une atmosphère déjà « saisie » par le peintre Paul Gauguin (1848 – 1903). Mais les militaires en poste sur l’archipel reçoivent des nouvelles alarmantes d’Europe : l’Allemagne aurait déclaré la guerre à l’Angleterre et la France. Le commandant Destremau entreprend d’organiser la défense de Tahiti avec ses faibles moyens logistiques et humains. Alors que la Grande Guerre approche de ce paradis sur Terre, les meurtres de vahinés se succèdent…
L’enquête policière à l’origine de ce diptyque, mêlée aux soubresauts de la grande histoire (et qui trouvera naturellement sa résolution dans le tome 2), débute en quelque sorte dès la couverture. Le 1er plat du tome 1 nous présente une scène quelque peu étrange, où les contrastes règnent…
Nous laisserons dans cet article une grande place aux réponses apportés par les auteurs eux-mêmes, le scénariste Didier Quella-Guyot étant aussi un grand habitué du site avec sa fameuse chronique hebdomadaire « BD Voyages » (voir http://bdzoom.com/bd-voyages/). Nous invitons par ailleurs les lecteurs à relire la chronique du tome 1 déjà mise en ligne sur le site (http://bdzoom.com/37772/bd-voyages/%C2%AB-papeete-1914-%C2%BB-t1-%C2%AB-rouge-tahiti-%C2%BB-par-sebastien-morice-et-didier-quella-guyot/).
La couverture du tome 1 nous montre le protagoniste principal (Simon Combaud), vêtu de noir (on songera au costume des détectives Dupont-Dupond chez Hergé), debout sur une plage de sable blanc, observant les mains dans les poches le corps allongé et dénudé d’une tahitienne. Une certaine ambiguïté graphique volontaire est instaurée sur les responsabilités de l’homme (est-il l’enquêteur, le témoin ou l’assassin ?) et sur la mort éventuelle de la jeune femme : la posture de son corps suggère un simple sommeil mais le paréo rouge, trempant dans l’eau de mer, évoque symboliquement le sang versé et donc le meurtre. En arrière-plan, de blancs oiseaux marins s’envolent le long d’une forêt de palmiers. Nous établirons instantanément par le biais de ce dernier détail une première transition graphique entre ce visuel du tome 1 et celui du tome 2 : toujours concernant l’ambiguïté du personnage allongé (et la notion associée de rencontre ou d’adieu), nous pourrons en effet y voir l’idée de la chute/mort annoncée, mais aussi, avec le détail symbolique du vol des oiseaux (une âme s’envole…), la présence mystérieuse et dérangeante d’un criminel. Sur la couverture du tome 2, un « oiseau » est abattu en croix, les ailes encore ouvertes…
Les auteurs se sont prêtés aimablement au jeu des questions-réponses pour compléter notre information : nous citerons d’abord un extrait de la longue interview effectuée par le dessinateur Sébastien Morice pour le numéro 29 du magazine On a marché sur la bulle (octobre 2012) :
Cette importance des couleurs, on la retrouve même dans les titres…
« L’histoire étant en deux tomes, Didier Quella-Guyot a insisté pour imposer ces sous-titres qui donnent à chacun des épisodes une tonalité chromatique, effectivement. Le premier s’appelle « Rouge Tahiti », le second, « Bleu horizon »… Cette dernière expression fut popularisée par les uniformes des tranchées. »
T’as-t-on dit que la couverture de « Papeete, 1914 » est aguicheuse ?
« On m’a fait vraiment beaucoup de compliments pour cette couverture. Comme toute couverture elle doit évoquer l’atmosphère du récit sans répéter des indications présentes dans le titre. Après diverses recherches et discussions notamment avec l’éditeur, on a opté pour cette vue intrigante et séduisante, à la fois. Mais l’histoire ne se résume évidemment pas à cette couverture sensuelle et policière. Par le biais du titre et du tampon de la poste, elle suggère quelque chose d’historique, à savoir cet épisode du 22 septembre 1914 largement méconnu, même des passionnés de la guerre de 14 ! N’empêche, c’est une couverture qui n’était pas gagnée d’avance et qui fonctionne très bien ! »
Nous poursuivons avec une interview inédite et dédiée à la présente analyse :
La couverture se présente graphiquement sous un aspect abîmé, vieilli et comporte un cachet postal très original : qui en a eu l’idée ?
Didier Quella-Guyot : « C’est le maquettiste de notre éditeur qui a fait cet effet « dégradé ». Le cachet postal est en fait utilisé dans ce récit par la jeune postière de l’île pour son journal intime. Du coup, on l’a généralisé pour marquer la chronologie, non pas pour rendre hommage à la Poste comme on me l’a demandé, mais parce que c’était original et très visuel (Sébastien a délicatement copié un vrai tampon). Et puis, plusieurs journaux intimes se croisent… Ne pas oublier non plus que le directeur de la poste, Henri Lemasson (présenté dans le dossier historique) était photographe et que certaines de ses photographies ont servi à des timbres (voir dans le dossier). »
Le titre, qui associe donc un lieu et une couleur, est-il une référence aux fameux titres des romans policiers (Mystère de la Chambre jaune et autre Étude en rouge) ?
