Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« LUC ORIENT »
Et de quatre, pour l’intégrale des aventures de « Luc Orient » publiée aux éditions du Lombard !
Cette originale série de science-fiction, hommage appuyé aux bandes dessinées américaines d’anticipation d’un certain Âge d’or, comme « Flash Gordon » d’Alex Raymond ou « Brick Bradford » de Clarence Gray et William Ritt (ne serait-ce que par les ressemblances évidentes entre les trios vedettes : un physicien athlétique, sa belle assistante et son patron, un savant plus âgé), méritait vraiment d’être exhumée : les scénarios inventifs de Greg y étant illustrés par le trait vif et en pleine évolution d’Eddy Paape.
Un cinquième volume clôturera, en beauté, cette compilation bienvenue (agrémentée, pour chaque livraison, d’un court dossier préparé par Jacques Pessis). En effet, il devrait comporter pas mal d’inédits dont, certainement, les six planches du « Mur », l’ultime aventure de « Luc Orient » interrompue par la disparition de Greg en 1999*, et peut-être aussi (en tout cas, ça serait bien) les quelques épisodes de « Tommy Banco », leur autre création commune réalisée pour Tintin, en 1970. Il contiendra également les deux derniers albums de la série : « Rendez-vous à 20 heures en enfer… » et « Les spores de nulle part », lequel regroupait les différents épisodes parus dans le pocket Tintin Sélection et dans les hors-séries Super Tintin (dont la première aventure de « Carol détective », une détective du futur créée, en 1977, par André-Paul Duchâteau au scénario, alors qu’Eddy Paape s’y faisait aider graphiquement par l’un de ses élèves : un certain Andreas qui allait bientôt se faire reconnaître par les siens comme un artiste essentiel du 9ème art avec « Rork », « Cromwell Stone », « Capricorne », « Arq »…).
C’est lors de la reprise en main de la rédaction de l’hebdomadaire Tintin par Greg, juste après avoir été annoncé dans l’avant dernier numéro de 1966, que « Luc Orient » apparaît : dans le n°3 du 17 janvier 1967 (et deux jours plus tard, dans le n°952 de la version française), lors d’une mémorable opération « Coup de canon ». Dans ces soixante pages bourrées de surprises, une gerbe de nouveaux visages (dont le scientifique « Luc Orient » qui y fait une entrée remarquée, mais aussi « Bernard Prince» et « Constant Souci », lesquels seront bientôt suivis par « Bruno Brazil », « Olivier Rameau », « Jugurtha », « Martin Milan »…) côtoie le retour des grandes vedettes du journal : « Michel Vaillant », « Alix » , « Corentin », « Dan Cooper », « Rataplan », « Taka Takata », « Vincent Larcher »…, Greg désirant rompre avec l’esprit un peu trop boy-scout (imposé par Hergé) qui régnait alors sur cet hebdomadaire pour les 7 à 77 ans, où la science-fiction, entre autres, n’avait pas le droit de cité. D’ailleurs, seul « Tintin » semble être le seul véritable lien avec le passé puisqu’il poursuit son « Vol 714 pour Sydney » commencé dans le n°39 de 1966, alors que toutes les autres séries démarrent un nouvel épisode !
Eddy Paape connaissait Greg depuis le début des années 1950, quand tous les deux travaillaient, indépendamment, pour l’International Press d’Yvan Cheron : produisant, à tour de bras, des bandes et des illustrations pour La Libre Belgique ou pour son supplément jeunesse La Libre Junior. Ils n’avaient, cependant, jamais collaboré ensemble …, jusqu’à ce jour où Greg, voulant renouveler l’équipe du journal Tintin, re-contacte Paape. Déjà qu’il se lassait d’illustrer, à Spirou, les scénarios (trop documentés, et surtout trop rares, à son goût) de Jean-Michel Charlier, le dessinateur de « Marc Dacier » et de « Valhardi », qui avait déjà 46 ans, était en plein dilemme professionnel, s’étant brouillé avec les Dupuis (les éditeurs de Spirou) : il songe alors à laisser tomber, définitivement, la bande dessinée. Heureusement pour nous, Greg finit par le faire changer d’avis, en lui proposant de rejoindre Tintin, où Paape avait déjà commis, dès 1965 et grâce au précédent rédacteur en chef (Marcel Dehaye), quelques histoires complètes didactiques sur scénarios d’Yves Duval, Pierre Step, Michel Dusart ou Jean-Luc Vernal ; il les avait cependant illustré sans grand enthousiasme, utilisant quelquefois les pseudonyme de Forget ou de Jo Legay.
