Un entretien avec Andreas (1ère partie)

Alors que, pour les éditions Le Lombard, la rentrée est placée sous le signe du capricorne et est signée Andreas (notamment avec la sortie simultanée, en librairie, du premier tome de l’intégrale tant attendue de « Rork », du tome 0 de cette série qui fut publiée dans le journal Tintin à partir de 1978, ainsi que du 16ème opus de « Capricorne », et que vous pourrez découvrir, au festival Quai des Bulles de Saint-Malo, puis à Angoulême, une grandiose exposition constituant une véritable radiographie de l’univers de l’auteur), Jean Depelley et Étienne Barillier ont revu et corrigé une interview que le maître germano-bretonno-belge leur avait accordée, par téléphone, le 05 juillet 1999. Elle a été partiellement publiée, aux USA, dans The Jack Kirby Collector n° 28 et, en France, dans le fanzine Slash n°19.

Andreas est un artiste rare dans la bande dessinée franco-belge.

Né en Allemagne de l’Est (le 3 janvier 1951, à Weissenfels), Andreas Martens, connu aujourd’hui par son seul prénom, débute sa formation à Düsseldorf puis à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles où il passera trois ans, à partir de 1973. Il y sera en bonne compagnie avec de futures vedettes du 9e art comme Philippe Berthet, Antonio Cossu, Philippe Foerster ou le moins connu Michel Duveaux. Andreas signera, d’ailleurs, pour la première fois de son prénom-pseudonyme, en février 1978, dans le premier numéro de la luxueuse revue Le 9ème rêve, organe imprimé de l’Institut Saint-Luc cornaqué par leur professeur Claude Renard et où l’on trouvait, aussi, les premiers travaux de ses congénères déjà cités, ainsi que ceux d’Antoinette Collin, Benoît Sokal, François Schuiten, Chantal de Spiegeleer, Séraphine, Marc Hernu…, avec une bande dessinée de cinq planches intitulée « Schizo ».Cependant, contrairement à ce que l’on peut lire ici ou là, ce ne sont pas ses premières histoires publiées puisque, sous son véritable patronyme, il en avait déjà signées deux autres chez l’éditeur belge Michel Deligne !

Il s’agissait de « Soirée de gala » (quatre pages en noir et blanc, d’après Jean Ray, dans le n°13 du fanzine Curiosity Magazine, en 1975) et « Le Soleil se couche » (six planches en noir et blanc dues à Pierre Dominique qui adaptait alors une nouvelle de Michel de Ghelderode et où Andreas était uniquement le responsable des décors, dans l’Almanach 78 Curiosity Spécial M. Tillieux, paru fin 1977) : des bandes dessinées bien éloignées du style actuel d’Andreas !Il cependant faut savoir que les premiers dessins de notre dessinateur, alors adolescent en Allemagne, lesquels n’ont jamais été publiés, étaient curieusement très inspiré par les auteurs de bandes dessinées humoristiques ; particulièrement par André Franquin !

Mais aussi par Morris ou par Raymond Macherot ; d’où, peut-être, certaines réminiscences comme cette couverture imaginaire de l’album « Le Cavalier blanc » pour le n°136 de Pilote (d’octobre 1985) et ces deux pages d’hommage à  « Chlorophylle contre les rats noirs », publiées dans le n°316 (ou 39 de l’édition belge) de Tintin, daté du 25 septembre 1981 .Dans le même laps de temps, Andreas suit également les cours d’Eddy Paape (co-auteur des excellentes séries « Marc Dacier », « Luc Orient » et dessinateur de quelques « Jean Valhardi ) à l’Académie Saint-Gilles.

Il va assister ce dernier sur un épisode de « Luc Orient » dans Tintin (aux planches 45 et 46 de « L’Enclume de la foudre », en 1977) et, surtout, sur les seize pagettes de « Mission en 2012 » (une aventure de Carol détective, publiée dans le n°38 de Tintin Sélection, en septembre 1977).

