« La Grande Guerre de Charlie » T3 par Joe Colquhoun et Pat Mills

Lorsque le binôme éditorial de Delirium m’a dit qu’avec ce volume 3 la série « Charley’s War » montait encore d’un cran, je n’en ai pas douté tout en me disant « normal, l’éditeur est fier de son travail et défend ce qu’il édite ». En même temps, dans un coin de ma tête, je ne pouvais m’empêcher de craindre que la série, dans son intense et ininterrompue succession d’événements, ne finisse par égratigner mon excitation ; la fameuse peur du fan… Mais dès la première planche, je l’ai senti. Les bougres… ils n’avaient pas menti ! Ce troisième volume monte non seulement d’un cran, effectivement, mais en plus il diversifie le propos intelligemment. À ne décidément pas louper !!!

Ce volume 3 débute alors que l’opération Wotan des Allemands menée par l’« escadron du jugement dernier » contre les tommies fait rage, et dès la première planche nous voici plongés sans ménagement en plein chaos, à un rythme soutenu, sans aucun espace pour respirer. Comme si nous y étions… La violence fait place à l’absurdité pour mieux revenir ensuite, encore plus forte dans son inhumanité. En disant cela, je repense à ce qu’avait dit un psychologue dans un documentaire : « Lorsque l’être humain commet des choses monstrueuses, on dit qu’il est inhumain ; je ne suis pas d’accord, si l’on veut comprendre l’humanité, il faut justement accepter de dire que ces choses ‘inhumaines’ sont bien une constituante de notre humanité ; rien de ce que fait l’être humain n’est en dehors de l’humain. » (Je cite de mémoire, hein). Il me semble qu’avec « Charley’s War » nous sommes exactement dans ce genre de considération. Pat Mills va au plus profond de nos aberrations et de nos beautés pour déployer un triste mais lucide constat de ce que l’homme est capable de faire. À ce titre, « Charley’s War » appartient bien à ce type rare et précieux d’œuvres qui – par leur extrême qualité et leur indéniable acuité – sont nécessaires à notre compréhension de l’existence et du monde. Reste bien sûr l’effarement devant tant d’énergies et d’inventions mises en œuvre pour détruire l’humain. Mais c’est justement tout le propos de Mills.

 

Octobre 1916. Bataille de la Somme. Les Anglais doivent contrer l’opération Wotan du Colonel Zeiss, un être violent et pervers dont la propre hiérarchie pense qu’il va trop loin dans la cruauté. Comme d’habitude, Pat Mills profite de chaque événement pour nous faire découvrir des réalités édifiantes de la Grande Guerre. Ainsi, ces hommes mulets, grotesques dans leur avancée au combat, à quatre pattes, une mitrailleuse juchée sur leur dos (!!!). D’autres éléments sont mis en avant à ce stade du récit, de l’importance de la mitrailleuse à l’apparition des doubles attaques aux gaz et à celle des zeppelins qui bombardent la population… C’est bien une sale révolution moderne qui a eu lieu durant cette der des ders… Une charnière entre les conflits antérieurs qui menaient aux corps, aux lames et à la poudre, et une nouvelle ère où les avancées scientifiques et industrielles donnent aux guerres une redoutable puissance de mort par la technologie. Nous le savions. Mais raconté par Mills, cela s’incarne puissamment dans nos esprits, nous empêchant d’oublier ; un pouvoir qui n’est donné qu’aux grandes œuvres elles-mêmes inoubliables – mais pour d’autres raisons, bien sûr…

 

Le duo Mills/Colquhoun continue à faire des merveilles, comme en témoignent les premières planches où la réalité du propos du scénariste s’incarne totalement dans le travail de fou effectué par Colquhoun. Ce dernier met en place des scènes très fortes grâce à un sens du cadrage et du détail qui impressionnera bon nombre de lecteurs et d’artistes. La haute case qui ouvre la planche 2 (ci-dessus) est à elle seule un petit bijou sur lequel on s’attarde admirativement avant de constater avec stupeur que la planche entière est un chef-d’œuvre, la verticalité des cases subissant une inclinaison qui participe grandement à retranscrire à la fois l’atmosphère, le rythme et le dérapage psychologique de l’action décrite. Tout au long de l’œuvre, Joe Colquhoun diversifie la forme et l’intensité de ses bords de cadres, proposant des carrés, des rectangles, bien sûr, mais aussi des cercles, des éclatements, de l’oblong et du nuageux, des polygones, sachant supprimer le carcan de la case pour mettre son sujet en exergue dans l’espace narratif lorsque cela s’avère nécessaire. Loin de casser l’homogénéité narrative qui se doit d’être très lisible à cause du foisonnement du sujet, Colquhoun donne au contraire une dynamique au découpage qui empêche la série de s’enfoncer dans le photojournalisme cadré ; en cela, il exprime avec force et talent toute la dimension dramatique et humaine du récit. Tout ça est d’une intelligence remarquable.