Le thème de la science-fiction, alors peu usité dans la bande dessinée franco-belge, s’impose très vite aux deux camarades, Paape ayant depuis longtemps envie d’aborder ce genre où il a l’impression qu’il pourra, enfin, dessiner sans contrainte. D’ailleurs, dans l’un des trois passionnants livres consacrés à l’histoire des éditions Le Lombard (les responsables de la publication du magazine Tintin), Eddy Paape raconte que Greg le laissait entièrement libre, lui fournissant, parfois, pour certains détails, un croquis ou une description précise de ce qu’il désirait… La série obtint donc un certain succès (même si les ventes des albums n’ont jamais été faramineuses), évoluant, soit dans des mondes inconnus, voire hostiles (comme la planète Terango que nos héros vont libérer du joug d’un terrible dictateur), soit sur Terre, où les usagers de la cité scientifique d’Eurocristal seront confrontés à des phénomènes mystérieux et fantastiques.
Seulement voilà , Greg part pour les Etats-Unis, de 1982 à 1986, pour le compte des éditions Dargaud : ceci afin de tenter d’établir des ponts entre la bande dessinée européenne et les comics américains ; c’est ainsi que John Prentice, le dessinateur de « Rip Kirby », a failli dessiner la première version BD du « Largo Winch » de Jean Van Hamme ! Installé dans une jolie maison du Connecticut, à une heure de train de son bureau New-yorkais, l’auteur d’« Achille Talon » vit pleinement son nouveau projet de vie (d’autant plus que son épouse y vit un rêve de jeunesse, allant jusqu’à prendre la nationalité américaine) : par contre, il finit par se désintéresser, progressivement, de ses nombreuses séries réalistes ou poétiques créées pour Tintin.
Ainsi, il refile le trop méconnu (mais pourtant très amusant) « Domino », dessiné par André Chéret, à Jean Van Hamme ; il propose aussi à ce dernier la reprise de « Bruno Brazil » illustré par William Vance mais, finalement, la collaboration entre ces deux artistes se concrétisera par la création de « XIII », en 1984. En ce qui concerne « Luc Orient », Greg propose à Paape de travailler avec Gérard Jourd’hui, homme de cinéma qui adore la bande dessinée et la science-fiction : il a notamment produit « La dernière séance » d’Eddy Mitchell et « Vive la télé », un programme de l’après-midi, sur la Cinq, qui réunissait plusieurs séries américaines ou françaises comme « Max la menace », « Les Grandes Vallées » ou « Les Saintes chéries » ; il est aussi connu comme réalisateur grâce à son « Vieille canaille » brillamment interprété par Michel Serrault, en 1992. Si on en croit Eddy Paape dans l’excellent n°60 de Hop ! qui lui est consacré : « Il voyait ça comme un film : c’est-à -dire que la première case était une question, la seconde la réponse… Ca n’avançait pas ! En plus, ce nouveau scénariste n’était jamais à l’endroit où il aurait dû se trouver. Quand je recevais ses scénarios, c’était soit de Bretagne ou autres lieux. Si j’en recevais ! Je n’arrivais jamais à le joindre…, et, finalement, j’ai décidé de finir l’histoire moi-même…».
Son opération aux USA se révélant un coûteux échec, Greg revient sur le vieux continent et reconnaît qu’il avait fait une erreur en mettant cet apprenti scénariste dans les pattes d’Eddy Paape. Il tente alors de reprendre les rênes, mais entre « L’enclume de la foudre » en 1977 et « Caragal » en 1984 (les quatre épisodes réédités dans ce quatrième tome de l’intégrale, dont ce fameux « Roubak, ultime espoir » mis en place par Gérard Jourd’hui), huit ans se sont écoulés : un laps de temps trop important pour imposer, à nouveau, cette série d’anticipation que certains trouvent un peu trop désuète pour une époque où l’on découvre déjà « Star Wars » et « Alien ». Et puis, Eddy Paape a, de son côté, multiplié les collaborations (« Yorik des tempêtes », « Udolfo » ou « Carol détective » avec André-Paul Duchâteau, « Les jardins de la peur » avec Jean Dufaux…), afin de combler la défection provisoire de Greg : il ne croit plus trop à la résurrection de ce personnage qui connaîtra pourtant une dernière aventure, en 1994, publiée directement en album aux éditions du Lombard : « Rendez-vous à 20 heures en enfer… ».