Didier Quella-Guyot : « Non, il s’agit juste d’un jeu de contraste, avec une première couverture plutôt bleue pour ce titre rougeoyant (la symbolique du rouge est multiple) et un double sens pour le second (« Bleu Horizon ») évidemment (tout en contrastant encore avec le rouge de la couverture). »
Les couleurs bleu/blanc/rouge pour l’arrière-plan historique et « patriotique » ?
Sébastien Morice : « Effectivement j’ai joué avec le côté bleu, blanc, rouge qui colle bien avec cette évocation guerrière de 1914, mais ce n’était pas ce qui m’a conduit initialement vers ce choix de couleur. J’ai voulu une contradiction directe avec le titre par pure fantaisie d’artiste ! Et c’est ce qui m’a amené à cette ambiance bleutée.
Ensuite, la couleur rouge du paréo s’est imposée, d’une part pour se détacher du fond et d’autre part pour évoquer le sang. Lorsque l’on voit l’image de loin, le tissu peut d’abord passé pour une mare de sang… (On m’a d’ailleurs fait la remarque à plusieurs reprises).
Car dès le départ j’ai voulu jouer sur l’ambiguïté de ce personnage allongé. Est-elle morte ? Dort-elle ? Est-ce qu’elle attend lascivement le personnage en costume ? Ou bien celui-ci lui dit-il « au revoir » ?
Cette scène n’apparaît pas dans la BD mais elle est avant tout là pour questionner le lecteur, confronter deux cultures et de ce côté, je pense que nous avons bien réussi !
Le blanc de la plage est quant à lui avant tout là pour la « carte postale ». En effet, nous savions pertinemment que la plupart des plages tahitiennes sont noires mais cela était esthétiquement moins attrayant et allait en légère contradiction avec ce cliché de plage polynésienne que nous souhaitions immédiatement reconnaissable pour la plupart des lecteurs.»
Une symbolique religieuse (voire biblique ; le Paradis terrestre, Adam et Eve, la Chute, etc.) bien que très sensuelle : une double vision assumée ? Combaud a-t-il quelque part le rôle de l’œil divin ou de l’ange rédempteur ?
Didier Quella-Guyot : « C’est une évidence vu le thème. L’ile, « paradisiaque » au dire de tout le monde, un Eden (Combaud le dit dans le tome 1), un curé et son discours sur l’enfer, des robes missionnaires, etc. Et puis la guerre aussi c’est l’enfer, un enfer transporté dans ce petit paradis…
On ne parle effectivement pas assez de Combaud dans tout ça. Les beautés tahitiennes (femmes et décors) lui font de l’ombre ! Pourtant, c’est un personnage et un marqueur essentiel de la première couverture. Pour certains lecteurs, cet homme en noir, rigide, symbolise la mort ! Pour d’autres, il a un côté Charlot triste. Pour d’autres encore, il est « à l’évidence » un policier… Oui, la couverture échappe au dessinateur, mais rien de tout cela n’est faux finalement. Pour Combaud, les sonorités sourdes, lourdes, sont volontaires et en le notant, là , je m’aperçois qu’on peut penser à « tombeau » ! Ce n’est pas un personnage lumineux. Il agit dans l’ombre, en retrait, en spectateur (comme sur la couverture…).
Après les deux tomes de « Papeete, 1914 », on part avec lui au Brésil pour « Belém, 1915 » et il est aussi envisagé qu’on continue avec ce personnage ailleurs, lors d’une autre année (1916, 1917…). Ce ne sont pas les années qui manquent, ni les projets. Mais c’est un peu loin pour déjà se prononcer… »
Si la couverture du tome 1 marquait le lecteur par sa découverte d’un éden ravagé par le meurtre et la présence de la Guerre (la date « 1914 », figurant dans le cachet postal), celle du tome 2 marque à son tour par de nouveaux indices conduisant à une réinterprétation narrative : si la chute illustrée correspondra bien à une nouvelle tentative de meurtre, l’emploi des couleurs sépia et l’absence visuelle de certains éléments figurant sur le tome 1 (homme, oiseaux, mer, ciel et plage) conduira le lecteur à se poser la question de la temporalité. Seuls les habits portés et la couleur des fleurs de tiaré (rouge pour le tome 1, jaune pour le tome 2) placées dans les cheveux nous indiquent bien qu’il s’agit de deux victimes différentes, d’âges différents (on pourra lire « l’été » dans les couleurs du tome 1 et « l’automne » dans celles du tome 2) mais réunies par une courbe de temporalité assez courte (la date « 1914 » figurant aussi sur le cachet postal du tome 2).
Les deux instants forts saisis en couverture sont donc bien consécutifs : l’exclusion du personnage de Combaud suggère qu’il est devenu au fil de l’action à la fois l’intrus mais aussi un homme plus habitué des lieux, capable de se fondre dans le décor jusqu’à y disparaître.
Voici un aspect nécessaire à la résolution des crimes : il faudra comprendre pourquoi la rougeoyante Tahiti est ensanglantée pour parvenir, in fine de ce récit d’initiation (comme tout bon carnet de voyage ou roman d’aventure), à regagner le bleu maritime de l’horizon…
Philippe TOMBLAINE
http://couverturedebd.over-blog.com/
« Papeete, 1914 » T1 (« Rouge Tahiti ») et T2 (« Bleu horizon ») par Sébastien Morice et Didier Quella-Guyot
Éditions Emmanuel Proust (15, 00 €)
Tome 1 : ISBN : 978-2-84810-358-7
Tome 2 : ISBN : 978-2-84810-426-3