Leur collaboration se concrétise plus précisément sur la série « Udolpho » pré-publiée dans Tintin (entre octobre 1978 et février 1980) et compilée, en grand format et en noir et blanc, dans un album proposé chez Jonas (en 1980) puis, en couleur et au format traditionnel, chez Bédescope (en 1986).Toutefois, son véritable premier album, « Révélations posthumes » sort en 1980 chez Bédérama (réédition chez Delcourt, en 1990), sous scénario de François Rivière : ces histoires brèves, réalisées selon la technique de la carte à gratter, ayant été d’abord publiées dans le mensuel (À suivre), entre juillet 1978 et janvier 1981.

Il réutilisera souvent ce savoir-faire pour des illustrations publiées dans ce même mensuel des éditions Casterman (au n°21 d’octobre 1979 et au n°45 d’octobre 1981), pour une planche publiée dans le supplément Pirate du n°2236 du journal Spirou (du 19 février 1981) ou pour des couvertures de romans de Jules Verne, dans la collection Marginalia des éditions Glénat : « Sans dessus dessous » en 1976 (reprise dans le n°37 de Circus daté d’avril 1981) et « Forceurs de blocus » en 1978.

Dessin pour une affiche, datant de 1981.

Dès la parution de « Rork » – qu’il réalise seul – dans le n°47 belge (ou 167 français) de l’hebdomadaire Tintin, daté du 17 novembre 1978, il fait preuve d’un talent de dessinateur hors-pair qui devait totalement éclater avec « Cromwell Stone » : trois albums publiés en 1984 (chez Michel Deligne, rééditions chez Delcourt en 1990 et 1994), en 1994 (chez Delcourt), et en 2004 (toujours chez Delcourt). 

Dans ses albums, son sens de la mise en page dynamique ne cède en rien à ses recherches constantes de vues inédites et d’abstractions. Avec « Cyrrus » (dans Métal hurlant en 1982, puis en albums aux Humanoïdes associés en 1984), « Mil » (dans Métal hurlant en 1984, puis en albums aux Humanoïdes associés en 1987) – ces deux albums ayant été repris en un seul chez Delcourt (en 1993) ou encore « Le Triangle rouge » (aux éditions Delcourt, en 1995), il s’impose comme un scénariste à l’intelligence subtile, n’hésitant pas à faire réfléchir et à solliciter l’attention de ses lecteurs.

Après d’autres one-shot au Lombard (« La Caverne du souvenir » en 1985 et 1991 et « Raffington Event » en 1989), aux éditions Vonk Uitgevers (« Monster » en 1985), chez Magic-Strip (« Fantalia » en 1986), chez Dargaud (« Quintos » en 2006) et, surtout, chez Delcourt (« Coutoo » en 1989, « Dérives » en 1991, « Aztèques » en 1992 ou un « Donjon Monsters » de Lewis Trondheim et Joann Sfar en 2002), des participations à divers collectifs et à la revue Je bouquine (une courte adaptation de « Jane Eyre » de Charlotte Brontë, en 1986), ainsi que quelques scénarios écrits pour ses amis Philippe Berthet (« Mortes saisons » chez Dupuis, en 1985), Philippe Foerster (« Styx » au Lombard, en 1995) ou Christian Durieux (trois volumes de « Mobilis » chez Delcourt, de 200 à 2002), depuis 1997, Andreas travaille surtout sur deux séries.

Il s’agit de « Capricorne » (dont seize volumes sont déjà parus aux éditions Le Lombard), qui n’est autre que l’un des personnages secondaire de la série « Rork », et d’« Arq » (dont quinze volumes ont été publiés chez Delcourt).

Andréas a gentiment bien voulu encrer un crayonné de Jack Kirby...

Cependant Andreas n’est pas seulement l’habile somme de toutes ces qualités mais une symbiose de l’ensemble. Ce qui reste, ce sont des albums où une narrations complexe s’appuie à la fois sur les événements du scénario et sur les signes du dessin pour donner quelque chose d’unique. Car Andréas est un auteur, un des seuls actuels, peut-être, que l’on peut définir par son intégrité, ne réalisant que ce qu’il souhaite, en toute indépendance. Pour notre plus grand plaisir…

Cette interview a donc été conduite, par téléphone, le 05 juillet 1999 (juste après la sortie du quatrième « Capricorne » : « Le Cube numérique »), puis a été complétée et corrigée par Andreas lui-même.

