« Industriel » par Danijel Zezelj

Les fans de Zezelj vont être aux anges avec ce nouvel album qui témoigne plus que jamais de l’importance et du talent de cet artiste génial. Un album et deux voyages sans paroles au cœur de nos cités déshumanisées par le dieu industriel… Magnifique, bien sûr !

Il y a le premier et le second récit. Le noir et blanc du dessin. Un homme, une femme. La réalité, le rêve. L’espoir, la détresse. La machine et le vivant. L’humain et l’animal. Avec « Industriel », Zezelj fait à nouveau se confronter plusieurs strates de notre existence, de notre condition humaine plus que contrastée, pour en tirer un constat lucide et poétique, désenchanté mais ne pouvant se taire par l’image, là où les mots sont devenus dérisoires. Est-ce pour cela que ces deux récits sont muets ? Les mots sont-ils devenus si superflus, face à l’ampleur du désastre, qu’on en soit réduits au silence contemplatif ? Il y a sûrement un peu de cela, dans l’intention de l’auteur, mais avant tout il y a ce goût de la narration pure, du cheminement graphique où l’esthétique devient sémantique. Zezelj n’a pas son pareil pour nous faire comprendre et ressentir les choses au-delà des mots, juste par une ombre sur un visage ou une fulgurance de blanc dans le champ de vision. Une grammaire du trait qui reste néanmoins libre, insaisissable dans sa nature secrète mais possédant une puissance d’évocation telle qu’on en comprend l’essence intuitivement.

 

À travers ces deux histoires qui se répondent en écho, formant un diptyque en miroir, l’auteur nous entraîne dans les méandres dévorants de notre monde où l’industrie a fini par supplanter la respiration du vivant. Le progrès industriel a son revers de la médaille, et le revers semble irréversible dans sa violence, engendrant une aliénation communément subie par tous, comme une servitude volontaire. Mais ce serait aller bien vite en besogne que de fermer ce constat sans rappeler que çà et là, perdus dans l’immensité labyrinthique de notre enfer de ferraille et de béton, des âmes rêvent encore, aspirant à des lendemains où l’humain retrouverait sa vraie place. « Un monde mort où cependant le désir demeure » avait écrit je ne sais plus quel critique de théâtre. On peut tuer, enfermer, aliéner ; mais on ne peut empêcher les gens de rêver, secrètement, intimement. Au sein de ce postulat, Zezelj ouvre les vannes de l’esprit et fait intervenir de manière surnaturelle l’entité animal dans la brèche des songes. En cela, il crée un très beau point d’ancrage qui enrichit son propos, la question n’étant plus celle – hermétique et nombriliste – de l’humain face à son autodestruction, mais celle qui à trait à la nature première de l’humanité et aux liens meurtriers qu’elle entretient avec la faune et la flore ; là d’où nous venons, et là où nous sommes encore malgré nos efforts pour oublier et détruire ce qui pourtant constitue notre seule possibilité de salut. Les deux protagonistes de ce diptyque ont en commun cette révolte contre ce qui tue l’espoir et la vie, mais ils ont aussi leur animal totem, échappatoire flirtant avec le fantastique. Dans le premier récit, ce sera une baleine aussi blanche que les eaux sont noires qui hantera inconsciemment le personnage principal, mais contrairement à Moby Dick, le cétacé n’incarne pas le diable pour le héros ; ici, la baleine blanche s’apparente à une conscience qui veille, semblant tout connaître nous au-delà du langage… Dans le second récit, un petit chat tigré se transforme par imagination en formidable tigre géant, arpentant la cité tel un esprit sculptural à la démarche souple et puissante ; un tigre sur lequel l’héroïne se perche, dans un fantasme sublime pour refaire corps avec notre animalité. Tout ceci est superbe, sur le fond comme sur la forme.

 

Je reste indéfectiblement fasciné par les idées, l’expression et le génie graphique de cet auteur. Les visions fantasmatiques qu’il nous propose de cette baleine et de ce tigre sont des apparitions qui restent prégnantes bien après la lecture de l’album, nous insufflant leur force imaginaire car parlant à des zones de notre être proches du socle originel ; son art touche nos fondamentaux, ne nous laissant pas le choix de prendre du recul pour évacuer les choses trop sensibles. Le cheminement géographique et rêvé que prennent les deux protagonistes n’est plus un parcours factuel mais une quête sans nom où ils essayent de trouver une issue personnelle dans le dédale asphyxiant de notre environnement. Retrouver les racines. Le premier, ne sachant plus réagir face à l’impossibilité d’aimer et à son travail avilissant va risquer le choix de la violence avant de se rétracter pour reconsidérer sa position en ce monde. La seconde va s’échapper de la violence subie et de la pénibilité de sa condition par un transfert félin où elle sera enfin princesse du grand tigre. Tous deux frôlent la folie pour retrouver un équilibre. Un paradoxe tout sauf anodin que l’on retrouve souvent chez l’auteur, contradiction à l’image de notre monde.

 

Je ne vais pas rabâcher ad eternam combien l’art de Zezelj est sublimissime. Mais dès que l’on ouvre l’album, dès la première planche constituée d’une seule et même grande image, le miracle a lieu. Cette vision du navire – architecture exagérément haute voguant telle une usine sur la mer – est d’une rare beauté, et le miracle perdure lorsqu’on tourne la page, happés que nous sommes par des compositions de noir et blanc incroyables dans leur acuité d’agencement, de complémentarité et de contraste. De même, les ronds dans l’eau où se mire le personnage, ou la queue blanche de la baleine vue au-dessus de la ville, sont de pures merveilles. Nombreux sont les moments où l’on ne peut que s’arrêter dans notre lecture, impressionnés par l’inventivité des compositions et l’originalité de l’expression, et surtout, surtout, surtout, cette maestria du pinceau qui semble pouvoir tout dire, tout décrire, ou omettre volontairement de le faire grâce à la maîtrise absolue de ce magnifique, magnifique, magnifique artiste. Zezelj est si doué qu’on semble voir ce qu’il laisse dans l’ombre. Très peu d’artistes arrivent à cela. Raison de plus pour suivre de près ce dessinateur exceptionnel que le futur qualifiera de maître de la bande dessinée de ce début de millénaire – si le monde ne part pas totalement en vrille.

Cecil McKINLEY

« Industriel » par Danijel Zezelj Éditions Mosquito (16,00€) – ISBN : 978-2-3528-3071-9

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