« Creepy » T1 et « Eerie » T1 par Archie Goodwin & co

Voici une réédition que nous étions un certain nombre à attendre, l’écume aux lèvres, depuis des lustres… Non, vous ne rêvez pas, mes chères goules ! L’abominable Oncle Creepy et l’horrible Cousin Eerie redébarquent en France et en force, cette fois-ci pour de beaux albums anthologiques proposant le meilleur de ces deux titres mythiques. 5 volumes respectifs sont prévus pour Creepy et Eerie, et la qualité des deux premiers volumes qui viennent de sortir ne nous présage que du bonheur ! Un immense bravo à Delirium, donc, pour cet acte éditorial s’avérant aussi patrimonial qu’indispensable. Chapeau !

Il est bon de constater que l’essor contemporain des comics en France – moindre que la vague manga qui a déferlé il y a quelque temps mais s’installant néanmoins avec force dans le paysage éditorial – ne débouche pas que sur du mainstream. Éditer « Batman » ou « Spider-Man », c’est bien, j’adore, mais éditer « Cerebus », « Blazing Combat », « Strangers in Paradise », « Signal to Noise » ou « Terry et les Pirates », c’est donner la possibilité aux lecteurs français d’accéder à d’autres strates historiques et artistiques qui permettent de prendre réellement en compte la richesse et l’ampleur de la bande dessinée anglophone… Et force est de constater que ce sont les « petits éditeurs » qui s’y collent, une fois de plus… Ainsi, Les Rêveurs amorcent cet automne la réédition de « Krazy Kat » (yaouh !!!). On parle souvent de l’Âge d’Or avec ses grands classiques, ses premiers super-héros, et de l’Âge d’Argent avec le revival desdits super-héros et l’avènement de l’underground, mais les fans de comics n’auront pas oublié que dans les années 50 et 60, au-delà des géniaux « Peanuts » ou « B.C. », apparut une bande dessinée populaire, provocante, décomplexée et décalée, tout en maintenant une vraie qualité de propos : les EC Comics et les publication Warren. À dix années d’intervalle, ces deux institutions de la série B où naquirent nombre de futurs grands artistes des comics pervertirent délicieusement les lecteurs par leurs récits politiquement très incorrects. Il n’est pas étonnant de retrouver certains artistes d’EC Comics dans les publications Warren, car ces dernières s’inscrivirent résolument dans la lignée des premiers. De courts récits d’horreur, de guerre, de SF, de fantastique en noir et blanc, parfois présentés par un « hôte » fictif : chez EC Comics il y avait eu le fameux Gardien de la Crypte, avec Warren il y aura les ineffables Oncle Creepy et Cousin Eerie.

 

Moins cyniques et « sophistiqués » que les EC Comics, les titres Warren partagèrent néanmoins avec ces derniers cet esprit si particulier où un humour grinçant et des situations rocambolesques critiquaient ouvertement – mais en creux – l’hypocrisie et la violence de la société, sans jamais perdre de vue la qualité graphique à proposer aux lecteurs. Les EC Comics et les publications Warren – à l’instar des films de la Hammer ou de Roger Corman – apparaissent maintenant et plus que jamais comme l’inverse d’une sous-culture, et doivent être appréhendés comme d’incroyables lieux de liberté de création où de grands artistes en devenir purent faire « autre chose » que ce que le carcan de la norme voulait imposer en termes de culture acceptable. Comme le rappelle à juste titre Christophe Gans dans sa préface du « Creepy » volume 1, les publications Warren eurent moins de problèmes que les EC Comics avec la censure car le temps du maccarthysme et du Dr Wertham semblait révolu par la force des choses (l’ennemi ne venant plus de l’intérieur mais de l’extérieur avec le Vietnam). Le format magazine en noir et blanc de Creepy, Eerie puis Vampirella, fort différent de celui des comics en couleurs, permit aussi aux publications de Jim Warren d’échapper aux foudres du Comics Code Authority. De plus, Warren avait déjà un magazine décalé à son actif avec Famous Monsters of Filmland où vampires, monstres et autres loups-garous du cinéma de l’Âge d’Or étaient à l’honneur. Quoi qu’il en soit, si en 1955 l’empire Gaines s’écroula face à la censure, en 1964 Jim Warren remit le couvert et vengea ses inspirateurs en réussissant à diffuser « l’esprit EC » jusqu’au début des années 80, bénéficiant de l’air du temps qui annonçait bien des révolutions culturelles à venir. Le résultat est là : si EC Comics puis Warren Publishing n’avaient pas existé, c’est tout un pan de notre imaginaire et de l’histoire des comics qui en aurait été changé, leurs productions influençant de nombreux scénaristes et dessinateurs, mais aussi écrivains, cinéastes, artistes et auteurs les plus divers.