Nous remercions les éditions Le Lombard, Franck Bouysse pour l’enregistrement, ainsi que, bien sûr, Andreas pour sa gentillesse et sa disponibilité.

bdzoom.com : Dans la première page du tome 4 de « Capricorne » (« Le Cube numérique »), Capricorne s’interroge sur son identité réelle: est-il Jacob Kurtzberg ou Jack Curtiss ? Pourquoi cette référence à Jack Kirby ?Andreas : Parce que… J’aime bien Jack Kirby !

Et…, comment dire ça ? C’est à dire, pour moi, à la base du comics book américain il y a Will Eisner et Jack Kirby, dans les deux directions possibles que j’y vois.

J’ai toujours bien aimé le « Spirit » de Will Eisner. Tous les noms qui sont sur la première page sont soient des pseudonymes, soient les vrais noms de Jack Kirby ou de Will Eisner. J’ai toujours été attiré par Kirby. J’ai lu pas mal de choses qui sont parues chez DC, quand il a commencé les « New Gods », etc. J’ai presque tout lu à l’époque. Mais il y a toujours eu quelque chose qui me gênait quelque part. Je ne gardais jamais les comics. Quand le Jack Kirby Collector est sorti et a commencé à publier des crayonnés, j’ai vraiment été soufflé parce que les crayonnés sont absolument extraordinaires. Je trouve que Kirby perd 40% à l’encrage.

bdzoom.com : Pourtant Mike Royer était un très bon encreur, très fidèle.

Andreas : Oui. Mais Kirby perd même quand il se met à l’encre lui-même. La plus grande force est dans les crayonnés, parce qu’il y a tous les noirs, on voit les traits.C’est beaucoup plus vivant que quand il y a l’encre, quand c’est très propre, très net. Les contrastes sont peut-être trop forts dans l’encrage… Enfin, pour moi ! Mais en tout cas, quand j’ai vu les crayonnés, j’ai pour la première fois compris ce qui m’attirait dans Kirby. Les expressions du mouvement, de puissance…, le fait de faire passer l’image et l’expression avant tout le reste, l’anatomie devenue approximative, les mains et les visages bizarres. Mais ça ne gène pas parce que cela fonctionne parfaitement dans le contexte de Kirby lui-même.

« Le Monstre » : illustration parue dans le n°313 français ou 36 belge de Tintin, daté du 4 septembre 1981.

(Pour en savoir encore plus sur Andreas, essayez de vous procurer la monographie, hélas épuisée aujourd’hui, que les éditions Mosquito ont publié sur lui, en 1997). 

bdzoom.com : Vous sentez-vous héritier de Kirby ?

Andreas : Non, je ne crois pas. Kirby a jeté les fondations d’une bande dessinée qui, après, m’a influencé. Mais ce n’est pas Kirby directement. Je me sens beaucoup plus influencé par Kirby maintenant qu’à mes débuts… Depuis que j’ai vu les crayonnés. Il a dépassé la technique pour devenir lui-même. C’est quelque chose que j’aimerais bien faire aussi ! J’aimerais faire moi-même le chemin qu’il a fait intérieurement et qu’il exprime sur la page. C’est le chemin que doit faire tout artiste… J’aimerais bien simplifier. J’aimerais bien être plus direct. Parfois je me demande si ce n’est pas plus moi quand je fais des petits détails, des petits machins dans tous les coins, des perspectives, des trucs comme ça.. Je ne sais pas… c’est une recherche.bdzoom.com : Avez-vous des souvenirs marquants de son œuvre ?