 

L’opération Wotan constitue une sorte d’acmé, dans la série, après déjà de nombreux épisodes dramatiques. Nous voici au milieu de la série, et Pat Mills démontre à quel point il est non seulement un excellent scénariste, mais aussi un dramaturge de talent. Car à ce stade de l’œuvre, il était effectivement temps de voir ce qui se passe aussi en dehors des tranchées, que Charlie Bourne nous fasse comprendre les retombées concrètes et directes du conflit au-delà des lignes. Et c’est là que Mills nous emmène à Londres, Charlie bénéficiant d’une permission. Il va retrouver les siens, et se rendre compte que Londres a subi d’importants dommages de guerre. Ce passage londonien est intéressant et bienvenu, car il enrichit le récit par sa présentation du vécu des civils londoniens sous les bombardements ennemis ; et force est de constater que là aussi, les lâchetés, humiliations, traîtrises et autres lynchages s’exercent, même sans uniforme, même sans armes. Une facette qui ne nous rend pas plus optimistes quant à la nature humaine, et c’est bien sûr ce que Pat Mills veut aussi nous montrer. Cet épisode londonien permet aussi à Colquhoun de dessiner d’autres choses, nous offrant de sublimes images, dont par exemple cette grande case de cohue à l’entrée du métro que n’aurait pas renié un Will Eisner. Notons que ce volume donne aussi l’occasion à Mills de mettre en valeur le rôle des femmes durant ce conflit, par le biais des infirmières ou des figures familiales.

 

Pour finir, sachez que Delirium a respecté l’œuvre au point de proposer les douze pages couleurs telles quelles furent imprimées dans Battle, qu’en introduction vous pourrez lire une interview de Joe Colquhoun, et que l’ouvrage se termine avec les commentaires de Pat Mills sur les épisodes de l’album, ainsi qu’un très intéressant article de Steve White sur les bombardements et les zeppelins qui touchèrent la Grande-Bretagne à cette époque. Que vous dire de plus ? Rien, à part que « Charley’s War » s’avère bel et bien comme l’une des meilleures bandes dessinées de guerre jamais faites. Une renommée plus que méritée.

Cecil McKINLEY

« La Grande Guerre de Charlie » T3 par Joe Colquhoun et Pat Mills

Éditions Delirium (22,00€) – ISBN : 979-10-90916-02-9

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2 réponses à « La Grande Guerre de Charlie » T3 par Joe Colquhoun et Pat Mills

  1. Super article, bravo !

    j’ai découvert la série il y a une petite trantaine d’année, en deuxième partie du mensuel pocket Bengali : Eh oui ! Cette série était lisible pour les gosses, juste après l’aventure de Akim qui ouvrait ce petit format Monjournal ! J’y ai lu les épisodes présents dans ce troisième volume. A 8 ou 9 ans, c’est dire la forte impression que ces scènes de désespoir, de violence mais aussi d’humanité m’ont alors communiqué.

    Mon seul (petit) bémol sur la présente édition : Pourquoi faire des couvertures aussi graphiques et un poil branchouille, façon « La Vie Secrète des Jeunes » de Riad Sattouf… alors que la série avait justement accompli le miracle d’être à la fois intransigeante sur la boucherie des tranchées… tout en s’adressant à un grand public ?

    Signe de respectabilité sans doute. La BD montre patte blanche et se montre propre et rasée.

    Je me souviens m’être agacé d’un même traitement sur la BD du Che par les Breccia père et fils, livre hautement subsersif en Argentine au moment de sa sortie, très diffusé, lu sous le manteau, et qui pour son édition Française était devenu une sorte d’objet tendance pour étudiants aux Beaux-Arts.

    Les couv originales de Battle, avec ces trames au point, ses bichromies, offraient pourtant de quoi faire quelque chose plus en accord il me semble…

    Indispensable malgré tout !

    • Cecil McKinley dit :

      Bonsoir Laurent,

      Merci pour votre commentaire si sincère.
      Oui, la grande guerre de Charlie, pour un enfant de 8-9 ans d’il y a quelque temps, ça a dû être une impression forte et prégnante, on vous comprend, tout en repensant alors chacun à quelles œuvres nous ont marqués durant notre enfance…
      Pour la couverture, je comprends aussi totalement votre réaction. C’est vrai que je ne me suis penché que sur le contenu de l’album, dans ma chronique, et non sur la couverture. Tout comme j’avais regretté le choix récent d’Akileos de faire dessiner la couverture de « Tales from the Crypt » à un dessinateur français contemporain au lieu de reprendre une couverture forte du titre originel, c’est vrai que l’on peut regretter que Delirium n’ait pas utilisé l’esthétique de l’époque, avec ses trames au point comme vous le rappelez. Cela aurait été en effet très vintage et très beau! Pour être tout à fait honnête, je n’ai rien pensé de la couverture, obnubilé par le contenu si formidable…
      Bref, malgré cette remarque tout à fait légitime, heureux de vous entendre dire que cette bande est « malgré tout » indispensable, because it is!!!
      Bien à vous,

      Cecil McKinley

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