« Le Nao de Brown » par Glyn Dillon

« Le Nao de Brown » est une œuvre troublante, perturbante, voire dérangeante. Derrière son apparence classique portée par de jolies aquarelles réalistes se cache un monstre mental, un délire inquiétant que l’auteur explore avec nuance. Un comic atypique, surprenant, qui happe le lecteur dans une spirale flirtant avec la folie. Du « Nao de Brown », Andreas a récemment dit que c’était la meilleure bande dessinée qu’il avait lue depuis dix ans.

Nao Brown est une jeune femme anglo-japonaise vivant à Londres. Elle est illustratrice et aimerait percer dans le design de jouets, travaillant à temps partiel dans la boutique d’art toys d’un ami. Elle suit des cours de méditation dans un centre zen et rêve de rencontrer le vrai amour. Jusqu’ici, tout va bien. Mais Nao a une faille intérieure, une blessure, un gouffre qui vient bouleverser violemment son quotidien, mettant à mal ce qu’elle essaye de construire dans sa vie. Elle est en effet sujette à une sorte de TOC morbide obsessionnel qui l’envahit sans crier gare et la tourmente jusqu’à la déraison : de violentes visions l’assaillent, transformant la gentille Nao en meurtrière compulsive. Dans son monde intérieur, face à certaines situations, ce fantasme de violence et de froid assassinat la submerge au point de la faire tressaillir et douter d’elle-même : qui est-elle ? Une gentille jeune femme, ou un monstre de cruauté ? Pourquoi son esprit s’emballe dans cette direction, la poussant vers le mal alors qu’elle crée et médite dans une attitude positive, constructive ? Est-elle son pire ennemi, détruisant ce qu’elle tente de construire, ou bien est-ce encore plus grave ? Est-elle folle, ou sont-ce seulement des accès névrotiques communs à tout un chacun ? Nous sommes tous à un moment ou à un autre traversés par de mauvaises pensées. Le problème, c’est que les mauvaises pensées de Nao vont bien plus loin que la simple réaction négative : ils sont de purs cauchemars assassins, terrifiants, malsains, très très perturbants. Dès les premières planches, Glyn Dillon nous plonge sans ménagement dans cette psyché désordonnée et horrifiante, ne laissant au lecteur d’autre choix que de regarder nos dysfonctionnements en face, aussi terribles soient-ils. Un malaise certain s’installe, contrebalancé par une expression du réel et du quotidien qui s’avère juste, sensible, drôle, poignante. La manière dont Dillon tisse des passerelles entre la dureté de la folie intérieure de l’héroïne et la routine aigre-douce de son quotidien engendre une ambiance très spéciale, faisant du « Nao de Brown » l’un des comics les plus étonnants que j’ai lus depuis longtemps.

 

Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’auteur ne nous ménage pas avec cette œuvre, nous obligeant à tenir compte de la part de cet inconnu dérangeant qui existe en chacun de nous, cette frontière entre notre lucidité, notre morale, et nos pulsions archaïques. Ces délires violents sont assez récurrents, dans la vie de Nao, la mettant en position de faiblesse absolue et la questionnant sur son équilibre mental. On dit d’elle qu’elle est charmante et gentille alors qu’elle se sent comme un monstre, une personne néfaste et dangereuse, paniquée à l’idée de passer un jour à l’acte. Cette histoire aurait pu tomber dans la caricature, ou rejoindre certains comics « à la Vertigo ». Mais Glyn Dillon est si talentueux et s’est tellement impliqué dans ce projet que « Le Nao de Brown » apparaît comme inclassable, s’éloignant de tout genre, de toute définition. C’est si original et personnel qu’on sait en lisant cette œuvre que cette lecture ne ressemble pas aux autres, qu’elle sollicite en nous des choses qui ne sont pas habituellement mises en branle. Une expérience un peu nouvelle, mais avant tout la découverte d’un véritable travail d’auteur, d’un univers à part. Andreas ne s’y est pas trompé, et on peut lui faire confiance.