Andreas : Oui, je me rappelle ce qu’il a fait sur « 2001 : A Space Odyssey », parce qu’à l’époque c’était mon film préféré  – c’est toujours un de mes films préférés d’ailleurs – et je trouve ça étrange quand même qu’on l’ait fait adapter par Kirby… Le résultat est assez étrange. Je trouve que les quelques pages qui font référence à « 2001 : A Space Odyssey » chez Bilal [dans « Mémoire d'autres temps », Humanoïdes Associés, 1996] correspondent beaucoup plus au film que l’adaptation de Kirby. C’était vraiment bizarre de faire, après, une série avec ça. Maintenant, avec le recul, je trouve ça assez marrant d’avoir fait une suite…

D’ailleurs, je crois qu’elle a débouché sur « Machine Man ».  Cette façon d’être en totale admiration devant quelque chose d’assez parfait et de se dire « bon, je prends ça et je vais en faire autre chose », je trouve ça plutôt positif, plutôt fort. Il y a effectivement dans « 2001 : A Space Odyssey »  le côté épique qu’a Kirby, mais sous une autre forme. Je vois la jonction entre les deux…

Qu’est-ce que j’ai lu d’autre? J’ai lu aussi son « Kamandi » que je trouvais assez intéressant. Ça fait très « Planète des singes », d’une certaine façon… Le fait de ne pas avoir simplement des singes mais d’avoir mis plein d’animaux différents. Je trouve ça marrant. Ça me plaisait bien. Mais ce que je préfère toujours, c’est les « New Gods ».

bdzoom.com : Pourquoi ?

Andreas : À cause d’Akopolis et de Darkseid. New Genesis est peuplée de super-héros plus ou moins réussis, un peu comme l’Asgard de « Thor ».  Mais Akopolis n’est pas peuplée de super-vilains. J’ai l’impression que Kirby a décrit un monde dont il est issu lui-même. Je trouve qu’on sent une authenticité très forte et un peu inquiétante.D’ailleurs Darkseid est un des meilleurs personnages de chez DC. Pas parce que c’est un “ bon ” méchant, mais parce qu’il correspond à quelque chose de réel.

bdzoom.com : Vous avez déclaré que Galactus est un de vos personnages préférés. Pourquoi ?

Andreas : Parce que c’est une tentative d’un personnage non humain, qui n’a pas les valeurs ni la morale humaine. Il n’a aucune morale d’ailleurs. Il est ce qu’il est, tout simplement… Je trouvais ça très intéressant comme personnage parce que c’est très difficile à faire. Lorsqu’on écrit un personnage, on laisse forcément une partie de soi-même dedans et donc aussi des valeurs… Faire un personnage qui n’a comme valeur que sa propre survie, qui a conscience de n’être simplement qu’un rouage dans l’univers, qui ne cherche pas à être plus ni moins, je trouve ça très intéressant. C’est très dur à faire ! Et d’ailleurs d’autres après n’ont pas réussi de la même façon.

bdzoom.com : Quelles sont vos premières influences américaines ?

Andreas : Il y a Barry Windsor Smith, Bernie Wrightson…bdzoom.com : Dans le contexte du Studio (le studio qu’occupaient Wrightson, Smith, Kaluta et Jones au début des années 70, ndlr), peut-être ?

Andreas : Moins Kaluta, moins Jones. J’aime beaucoup Jones, mais ça ne m’a pas influencé. Contrairement à Barry Windsor Smith, qui lui-même vient de Kirby. Qui est-ce que j’aime bien d’autre ? Neal Adams… J’ai toujours admiré son dessin, les contre-plongées, les plongées. Tout ça vient d’Adams. Sa façon de montrer de nouveaux angles qui n’avaient pas été dessinés avant m’a toujours fasciné.

Et puis Alex Toth… C’est quelqu’un que j’admire beaucoup parce que c’est quelque chose que je ne sais pas faire… ce degré de simplification et de dépouillement… J’aime bien Gil Kane. Son « Tarzan » est très, très fort. En parlant de « Tarzan » , Kubert a fait, à mon goût, le meilleur « Tarzan » qui ait jamais été fait. Tellement c’est élégant, très simple, très direct… Il dépasse Hogarth et Foster.

bdzoom.com : Vous avez construit un univers cohérent à travers plusieurs séries (« Rork », « Raffington Event », « Capricorne »…).  Est-ce un souvenir des univers Marvel-DC ?

