« Blake et Mortimer » T21 (« Le Serment des cinq lords ») par André Juillard et Yves Sente

Depuis la reprise de la mythique série, amorcée avec succès dès 1996, le duo composé par le scénariste Yves Sente et le dessinateur André Juillard aura déjà réalisé cinq albums dont ce nouveau « Serment des cinq lords ». À l’instar des autres « repreneurs » de l’univers instauré par E.P. Jacobs (disparu depuis 1987), les auteurs tentent de respecter les nombreux codes de la série : textes et pagination denses, précisions des décors, style ligne claire, rythme soutenu et mixte entre ambiances réalistes et science-fiction. Dans cet opus, Blake et Mortimer nous entraînent dans une aventure au suspense fiévreux, dans la lignée des meilleurs romans policiers anglo-saxons, sur les pas de Conan Doyle et d’Agatha Christie… Et la couverture n’est pas en reste de mystères !

L’intrigue débute en 1919, avec le vol à la gare de Reading (ouest londonien) de la valise du colonel Thomas Lawrence, plus connu sous le surnom de « Lawrence d’Arabie » (voir le film de David Lean en 1962). « Le Prince blanc des Arabes » préparait un livre trop subversif aux yeux du responsable du M.I.5, le contre-espionnage britannique. Il s’agit du fameux ouvrage « Les Sept piliers de la sagesse », réellement perdu en 1919 et qui sera finalement publié en 1922 (puis de manière posthume après 1935), après de longs remaniements du texte par son auteur.
En 1954, à l’Ashmolean Museum d’Oxford, un mystérieux cambrioleur masqué dérobe des objets archéologiques symboliques : invité par hasard sur place pour donner des cours, le professeur Mortimer, se lance dans l’enquête tandis qu’au même moment, Francis Blake apprend la mort suspecte de certains de ses amis…

Encrage original par A. Juillard

Affiche de Lawrence d'Arabie (David Lean, 1962)

Le 1er plat de couverture (album dans sa version classique) du « Serment des cinq lords » imaginé par André Juillard est somptueusement intriguant, et semblera pour le coup exiger une méthodologie déductive digne d’un roman policier : c’est tout d’abord dans la peau d’un observateur – à la fois externe et omniscient vis-à-vis de l’action qui se déroule – que nous pouvons observer nos héros dans une posture assez peu courante, puisque ceux-ci, « glissés » au second plan, semblent eux-mêmes observés et menacés par une mystérieuse silhouette fantomatique et habillée de blanc. Blake et Mortimer, mains dans les poches ou bras croisés, regardent vers la droite, hors-champ, semblant attendre ou guetter un quelconque personnage.
Cette mise en abyme évidente de trois jeux de regards successifs (lecteur/cambrioleur, cambrioleur/héros et héros/hors-champ) nous guidera vers l’importance des effets de renvois présents sur cette couverture, où tout est suggéré de manière oblique, labyrinthique, chaque élément semblant vouloir échapper à toute focalisation.

Il faudra une profonde réflexion aux lecteurs pour définir un lien probable entre les colonnes placées en couverture et les « Sept Piliers de la sagesse » (cinq lords et 2 héros… ou deux piliers) et donc établir une nouvelle connivence entre des auteurs, maîtres de leur art, une intrigue « so british », un visuel hors normes et un public féru d’énigmes autant visuelles que narratives.

Visuel de Couverture pour " Les Sept piliers de la sagesse " (texte intégral, éditions Phébus, 2009)

L’aspect le plus dérangeant, pour nombre de lecteurs habitués des schémas traditionnels, consiste en la figuration de dos des personnages principaux. Cette présentation non conventionnelle n’est pourtant plus un sacrilège depuis longtemps, même si la bande dessinée – comme les affiches de film – a longtemps adopté une position intermédiaire : diagonale ou plongée digne de la 3d isométrique des jeux vidéo plutôt que véritable posture arrière. Des affiches de film telles celles d’ « Impitoyable » (C. Eastwood, 1992), puis celles d’ « Un long dimanche de fiançailles » (J. P. Jeunet, 2004) ou de « La Môme » (O. Dahan, 2007) ont illustré le motif de la noirceur avec vigueur, le coté symbolique du « personnage torturé » étant renforcé par le fait de ne pas voir son visage de face et en pleine lumière.

Dans cette couverture, nous l’avons dit, chaque élément a comme renvoi son reflet inversé : la nuit s’oppose à la neige, la dualité des héros est confrontée à l’unicité de l’intriguant masqué et les colonnades architecturales (symbole du passé et de l’Histoire Antique et archéologique) s’étirent face au temps présent, semblant donc inconsciemment peser sur l’intrigue. L’épée de Damoclès que constitue obsessionnellement la présence physique du titre (au dessus des personnages) est par ailleurs une idée déjà présente toute entière dans le mot de « serment ». Dans la saga « Blake et Mortimer », il s’agit donc de renouveler le visuel tout en préservant les marques (… « jaune » !) des albums précédents. Constatons ainsi que la couverture de l’un des tomes précédents (« La Malédiction des trente deniers » T1, par Jean Van Hamme et René Sterne) représentait aussi Mortimer de dos, sous un titre ayant la même structure narrative que celui de ce 21ème album.