On n’oublie pas de sitôt la lecture de cette œuvre ; elle est tout sauf anodine. Elle marque. La justesse et la sensibilité avec lesquelles Glyn Dillon a construit et exécuté cette œuvre y sont pour beaucoup dans l’impact produit, dressant un portrait de jeune femme réaliste et touchant. Au fur et à mesure que l’on avance dans le récit, Nao est de plus en plus incarnée dans le dessin ; on sent que l’auteur aime son personnage, qu’il la connaît, comme si elle faisait partie de son entourage, et c’est contagieux puisque cette Nao, on a tous l’impression de la connaître. Dillon a réussi à instaurer une telle véridicité de propos, de situation, de psychologie des personnages, qu’on parcourt à livre ouvert toutes les strates plus ou moins enfouies ou établies de notre nature humaine ; une acuité troublante et remarquable qui implique le lecteur malgré lui.

 

Lorsque j’ai feuilleté cet album pour la première fois, j’ai tout de suite été séduit par le traité à l’aquarelle de l’auteur (c’est superbe !), mais je ne savais vraiment pas à quoi m’attendre, et étais loin de me douter que je serai autant frappé par l’originalité de cette œuvre. Dillon nous bouscule, mais avec cœur, sans s’interdire pour autant d’aller tout au fond des choses, même si elles sont horribles. La douceur de l’aquarelle est donc ici trompeuse, participant au processus réaliste de l’histoire pour mieux nous piéger. Nous naviguons entre art toys, culture manga, méditation zen, machine à laver, sumi-e, alcool et rencontre amoureuse : un drôle de mélange où tous ces éléments semblent se faire écho. À travers la double origine de l’héroïne, Dillon dresse aussi un beau portrait à la croisée de l’Angleterre et du Japon, dans le fond comme dans la forme, puisqu’il est impossible de ne pas voir dans ce contraste entre quotidien routinier et ultra violence fantasmée une expression de la culture japonaise où la cruauté et la peur tiennent une place de choix, comme en témoignent des œuvres d’auteurs tels que Maruo. La douce et mythique aquarelle anglaise, elle, accompagne ces contrastes plus qu’elle ne les tempère.

Facette supplémentaire de cette œuvre décidément passionnante sur tous les fronts, de courts épisodes d’un conte fantastique sont insérés régulièrement entre les pages du récit principal, dans un traité graphique fondamentalement différent. L’occasion pour Glyn Dillon d’affirmer les différentes cordes esthétiques de son art. Pour illustrer ce conte de Pictor, l’enfant-arbre, Dillon a réalisé de sublimes images dans un style plus « comics » (mais révélant aussi l’influence de Moebius, qu’il admire sans fin), encrées à la perfection et bénéficiant d’une très belle mise en couleurs : c’est tout simplement sublime, déroutant, l’auteur ajoutant une couche de délire supplémentaire à son récit en nous entraînant dans des contrées de l’imaginaire où le conte initiatique se transforme petit à petit en histoire de science-fiction très oppressante.

 

L’ensemble de ces processus narratifs et artistiques fait du « Nao de Brown » une œuvre d’exception, un laboratoire inventif sans être ostentatoire, traversé par une histoire qui ne cesse de surprendre, jusqu’aux scènes finales nous ramenant à des réalités très dures, et des espoirs un peu décalés. Notons que les éditions Akileos ont fait un travail remarquable sur cet album qui est aussi un beau livre. Au verso de la jaquette est imprimée la « carte mentale » de Nao, dans la grande tradition de l’heroic fantasy, flirtant avec un style à la Chaland. Le cercle dessiné à l’encre par Nao dans l’histoire est gaufré dans la couverture blanche et sobre de l’ouvrage. Les tranches des pages sont rouges, en écho aux pages de garde. Bref, non seulement « Le Nao de Brown » est un chef-d’œuvre, mais la fabrication du livre a elle-même été envisagée de manière très esthétique, et c’est une réussite. Que demander de plus ? À découvrir instamment.

 

Cecil McKINLEY

« Le Nao de Brown » par Glyn Dillon Éditions Akileos (25,00€) – ISBN : 978-2-35574-116-6

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