 

C’est bien en cela que cette réédition chez Delirium est si importante, tout comme ce que fait l’éditeur Akileos : à eux deux, ils redonnent une existence et une légitimité à ces productions si mésestimées par l’intelligentsia en place mais si importantes dans l’histoire du 9e art… En rééditant les titres d’EC Comics et de Warren Publishing, Akileos et Delirium viennent d’entamer un travail éditorial courageux et nécessaire, comblant une lacune incompréhensible et cruelle pour beaucoup. Certes, comme le rappelle l’incontournable Bernard Joubert dans sa postface du « Creepy » volume 1, Publicness publia bien Creepy, Eerie et Vampirella à partir de 1969 en France, et Fershid Bharucha tenta de les réanimer neuf ans plus tard, mais cette fois-ci ce fut la censure française qui sévit et fit arrêter ces tentatives libertaires. Aujourd’hui les temps ont changé, on découpe allègrement les gens à la machette dans le petit écran aux heures de grande écoute, donc la vue de quelques scènes horrifiques somme toute bénignes n’enclenche plus de raz-de-marée dans les chaumières, mais on peut tout de même regretter que cette production ait disparu aussi longtemps des librairies. Avec ces rééditions, Delirium et Akileos font donc acte de réparation, ni plus ni moins. Il était temps !

 

Delirium a envisagé cette réédition de Creepy et Eerie sous forme d’anthologies afin de ne pas verser dans l’idolâtrie aveugle par passion, préférant (a contrario de la réédition US qui reprend chronologiquement l’intégralité des revues même lorsqu’elles rééditent elles-mêmes leur propre matériel) ne s’attacher qu’aux meilleurs récits, aux meilleurs auteurs et aux meilleurs artistes plutôt qu’à l’exhaustivité abusive. Au sein d’une production généreuse et inégale, le binôme éditorial de Delirium a préféré se concentrer sur l’incontournable, en offrant à ces récits les meilleures conditions pour être (re)découverts. Plus de 200 pages pour chaque volume, sur un papier aux antipodes de celui de l’époque et permettant donc d’apprécier toutes les nuances des artistes sans « accidents » d’imprimerie, gardant l’esthétique et la typographie de l’époque en couverture et proposant des préfaces et postfaces plus que bienvenues. Christophe Gans nous parle avec justesse et sincérité de ce qu’ont représenté les titres Warren pour lui et son imaginaire. Bernard Joubert revient – avec le sérieux et la précision qu’on lui connaît – sur l’aventure éditoriale des titres Warren en France. Jon B. Cooke, auteur de « The Warren Companion » et éditeur de la revue Comic Book Artist, revient sur l’origine et l’histoire de Warren Publishing. Fershid Bharucha, lui, nous parle plus précisément de James Warren, qu’il a bien connu. Il rappelle que grâce à lui d’immenses artistes américains ont pu émerger ou tenter des expériences primordiales, comme Frazetta, Wood, Eisner, Corben, Adams, Toth, Severin, etc., mais recherchant aussi les talents au-delà de l’Atlantique (Alcala, Gonzalez…). J’ai été très ému et amusé par la postface de Forrest J. Ackerman, cocréateur de Warren Publishing avec ledit James Warren, qui revient sur cette aventure éditoriale et humaine incroyable. Ce texte, écrit en 2008 peu avant qu’il ne décède, est extrêmement touchant et jouissif, car ce vieux monsieur de 92 ans nous parle avec la passion d’un adolescent de son histoire avec James Warren, et de ce qui en découla… Chapeautée par la bénédiction de Jean-Pierre Dionnet, cette réédition de Delirium est donc un vrai retour pour l’esprit Warren, et non une réédition fantoche. Du beau, du bon… avec en plus les reproductions des couvertures originales des revues en fin d’ouvrage.

 

Oui, du beau, du bon… Il faut bien sûr parler d’Archie Goodwin, rédacteur en chef chez Warren et auteur de la quasi-totalité des scénarios parus dans Creepy et Eerie dans la période fondatrice du milieu des années 60 (il démissionnera fin 67). Mais aussi des immenses artistes qui œuvrèrent alors au sein de ces deux titres : le noyau dur du Fleagle Gang, bien sûr (Frazetta, Williamson, Torres, Krenkel), mais aussi Joe Orlando, Alex Toth, Gene Colan, Steve Ditko, Gray Morrow, Reed Crandall, John Severin ou Johnny Craig… Pas mal pour de la sous-culture !!! C’est tout simplement passionnant, de voir et revoir ce qu’ont pu faire ces grands artistes à l’époque au sein de ces revues. Christophe Gans a raison d’appuyer le fait que Reed Crandall fut un artiste sublime de l’écurie Warren, peut-être le meilleur outre Frazetta… Les planches que Crandall nous offre dans ces récits sont sublimes, dans un style hachuré rappelant les grandes heures de l’illustration, sachant donner une dimension dramatique au traité graphique, à la fois classique et plein de vigueur. Son travail sur les adaptations de Poe ou Stoker, notamment, sont remarquables.

