Fritz Haber de David Vandermeulen

David Vandermeulen a reçu le prix 2008 de la Bande Dessinée historique décernée par les Rendez-Vous de l’histoire de Blois et le château de Cheverny pour le second tome de sa série Fritz Haber intitulé Les héros.

Retour sur une œuvre riche, dense et ambitieuse qui se distingue par des choix originaux, voire radicaux : biographie d’un personnage tombé dans l’oubli, technique picturale sans concession, méthode historique impeccable, doublée d’une érudition toute universitaire. Une production de haut vol.

I Un personnage historique méconnu et fascinant : Fritz Haber ou la contradiction en action

Fritz Haber (Breslau 1868- Bâle 1934) est resté inscrit dans l’histoire des sciences pour ses découvertes en chimie, en particulier la synthèse de l’ammoniaque qui lui valut la richesse, la renommée et le prix Nobel de Chimie en 1918. En effet, cette découverte fondamentale, rendit possible la production des engrais chimiques qui permirent dans un premier temps à l’Allemagne de se passer des importations de guano chilien, puis dans un second temps de développer de manière considérable la production alimentaire mondiale, grâce à une nouvelle révolution agricole. Les plus grands historiens de l’Allemagne contemporaine en restent souvent là. Tout au plus Haber est-il encore mentionné pour son éviction par les nazis qui le forcèrent, comme nombre d’autres universitaires et de penseurs juifs, à émigrer en 1934 (voir par exemple Heinrich A. Winkler, Histoire de l’Allemagne XIXe-XXe siècles, Le long chemin vers l’occident, Fayard, 2005 pour l’édition française, p. 480). Le parcours d’un brillant savant juif, qui plus est ami d’Albert Einstein, victime de l’épuration raciale, se dégagerait donc d’une analyse superficielle.

Or, il suffit d’évoquer quelques éléments de la biographie d’Haber pour nuancer fortement cette vision rapide. Sa conversion au protestantisme en 1893, sa présence parmi les signataires de « l’Appel des intellectuels allemands aux Nations Civilisées » en octobre 1914 qui reste une justification péremptoire et sans nuance de la politique extérieure belliqueuse du Reich de Guillaume II), son rôle essentiel et précurseur -malgré les réticences de l’état-major allemand- dans la mise en œuvre des gaz de combat en 1915, tant au plan de la production que de l’emploi tactique, sa présence dans le conseil de surveillance d’IG Farben dès le lancement du conglomérat en 1925, suffisent, chacun en soi, à jeter la suspicion sur le personnage. Haber n’a-t-il pas au demeurant reçu son prix Nobel sous les huées, avant d’être condamné pour l’emploi des gaz de combat ? (Ajoutons encore, comme un pied de nez supplémentaire du destin, qu’il a aussi mis au point le pesticide Zyklon B employé dans les chambres à gaz des camps de la mort, sans bien entendu que cet usage, très postérieur à sa mort, puisse lui être directement imputé).

Quoi qu’il en soit, l’image du savant juif, victime de l’antisémitisme allemand, se trouve totalement et définitivement remise en question. S’impose à l’opposé la réalité d’un homme cristallisant les contradictions de son milieu, de son pays et de son époque : juif mais converti, souvent bafoué mais couvert d’honneurs et de titres, victime de discriminations racistes mais fervent nationaliste travaillant pour l’armée allemande, bienfaiteur de l’humanité pour la synthèse de l’ammoniaque mais faisant aussi figure de criminel de guerre, Haber est peut-être avant tout au cœur de deux nationalismes, sioniste et germanique, qui s’entrechoquent à travers sa judéïté, mais qu’il cherche à surmonter, à l’image de son parcours hors norme, jusqu’à l’irrémédiable mise à l’écart par les nazis. Homme de contradictions plus que de compromis, avide de reconnaissance jusqu’à la compromission, Haber incarne la force d’une intelligence portée par une ambition effrénée, née d’une frustration immense qui justifie la recherche de la consécration à tout prix, jusqu’au dévoiement.