De toutes façons, après son séjour américain et ses expériences comme scénariste de feuilletons télévisés ou comme romancier de polars, Michel Greg avait pris pas mal de recul : il écrivait avec beaucoup moins d’acharnement, même s’il renouvella sa collaboration avec Paape, de 1992 à 1993, le temps de deux albums de « Johnny Congo » (reprise, sous un autre nom, de la série exotique « Tiger Joe », aux éditions Lefrancq) ou s’il concocta les trois épisodes de « Colby », le vétéran américain de la Seconde Guerre mondiale, publiés chez Dargaud et illustrés avec talent par son ami Michel Blanc-Dumont, à partir de 1991.
Quant à Eddy Paape, qui a aujourd’hui 88 ans, il a continué d’Å“uvrer pour la bande dessinée, prodiguant, sans relâche, un enseignement profitable dans les Académies de Saint-Luc puis de Saint-Gilles, à Bruxelles. C’est ainsi que des gens comme Andreas, Philippe Berthet, Antonio Cossu, Philippe Foerster, Olivier Grenson, Philippe Wurm, Dugomier, Godi, Bernard Vrancken, et même le célèbre cartooniste Plantu, lui doivent beaucoup : il est d’autant plus regrettable que son talent et son influence sur la bande dessinée francophone soit si peu souvent mis en exergue !
C’est pour cela que, si vous voulez en savoir plus sur cet artisan méticuleux, vous dévorerez sans modération « Eddy Paape : la passion de la page d’après » (aux éditions du Lombard), un ouvrage d’Alain De Kuyssche qui nous a bien servi pour nous remémorer les événements décrits dans cet article !
Gilles RATIER, avec Laurent TURPIN aux manettes
* A noter que les 6 planches « inédites » du « Mur » ont déjà été publiées : une première fois en couleurs dans le très recommandable petit album édité par le Centre Belge de la Bande Dessinée (« Eddy Paape a des lettres ») et, encore tout récemment, en noir et blanc, dans l’indispensable livre d’Alain De Kuyssche.
Pour ceux qui sont intéressés par cette époque et par le travail de Greg, lire aussi « Le coin du patrimoine : Les Panthères » : http://bdzoom.com/4730/patrimoine/le-coin-du-patrimoine-les-pantheres-daidans-et-greg/
Bravo et merci pour cet article qui rend hommage à un grand monsieur de la BD.
L’oeuvre de ce dessinateur est énorme, que se soit pour le journal Spirou ou pour le journal Tintin.
Rarement un dessinateur n’a autant donné pour ces deux revues.
J’ai 60 ans et je l’ai découvert dans les années 55/56.
Je lisais parfois Spirou et je m’arretais sur la rubrique « le coin des dégourdis ».
Mais mon coup de coeur fut pour « Marc Dacier ».
Plus tard, dans le journal Tintin ce sera pareil pour « Luc Orient »
Il ne faudrai pas oublier les « oncle Paul » dans Spirou et les « histoires vraies » dans Tintin.
Difficile de trouver un auteur aussi prolifique que Eddy Paape qui, comme vous le dîtes si justement » a toujours été un artisan méticuleux ».
Je voudrai lui rendre hommage et quelle meilleure façon que de parler de l’une de ses oeuvres.
J’ai choisi la couverture de l’album « Le château maudit »
J’ai toujours aimé les couvertures d’albums de cette époque, elles racontent beaucoup de choses.
je tiens celle-ci pour la plus belle de toute. plus belle encore que celle de « La marque jaune » dont la ressemblance est frappante.
Sur un fond bleu nuit, le personnage de Valhardi se détache, le costume trois piéces bleu comme la couleur du ciel, une grande gabardine par dessus et comme seule fantaisie une cravatte rouge.
Juste dérrière lui se trouve la croix d’une tombe et le visage inquiet de son compagnon.
Dans le fond se détache la masse noire et lugubre et chargée de menaces du château. En voyant ce dessin on comprend tout de suite le titre.
C’est du grand art tant par sa simplicité que par sa symbolique.
Les grands maîtres de l’affiche des années 30 ne l’auraient pas renié.
J’ai acheté la biographie de cet artiste et j’espére qu’un jour les éditions Dupuis penseront à consacrer un intégrale à la série « Marc Dacier »
J’adresse un grand bonjour à ce vieux monsieur si simple, qui m’a apporté des moments de plaisirs
jacques 2010
jacques.guillerm@neuf.fr