« La Foire aux gangsters » par André Franquin et Jidéhem

Spirou, le héros emblématique des éditions Dupuis, aura 75 ans en 2013 : la célébration du personnage, initié par Rob-Vel en avril 1938 (de pair avec la fondation du journal homonyme), s’accompagnera comme il se doit l’an prochain d’un très grand nombre de publications (nouveaux albums dont le 53ème de la série : « Dans les griffes de la Vipère » par Vehlmann et Yoann), intégrales et monographies diverses) sur lesquelles nous reviendrons dans de futurs articles.

En avril 2012 était parue dans la collection Dupuis Patrimoine une réédition remarquée de « Bravo les Brothers » : cette courte aventure signée Franquin était offerte aux lecteurs dans une version recolorisée, augmentée de dessins inédits et intelligemment commentée planche à planche par José-Louis Bocquet et Serge Honorez. En octobre 2012, c’est au tour de « La Foire aux gangsters » d’être proposée sur le même principe, ce qui nous permet de nous pencher sur une couverture fort intrigante…

Dans « La Foire aux gangsters », nous retrouvons Spirou et Fantasio initiés au judo par le mystérieux Soto Kiki, chargé de protéger – en vain – le bébé d’un riche américain. Nos héros se retrouvent embarqués malgré eux dans une affaire de kidnapping, qui va entraîner Spirou jusque dans les coulisses d’une fête foraine. En pleine filature de suspects, il tombera par hasard sur… Gaston Lagaffe !

1ère page de Spirou n° 1034 (6 février 1958)

Page 43 de l'album " Le Nid des Marsupilamis " (Dupuis, 1960)

Il faut se souvenir que cette aventure, réalisée en 1958 (avec la participation de Jidéhem pour certains décors et véhicules), fut initialement publiée à la suite du « Nid des Marsupilamis » dans sa version album en 1960 : on retrouvait en effet dans ces deux aventures quelques thèmes chers à Franquin, comme par exemple la fête foraine, l’enfance et la paternité. Spip est de la partie, le Marsupilami fait une apparition, et bien sûr Gaston, en guest-star, remplit à merveille son rôle de gaffeur (le personnage est alors une fraiche invention de Franquin, depuis 1957).

Affiche de " The Killing " (L'Ultime Razzia) - S. Kubrick - 1956

Ce qui frappe l’imaginaire du jeune lecteur avec la présente aventure, c’est à la fois son titre et une fin dont la violence sera censurée pour de longues décennies lors du passage en album. Le titre « La Foire aux gangsters » laisse augurer d’un genre alors à son apogée : le polar, genre lui-même issu du roman noir. Dans les années 1950, le public dévore les romans publiés dans la fameuse collection La Série noire  (publiée par Gallimard depuis 1945 ; le nom de la collection est de Jacques Prévert) : s’y illustrent initialement des auteurs anglo-saxons prestigieux tels Raymond Chandler, Dashiell Hammett ou Ian Fleming (« Les Diamants sont éternels » en 1957), puis vient le succès des romanciers français comme Albert Simonin avec son « Touchez pas au grisbi ! » dès 1953 ou Auguste Le Breton en 1954 (« Razzia sur la chnouf », adaptée en film par Henri Decoin en 1955). Le cinéma n’est pas en reste avec des chefs d’œuvre comme « Quand la ville dort » (John Huston, 1950), « La Nuit du chasseur » (Charles Laughton, 1955) « L’Ultime Razzia » (Stanley Kubrick, 1956) ou « Sueurs froides » (Alfred Hitchcock, 1958). N’oublions pas non plus la bande dessinée avec le remarqué détective « Gil Jourdan », création de Maurice Tillieux pour le journal Spirou en septembre 1956.

Visuel du recueil Spirou n°66

Extrait du journal Spirou n° 1042 (3 avril 1958) - page 2, cases 6 à 10

Dans cette atmosphère propice au crime et aux enquêteurs de tous ordres, voici qu’entre en scène Spirou : à voir le dessin de couverture, il y entre de curieuse manière car – outre le bruyant bébé transporté dans son « panier-couffin » – notre héros semble en fait vouloir quitter les lieux au plus vite, en allant de la lumière vers l’ombre et l’obscurité. L’illustration choisie par l’éditeur provient d’un dessin de Franquin venu initialement illustrer la couverture de l’album Spirou n° 66 (compilation d’un an du journal, parue en mars 1958). Ce dessin est lui-même une savante déclinaison d’une des cases-clés du récit (voir illustration de cet article), avec nombre de différences. En redescendant les marches de la roulotte foraine, Spirou cherche à échapper à un « milieu » qui n’est plus le sien (on pourrait concevoir Spirou, de rouge vêtu, comme un « centre » visuel digne d’un numéro présenté sous le chapiteau-couverture) ; sur la roulotte, on distingue les premières lettres du mot « boxe » (boxing), qui amène au champ lexical du cirque et du ring mais aussi du combat et du conflit (la foire d’empoigne), ces deux termes étant déjà associés avec le titre « la Foire aux gangsters », qui renverra lui-même doublement à la pègre et au petit monde bruxellois (la Foire du Midi bruxelloise est alors la source d’inspiration de l’auteur). Il est par ailleurs intéressant de remarquer que la ville (en arrière-plan), la nuit, les pavés et les diverses couleurs employées (rouge, jaune, blanc, noir et bleu) magnifient de nouveau le cadre du genre Policier.

Encrage original de Franquin.