 

Pour moi, l’artiste qui se détache du lot par sa redécouverte via cette réédition est Angelo Torres. Bien sûr, j’adore Crandall, Frazetta, Colan, mais regardez bien chaque récit illustré par Torres : c’est sublimissime. Un sens du noir et blanc terriblement assumé et efficace. La première case de la planche ci-dessus, par exemple, est un petit chef-d’œuvre, non ? Et lorsqu’il utilise le lavis, cela devient incroyable dans les contrastes réalistes. Al Williamson, lui, est dans une période où il digère les leçons de John Prentice, dont il a été l’assistant à partir de 1960 ; cela se sent dans sa manière d’aborder le physique des personnages et son souci de réalisme. Les récits dessinés par Gene Colan sont particulièrement beaux, l’artiste trouvant dans le lavis un medium idéal pour exprimer son art. Il est amusant – et aussi fascinant – de voir comment Ditko aborde la chose : au trait, il explore à fond ce qu’il aime et sait faire, comme ces gros plans sur des yeux exorbités où des hachures molles engendrent ce génial « malaise ditkoéen » ; mais dans « Deep Ruby », le lavis lui ouvre tout à coup des portes aussi sensationnelles que celles – mystiques – que le héros traverse à l’intérieur de la pierre précieuse. Là, Ditko se lâche et travaille profondeurs et dégradés avec un plaisir et un sérieux évident. Le résultat est sublime, comme vous pouvez le constater dans la planche ci-dessous.

 

Il serait bien sûr injuste de passer sous silence les beaux lavis d’Alex Toth, ceux de Frank Frazetta (wouah !), les textures de Gray Morrow, ou bien la traduction de Doug Headline qui a donc participé au projet de cette réédition… Je pourrais encore vous dire que l’Oncle Creepy est décidément aussi génialement atroce que le Cousin Eerie est franchement dégénéré, mais je préfère vous ordonner instamment de courir tout cercueil ouvert jusqu’à chez votre libraire pour vous procurer ces deux perles inestimables… en attendant les prochains volumes.

Cecil McKINLEY

« Creepy » T1 par Archie Goodwin & co Éditions Delirium (26,00€) – ISBN : 979-10-90916-03-6

« Eerie » T1 par Archie Goodwin & co Éditions Delirium (26,00€) – ISBN : 979-10-90916-04-3

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5 réponses à « Creepy » T1 et « Eerie » T1 par Archie Goodwin & co

  1. Ping : Oldies from seventies at Me, myself and I

  2. Thark B. dit :

    AUCUN commentaire, ici ?!?!? Damned ! Mais comment se fait-ce ?! ;)
    Bon. Mieux vaut tard (thark ^^) que jamais : le temps de dévorer tous les articles de BDzoom sur les publications Warren (superbement) compilées et rééditées, ainsi que ceux consacrés aux EC comics, et je reviens ! :)

  3. Thark B. dit :

    Entièrement d’accord sur Angelo Torres ! Son nom est bien moins connu que d’autres « stars » de l’époque, et c’est pô juste…
    Une chose me frappe : si on feuillette superficiellement le « Creepy » T1, les styles graphiques de 3 artistes en particulier pourraient presque se confondre : ceux d’Al Williamson, d’Al McWilliams (!! avec en plus cette proximité patronymique !!!) et d’Angelo Torres, justement.
    Mais ce dernier montre au fil du temps à quel point il continue d’évoluer, expérimentant plus que les 2 autres. A partir de ce style réaliste et virtuose au pinceau – avec de grands aplats noirs combinés à un trait fin, vif, classique et élégant (dont Williamson est un maître incontesté, dans la lignée d’un Alex Raymond, mais qui fait penser aussi au style de « notre » grand Paul Gillon), il varie ses effets. En fonction des récits, des thèmes, des époques suggérées, Torres s’adapte, ose des parti-pris. Comme par exemple ce fameux « Monster Rally » où le dessin se fait quasi photographique pour mieux évoquer « L’âge d’or » du cinéma d’épouvante avec force clins d’oeil… Des nuances de lavis par-ici, des trames & hachures par-là, tout un éventail très riche, toujours judicieusement utilisé.
    Autre auteur que je ne connaissais quasiment pas et dont la re-découverte est impressionnante : Gray Morrow ! Lui aussi ose explorer différentes partitions. Fabuleux travail sur les matières et les éclairages dans le western dévoyé « Revenge of the beast », reliefs de lavis subtils dans « Incident in the beyond » ou encore magnifiques contrastes de noirs rugueux dans « The thing in the pit », enrichi par un usage subtil de la trame reportée (ce récit-là s’apparentant d’ailleurs totalement à un « EC comic » 50′s), bref, du Grand Art !
    Bon, je ne vais pas prolonger en me lançant sur le génie de Reed Crandall (qui était déjà un de mes favoris dans « l’écurie » EC, 10 ans plus tôt), sinon mon commentaire sera plus long que votre -succulente- chronique, cher Cecil !)…

    • Hello !

      Oui, Torres c’est beau… Entièrement d’accord avec tout ce que vous dites, particulièrement sur ce magnifique hommage au cinéma d’épouvante. C’est superbe.
      Morrow et Randall ont souvent commis des merveilles… Il y a du beau Randall, dans le nouveau « Shock Suspenstories » qui vient de sortir. J’en parle samedi prochain.

      Thanks, bien à vous,

      Cecil

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