Mais, s’il en est le fil directeur, Haber ne représente ni le cœur ni l’unique sujet de l’œuvre de David Vandermeulen. Car la série, et le second tome encore davantage que le premier, offre à son auteur l’occasion de présenter une galerie de portraits, tous emplis d’une grande véracité, qui, d’Einstein à Rathenau en passant par Haïm Weizman ou le major Bauer, nuancent et affinent une perception univoque liée au prisme biographique. Par-dessus tout, le centre et l’enjeu de cette réalisation, demeure bien, plutôt que la vie détaillée d’un seul homme, l’histoire culturelle et sociale de l’Allemagne contemporaine des années 1880 jusqu’aux années 1930, soit un demi siècle pendant lequel se déchainent des forces profondes et dévastatrices dont Haber fut d’autant plus le jouet qu’il vit, au cours de son existence, éclater l’ensemble des équilibres sur lesquels il avait fondé sa réussite. On trouvera encore dans cette série, plusieurs problématiques très contemporaines, de la condition de la femme (magnifique figure de Clara, la brillante épouse d’Haber, dont les ambitions et les potentialités furent sacrifiées au nom de la carrière de son mari) à l’essor de l’idée européenne, en passant par les dangers d’une science dévoyée, la formation du complexe militaro-industriel, la dialectique de l’ambition personnelle et du corset social.

II Une technique graphique : un hyperréalisme flou et contrasté

Le second centre d’intérêt du travail de David Vandermeulen –et qui a pesé lourd dans le choix d’un jury attaché autant, sinon plus, à la qualité artistique des œuvres en compétition qu’à leur dimension purement historique, comme le rappelle régulièrement le président Pascal Ory- reste son parti pris graphique original qui en fait, à notre connaissance, un quasi apax dans le paysage de la BD contemporaine.

Travaillant au lavis et utilisant une encre sépia, David Vandermeulen joue de contours flous, à l’image d’une vérité fuyante et trouble, sans renoncer aux effets que lui offre l’emploi de l’eau de javel appliquée en diluant des tons et des formes. Ce procédé lui permet de produire de saisissants modelés, d’un réalisme quasi photographique. Le résultat en est un style puissant, tiraillé entre un trait virtuose confinant à l’hyperréalisme, et une manière floue et contrastée, d’ombres en dégradés de bruns et d’une lumière opaque, comme capturée dans une atmosphère prégnante et sombre. Refusant le manichéisme que sous-tend l’emploi du noir et blanc, David Vandermeulen opte pour l’estompage, la demi-teinte, les brouillards, les vapeurs, évocateurs d’une emprise diffuse mais forte des poisons idéologiques, comme la vaporisation de ces gaz dont Haber avait réalisé la synthèse et préconisé l’emploi. Et cet envahissement du brun renvoie autant aux diffusions délétères des gaz de combat qu’à la couleur des chemises des partisans du NSDAP qui propagèrent, de façon virulente et insidieuse, leurs théories nauséabondes et dévastatrices.

L’œuvre de David Vandermeulen, dominée par les dialogues, se distingue aussi par un tempo narratif à contrecourant des normes communes de la BD franco-belge. Sans qu’on doive lui en attribuer l’exclusivité, l’auteur présente néanmoins l’originalité d’une lenteur voulue, mettant en contraste la vivacité d’un texte ciselé par un invariable calibrage en deux lignes dactylographiées, et d’un traitement graphique où l’image, fouillée et déréalisée, oblige à une complexe opération de déchiffrement. De ce fait, si l’option picturale ralentit la lecture de la page, le texte la dynamise et l’accélère. N’accordant la plupart du temps qu’une attention toute relative aux procédés habituels du genre, le montage, l’amorçage ou les variations de plan (pour s’en tenir à quelques aspects essentiels), David Vandermeulen travaille certes avec des effets de zoom ou encore de champ-contre champ, mais dans une grammaire narrative elliptique mise au service des dialogues (y compris dans les rares échappées paysagères qui n’échappent pas aux échanges en voix off). Ce sont ces dialogues, incisifs, cohérents et crédibles, qui nourrissent le récit d’une tension non romanesque et par là-même, éminemment historique. Dans le flux d’une histoire maîtrisée -au moins dans ses grandes lignes par le lecteur- les affres événementielles donnent une tension narrative au récit, que la vie du savant Haber ne saurait alimenter dans une approche à courte vue. Chez Vandermeulen, c’est bien l’exceptionnalité des temps, capables de magnifier l’étroitesse personnelle, qui justifie le cheminement biographique.