Dans ce visuel où Spirou progresse vers la gauche, à contrario de son ordinaire, c’est le lecteur qui est mis à la place du témoin, de celui qui vient remarquer et surprendre ce qu’il n’aurait jamais dû voir : voila bien le rôle d’une couverture policière de nous placer dans la peau du détective ! On remarquera alors les produits de nettoyage laissés à l’avant-plan (il ne faut laisser aucune trace…), les étoiles sur le plot d’un quelconque dompteur ou équilibriste (symbole d’énergie positive, placé du coté du héros-star) et surtout le mot « voyant(e) » venant heurter le parcours de Spirou : dans ce conflit freudien (Spirou représente clairement Franquin dans sa récente gestion de la paternité, y compris celle de la genèse de ce récit), qui devinera l’avenir de l’enfant porté vers un destin déjà compliqué ? Spirou semble avoir fait le choix de la vie, en ramenant l’enfant au grand air (il sort de la roulotte tel un nouvel enfantement), lui permettant d’exprimer ses émotions mais de mettre en péril le héros sans le vouloir.
On se souviendra de scènes quelques peu analogues dans la Bible (Moïse laissé par sa mère dans un panier dérivant sur le Nil pour échapper au massacre des nouveau-nés mâles programmé par Pharaon) et dans le conte « Blanche-Neige » des frères Grimm (ou l’héroïne n’est pas tuée à l’aube de sa vie par le chasseur qui l’abandonne dans la forêt). Spirou accomplit en vérité ici le chemin inverse de celui montré dans le dessin réalisé pour l’en-tête de la version album en 1960 (en remplacement du bandeau-titre du journal, voir visuels ci-dessus), où l’on pouvait observer Spirou et l’écureuil Spip s’avancer précautionneusement vers la porte de la roulotte.

Le dessin de Franquin a ceci de remarquable qu’il éclaire son récit sous un autre angle que celui du polar ou de l’aventure : il ouvre à tous les possibles, à l’instar d’une foire où la surprise (liée à l’enfance) est omniprésente, mais où le danger (lié au monde adulte) est redevenu une terrible réalité du quotidien. Sous des aspects anodins, le visuel selon Franquin est l’un de ceux où l’on s’inquiète le plus pour un héros, espiègle Spirou initial devenu un personnage humanisé, ayant dépassé le cap adolescent et tenant littéralement une vie entre ses mains…

Philippe TOMBLAINE
http://couverturedebd.over-blog.com/

« La Foire aux gangsters » par André Franquin et Jidéhem
Éditions Dupuis (24, 00 €) – ISBN : 978-2800155715

Galerie

5 réponses à « La Foire aux gangsters » par André Franquin et Jidéhem

  1. Alexandre dit :

    Cette nouvelle publication des courts récits de Spirou me ravi d’autant plus que cela correspond à ma période préférée chez Franquin. Et la forme vraiment luxueuse ainsi que la remise en couleurs et les textes qui les accompagnent sublime le travail de fond. Bref, je m’en délecte !

  2. Tomblaine dit :

    Les suivants dans cette même riche collection sont déjà programmés :
    « La peur au bout du fil »,
    « Les petits formats »,
    et « Vacances sans histoires ».

    La preuve en est que réaliser un travail d’analyse et d’approfondissement autour d’un album, qu’il s’agisse d’un « grand classique » ou d’un album plus récent, intéresse AUSSI les lecteurs…

  3. Est-ce que tous les visuels sur cette page, ici, viennent de ce nouvel album « Foire aux Gangsters »?
    Est-ce que, comme les « Brothers » cet album reprend aussi les planches originales, telles quelles, en noir & blanc, repentis, corrections, traces de rayons, etc?
    Je viens de relire cette histoire dans les fasicules du journal de l’époque, et, à part quelques fautes d’imprimerie maladroites et excusables, ça parait bien aléatoire d’en refaire les couleurs avec succès et/ou fidélité. Les vues du côté public de la foire, notamment, pleines de couleurs pétantes, bien que ce soit la nuit, sont d’une luminosité et d’une justesse renversantes. C’est difficile de comprendre comment Franquin et les chromistes du journal ont réussi à faire ça. Je suis bien curieux du re-coloriage, à ce niveau, notamment… On voit bien dans l’exemple ici de la page 1, comme le coloriage original est plus « original » (oui!), inventif, réaliste et harmonieux!

  4. Philippe Tomblaine dit :

    Pas tous puisque certains visuels sont des documents personnels. Cet album reprend effectivement toutes les planches initiales de Franquin en noir & blanc, avec tous les correctifs ou indications laissées au crayon par l’auteur.

    Les couleurs proposées par Jannin sont quant à elles un mixte savant entre mise au gout du jour, simplification de la lecture (par le repérage visuel rendu plus évident de certains éléments de la case) et respect des recherches chromatiques initiales, parfois « bousculées » par les techniques d’impression des années 1950. Il ne s’agit donc pas d’opposer la nouvelle mise en couleurs à l’ancienne mais de voir en quoi elle est – ou non ! – pertinente dans le cas de CE récit qui demeure un polar marqué par ses fortes scènes d’ambiance.

    • Merci de ces réjouissantes précisions, cher Philippe.
      Par contre, si La Foire aux Gangsters est un « polar », la Ronde de Nuit de Rembrandt est une publicité pour les lampes-de-poche…
      Comme dans beaucoup de grandes, grandes oeuvres, il y a énormément de choses dans cette histoire, et principalement sous la surface et derrière les apparences. Notamment un profond humanisme et un sacré exercice de dessin sans filet… (Plus tout ce qui est trop subtil ou trop compliqué à décrirepour mes faibles capacités de rédaction, sorry).
      L’aspect histoire-de-gangsters-suspense n’est que la brillante enveloppe de tout ce microcosme d’énergie créatrice et de visions exaltantes et réconfortantes…
      Mais bon, ton formidable article nous en aura déjà convaincu. Merci!

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