Andreas : Peut-être indirectement… oui… Disons que ce sont des séries issues les unes des autres, en quelque sorte. Elles sont sorties de « Rork », en fait. Mais c’est vrai que l’idée que des personnages d’une série puissent faire une autre série vient sûrement de là. Je ne vais pas non plus essayer d’incorporer dans cet univers tout le reste, tous les autres albums que j’ai faits, parce que c’est le défaut des univers DC ou Marvel. Cette obligation de la continuité…

bdzoom.com : Cette religiosité ?

Andreas : Oui, c’est ça. Il y a tout de suite les fans qui viennent se plaindre: « tu fais ça alors que tu avais fait ça dans d’autres trucs ». Il ne faut pas être trop cohérent non plus…

bdzoom.com : Des points communs existent pourtant, comme le monstre de « Cromwell Stone » et le Passeur de « Rork ».

Andreas : C’est plutôt dû à mon manque d’imagination par rapport à ce genre de bestioles.

Dessin réalisé pour le Spécial Batman n°2 de Scarce (en 1989) et repris dans le n°5 de Black Out, en 1995.

bdzoom.com : Aimeriez-vous dessiner des comics books ?

Andreas : Le seul qui m’intéresserait, ce serait « Batman ».  Le seul. Je ne pense pas que je ferai des démarches par moi-même. Mais si on me le proposait un jour, je le ferais. Mais pas d’autres titres ni d’autres genres de travaux, comme l’encrage ou quoi que ce soit d’autre.

bdzoom.com :  À bon entendeur ! (rires)

bdzoom.com : Aimez-vous le cinéma expressionniste allemand ?

Andreas : Oui. j’aime bien, mais je ne le connais pas très bien. J’ai vu un ou deux films, pas plus : « Le Cabinet du docteur Caligari »…

Je n’ai jamais vu « Metropolis  par exemple. Je ne crois pas qu’il y ait une influence par rapport à ça. J’ai beaucoup plus d’influences par l’image dessinée, par la peinture, par autre chose que par le cinéma. Le cinéma m’intéresse plus pour des questions de narration.

bdzoom.com : Comme le David Lynch de « Lost Highway », par exemple ?

Andreas : Oui. J’ai adoré Lynch depuis « Eraserhead ». D’ailleurs, j’ai essayé de le dessiner dans « Cyrrus » : le personnage de Cyrrus est, au départ, une photo de David Lynch sur le tournage d’«Elephant Man »…

Un bouquin était sorti sur le tournage, avec des interviews et je ne sais plus quoi d’autre. On voyait David Lynch avec un manteau noir, une écharpe et puis, je crois, des bottes. J’ai pris un peu là-dessus le costume de Cyrrus, sans vraiment vouloir dessiner David Lynch. Disons que ça vient de là.

bdzoom.com : C’est un scoop ! (rires) On trouve d’autres points communs comme la narration imbriquée.

Andreas : Oui. Ce n’est pas conscient. Je ne vais pas défaire le travail d’un auteur pour m’en servir après. Je ne l’ai jamais fait. Mais il est vrai que quand je vois un film comme « Lost Highway »,  je reste bouche bée. Il y a quelque chose qui d’une certaine façon me correspond parfaitement… Avoir l’idée de deux personnages différents qui sont en fait le même… Ce genre de choses, ça me… Enfin, vous comprenez…

bdzoom.com : Lorsque vous avez vu le film, est-ce que vous l’avez vu comme un spectateur « normal » ou en résonance avec votre imaginaire ?