L’œuvre de David Vandermeulen, à côté d’une technique graphique et d’une option narrative, se caractérise également par un procédé de présentation résolument rétro. Cette BD sans bulle, au texte placé en bas de l’image (et donc dans et non sous l’image, dont elle fait de ce fait intégralement partie), joue des effets renvoyant au cinéma muet (les textes encadrés, les sous-titres) ou aux daguerréotypes (précision photographique globale dont l’estompage et la dominante brune évoquent l’écoulement de la temporalité historique). Par bien des points, l’œuvre se rapproche ainsi du roman-photo au moins autant que la vieille école française d’une narration en images attachée à la prééminence du texte (sans exclure une véritable maîtrise graphique), à la façon d’un Christophe. Mais des liens peuvent être encore retrouvés avec la Nouvelle BD, alors que, à partir des procédés graphiques utilisés par Vandermeulen (la monochromie, l’hyperréalisme, les tons sépias), semble s’amorcer la naissance d’une nouvelle école, autour des Séra (notamment son Bram Stoker), Deleers (Hurlevents chez Casterman) et autres auteurs liés à l’Institut Saint-Luc de Liège.

Sur ce plan, il ne fait aucun doute que David Vandermeulen est en train de s’affirmer, à son corps défendant, comme un des chefs de file de ce courant évoluant entre tradition et modernité, alliant maîtrise picturale et traitement littéraire, et à ce titre, capable de dépasser le vieux clivage du texte et de l’image, où le réalisme, le choix de problématiques très psychologisantes, et l’attention accordée à des personnages oubliés mais néanmoins profondément inscrits dans une époque, tiendraient lieu de bannières.

III Une vraie œuvre historique : la biographie comme clef d’une étude culturelle et sociale

Venu à la bande dessinée relativement tard, David Vandermeulen, né en 1968 à Bruxelles, présente un parcours atypique, riche d’expériences variées qui alimentent son originalité artistique et ses ambitions intellectuelles. Musicien (un des vieux clips de son groupe cartonne actuellement sur Youtube), il fut une figure de la scène alternative belge. Ce touche-à-tout inspiré, qui s’est essayé au théâtre, met en scène sur internet un double vieille France, réactionnaire et rigide, animateur de l’improbable « blog du professeur Vandermeulen », dont on goûte d’autant mieux la mise à distance, que l’on connaît les autres facettes de l’œuvre du caustique belge. Il a en effet encore commis un vrai-faux manuel de philosophie sur Initiation à l’ontologie de Jean-Claude Van Hamme, délicieusement sous titré Le concept aware, la pensée en mouvement. Cet ouvrage, à prendre au dix-huitième degré mais qui alimente pourtant des échanges surréalistes dans la nébuleuse cinéphile des admirateurs de JCVD, en dit déjà long sur la capacité littéraire et la malice intellectuelle de son auteur. Son entrée en BD, se fait au milieu des années 1990, d’abord avec une petite structure d’autoédition. Puis David Vandermeulen est accueilli chez les Requins marteaux, 6 pieds sous Terre ou encore Rackam, ce qui constitue déjà en soi une bonne carte de visite. Une nouvelle étape est franchie en 2005, avec l’entrée chez Delcourt pour le premier tome de Frizt Haber, L’esprit du temps, qui vaut à son auteur d’être remarqué au Festival d’Angoulême, dans la catégorie du meilleur album. Primé aux Rendez-vous de l’Histoire, il se révèle à l’occasion de ce prix dans sa pleine dimension.