Visuel du 4ème plat

Couverture (version strip)

A l’inverse, Juillard choisit une galerie de personnages digne du roman policier anglais pour la couverture au format allongé du dernier album. Ce visuel est aussi plus en adéquation avec une intrigue partiellement archéologique, reposant sur le motif du personnage de Thomas Lawrence. Dans une ambiance digne du célèbre jeu Cluedo, où chacun des protagonistes est un suspect potentiel, se remémorer un passé devenu légendaire et objet muséographique (la vitrine au centre de la composition) est l’enjeu principal. Nombre de recherches graphiques et de projets de couvertures de Juillard attestent de cette première orientation : constatons, sur la couverture finalisée de l’album traditionnel, que les « cinq lords » sont absents ainsi que toute référence directe à Lawrence. De même, la pose plus dynamique des héros et l’effet atmosphérique lié à une neige en train de tomber ont été délaissés au profit d’une phase réflexive : Mortimer (le véritable enquêteur) est songeur ou attentif sur chacun des deux visuels. Sur l’un des projets de couverture, seule la mise en avant – discrète mais inhabituelle – du profil de Blake (dans le cartouche attenant au titre) pouvait laisser deviner une intrigue mettant ce personnage un peu plus au cÅ“ur des événements.

Différents projets de couverture (encrage et mise en couleurs)

Ce qui dérange dans cette couverture peu habituelle, c’est finalement une composition qui heurte par tous ses aspects le « spectateur » de la scène : c’est pourtant logiquement le renvoi à l’arrière-plan des héros, plongés dans leurs pensées/observations, qui doit nous interroger sur le rôle et la position du « lecteur » ; au cÅ“ur du récit policier ou fantastique (l’intrus ayant tout d’un fantôme blanc, émule anglais d’un Belphégor du Louvre !), nous devenons enquêteur et en position privilégiée… Mais sans pouvoir agir. De la même manière, le socle des colonnes (l’une porte le nombre romain MMXII soit… 2012 !) disparaît insensiblement sous la neige, dans une évocation voilée du danger qui vient insensiblement entourer nos deux héros et menace de les engloutir. A l’instar de la blancheur neigeuse de la couverture d’Hergé pour son « Tintin au Tibet », nous sommes ici confrontés par définition au domaine introspectif : en observant la couverture, et donc les héros, il s’agit effectivement par bien des aspects de « se regarder soi-même », au profit d’une meilleure connaissance des choses.

Version alternative de la couverture

Dans ce champ clos visuel offert par la couverture, la seule échappatoire se trouve peut-être du coté des fenêtres. Deux sont allumées, de manière distincte et accessible (rez-de-chaussée) du côté de Blake et Mortimer. Il en va autrement du côté du suspect masqué : une fenêtre haute, cernée par les ténèbres et composée en ogive, comme si la modernité et la clairvoyance de nos deux héros allaient devoir affronter un mystère venu du fond des âges…

Philippe TOMBLAINE
http://couverturedebd.over-blog.com/

« Blake et Mortimer » T21 (« Le Serment des cinq lords ») par André Juillard et Yves Sente

Éditions Blake et Mortimer :
Version classique (15, 25 €) – ISBN : 978-2-87097-164-2
Version strips à l’italienne (19,99 €) – ISBN : 978-2870971871

Galerie

3 réponses à « Blake et Mortimer » T21 (« Le Serment des cinq lords ») par André Juillard et Yves Sente

  1. Jean-Pierre dit :

    Je doit dire que j’ai été bluffé.
    Autant les précédents B&M de Yves Sente et André Juillard ne m’avait pas laissé un souvenir impérissable, autant cet opus m’a passionné de bout en bout avec beaucoup de rythme et un dénouement auquel on ne s’attend pas forcément.
    Très bon épisode dans la veine du très bon « L’affaire Francis Blake ».

    Jean-Pierre

  2. Pickman dit :

    Cette couverture m’a aussi « bluffé » la première fois que je l’ai vue et cela m’a donné de suite l’envie de lire cet épisode (pas encore fait à ce jour); pour moi une des meilleures couvertures de ces dernières années. Et après avoir découvert l’encrage original ci-dessus (merci beaucoup), je trouve (presque) dommage d’avoir ajouté des couleurs tant cet encrage apporte de puissance et de mystère. Chapeau bas Mr Juillard !

  3. Estonius dit :

    Ça commence plutôt bien, des vols mystérieux, des crimes inexpliqués, une ambiance de mystère. Pourvu que ça dure ! Et bien, non, ça ne dure pas.  Les idioties et les invraisemblances ne tardent pas à arriver : Mortimer qui est bien évidemment plus malin que la police, laquelle police se dessaisit pratiquement de l’affaire au profit de Blake sans en référer à qui que ce soit.). Ensuite les vols et les meurtres continuent, Blake et Mortimer enquêtent chacun de leur coté, on a droit alors à toute une série fausses pistes dignes des plus mauvais polars (la cigarette oubliée, la lettre de menace sur du papier à en-tête). Ça commence à devenir très compliqué et voilà qu’on nous impose un long et inintéressant flash back raconté par Blake. On ne sait plus où on en est ! Arrive enfin le dénouement. On sait qui c’est l’assassin, mais à ce stade on s’en fout complètement, d’autant que son mobile n’est pas clair du tout (il ne l’est même pas pour le scénariste, alors vous pensez !).
    Sinon le graphisme est correct mais sans plus, pas de décors somptueux (on est loin de la Marque jaune ou de SOS météores), pas d’Olrik (tant mieux), une légère critique de l’impérialisme britannique et de ses services secrets (mieux vaux tard que jamais) et un personnage féminin qui a oublié sa poitrine à la cantine. (comme dans les comics de 1950). Certes on a connu pire, n’empêche que c’est très mauvais.

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