Andreas : En premier lieu, je vais toujours au cinéma en spectateur normal. Je me laisse totalement prendre par le film, par Lynch ou par bien d’autres. C’est seulement après que je réagis par rapport à ce qui me correspond dans la narration. Ma première vision d’un film n’est jamais intellectuelle : elle est toujours émotive. Je me laisse complètement submerger par le film et j’essaye au maximum d’y entrer, de me laisser faire par le film. En général, je me réveille deux ou trois jours plus tard ; je me rappelle un tas de choses. Je me dis qu’il faut que je le revoie pour comprendre comment ça s’agence par-ci par-là… Dans Lynch, ce qui m’a toujours frappé, dans « Twin Peaks » par exemple, c’est l’utilisation d’images symboles (les arbres, le vent dans les branches, les feux qui changent de couleur).

Ça n’a pas vraiment une raison narrative. Il les intercale entre des scènes ou entre certains types d’actions et je trouve ça très fort. Il se sert de l’image non seulement comme élément narratif mais comme symbole, comme simple message…

bdzoom.com : Presque avec une valeur picturale ?

Andreas : Oui, c’est ça. Mais cela vient renforcer quelque chose à des moments précis de l’action. Il dit quelque chose dans une scène et puis ajoute une image qui va avoir une résonance dans le spectateur à ce moment-là. Il l’a fait aussi dans « Wild at Heart », avec l’allumette en très gros plan. Ça revient, je crois, deux ou trois fois dans le film.

bdzoom.com : Un rapprochement est-il possible avec vous en ce qui concerne la perturbation du temps ?

Un extrait de l'une des six illustrations réalisées pour les six premiers volumes du « Cycle des épées » de Fritz Leiber parus chez Temps futurs, de 1982 à 1983.

Andreas : Non. Je crois que c’est différent… Je ne sais pas… Le temps, c’est une question difficile quand on compare le cinéma et la bande dessinée. Le cinéma est beaucoup plus tributaire du temps. Il arrive mieux à le manipuler en même temps. On n’arrive pas à prévoir le temps de lecture d’une bande dessinée. C’est le lecteur qui le choisit… Le temps au cinéma est beaucoup plus réel, d’une certaine façon. En bande dessinée, le temps est beaucoup plus théorique qu’au cinéma. Quand le cinéma parle du temps. C’est à dire - là je ne parle pas simplement du temps qui s’écoule dans un film - quand le cinéma prend le temps comme sujet, qu’il l’utilise comme ressort dramatique, il le fait forcément par rapport à lui-même. La bande dessinée le fait par rapport à la bande dessinée. L’élément temps à tous les niveaux est influencé par le mode d’expression.

bdzoom.com : Eisner dit également que le cinéma est différent de la bande dessinée.

Un extrait de l'une des six illustrations réalisées pour les six premiers volumes du « Cycle des épées » de Fritz Leiber parus chez Temps futurs, de 1982 à 1983.

Andreas : Oui. Il n’y a pas beaucoup de choses communes entre le cinéma et la bande dessinée, à part les angles de vue et d’autres machins comme ça.

Ce sont deux domaines, deux modes d’expression, totalement différents.

À suivre

Jean DEPELLEY & Étienne BARILLIER

(avec un petit peu de Gilles Ratier, surtout pour l’introduction bibliographique)

L'une des six illustrations réalisées pour les six premiers volumes du « Cycle des épées » de Fritz Leiber parus chez Temps futurs, de 1982 à 1983.

Galerie

4 réponses à Un entretien avec Andreas (1ère partie)

  1. C’est juste passionnant, et l’iconographie est formidablement bien choisie !
    Quel bonheur de voir un artiste comme Andréas revendiquer des influences aussi riches !

    Je ne connaissais pas son intérêt pour Kirby. Autant pour Eisner, un tel chercheur en systèmes narratifs ne pouvaient que difficilement indifférent !
    Passionnant, vivement la suite !

  2. Jean Depelley dit :

    Merci pour votre commentaire ! Effectivement, Andréas est quelqu’un de passionnant, autant pour son œuvre que pour sa réflexion (et ses réponses à nos questions). La suite est tout aussi riche, surtout que l’ami Gilles Ratier nous a trouvé des pépites… À la semaine prochaine !

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