Car il convient, à côté de l’œuvre, de décortiquer une méthode et d’analyser une approche. La méthode Vandermeulen, c’est d’abord une érudition souple et profonde, nourrie par un travail proprement universitaire de bibliographie : nombre, variété et spécialisation des lectures, mise en fiches synthétiques, ampleur du champ d’études, tout concourt à faire de l’auteur de Fritz Haber un digne historien qu’on dirait tout droit sorti d’un séminaire de DEA d’histoire contemporaine. Il n’est jusqu’aux citations, érudites et pointues, indices de lectures menées en profondeur, qui ne traduisent la pertinence et la rigueur de la méthode employée. Pour ceux qui en douteraient, un passage sur le site consacré à la série suffira pour s’en convaincre.

La force historique de Fritz Haber repose encore sur le choix de l’approche biographique comme révélateur d’une époque. Dans une conception proche de la global history, l’auteur présente un personnage représentatif d’un milieu et d’un phénomène. Ni pure biographie d’homologation, ni seulement biographie d’exemplarité, la série Fritz Haber se veut un éclairage sur une dynamique, à cent lieux d’« une vie de ». Surtout, cette biographie, occasion de brosser un tableau contrasté d’une problématique historique, conserve une vraie neutralité de ton, laissant au lecteur, dorénavant bien informé, le soin de se forger une opinion. Car si David Vandermeulen ne présente pas une hagiographie du savant allemand, il se refuse également à une condamnation explicite qui ferait sortir l’œuvre du champ historique pour la faire pénétrer dans la sphère idéologique. A ce titre, que l’on ne s’y trompe pas : s’il ne condamne pas directement, c’est bien parce que l’auteur, en pur historien, se refuse à sortir du contrat initial, qui n’en apparaît que mieux comme la production d’un travail minutieux et réfléchi de restitution et d’explicitation d’une complexité historique. Ni pamphlétaire ni maître à penser, David Vandermeulen a bien mérité de l’Histoire.

Enfin, cherchant à rendre les contradictions d’une époque tourmentée, David Vandermeulen ne sacrifie pas le procédé d’exposition artistique aux ambitions de la méthode historique, lui qui aime offrir au lecteur des pistes de connivence parfois inattendues : ne se privant pas des ruptures de ton, s’appuyant sur les citations qui ouvrent chaque chapitre comme autant d’éclairage et de sources de compréhension, il recourt à des incises, usant de variations de style, sinon de procédés, ainsi que l’illustrent quelques passages d’un expressionnisme quasi lyrique, et de fait très wagnérien (cf. les pages 53 à 59). Jouant sur les évocations et les ellipses, multipliant les allusions minimalistes et les effets de réel infinitésimaux, il questionne par là même la culture du lecteur et interpelle sa faculté de décodage historique. Mais en guide honnête et pédagogue, comme le veut la tradition de la recherche historique, il donne les clefs historiographiques de son travail sur un site internet et plus encore sur un blog, modèle du genre et révélateur d’une maîtrise méthodologique proprement scientifique.

Au final, s’impose une œuvre véritablement et totalement historique, qui se lit, s’étudie, se commente, s’analyse, se discute et dont on soupèse les tenants et les aboutissants riches et féconds. Une œuvre digne du prix de la bande dessinée historique des Rendez-Vous de l’Histoire qui projette sur le devant de la scène culturelle un jeune auteur prometteur qui a encore beaucoup à dire et à montrer.

Joël Dubos

David Vandermeulen, Fritz Haber, Tome 1 L’esprit du temps, Tome 2 Les héros, Delcourt, collection Mirages, 17,50 euros chaque opus.

Sites internet de David Vandermeulen :

- http://fritz-haber.over-blog.com/

- http://fritz-haber.over-blog.com/

- http://monsieurvandermeulen.over-blog.com/

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