« Le Tueur de la Green River » par Jonathan Case et Jeff Jensen

Au sein de la nouvelle mouvance de polars en comics (en noir et blanc et se déployant sur plusieurs centaines de pages en moyen format), « Le Tueur de la Green River » se détache du lot par son côté documentaire, puisque c’est le propre fils du policier qui a enquêté sur le tueur en série le plus célèbre des États-Unis qui en a écrit le scénario, retranscrivant les investigations de son père dans cet album. À la fois geste d’amour envers son père et autopsie d’une enquête au long cours où l’humain reste au centre de tout, cet album préfacé par le grand spécialiste des tueurs en série, Stéphane Bourgoin, s’avère terrible et touchant.

Si vous attendez d’un polar qu’il vous rassasie en courses-poursuites, coups de flingues et scènes gore, alors passez votre chemin. Cet album est bien plus une plongée pragmatique au cœur d’une enquête qu’un comic à sensations, une analyse psychologique et intime d’un enquêteur confronté à l’horreur plutôt qu’un portrait faussement complaisant de meurtrier. On est ici plus proche de « Zodiac » que du « Silence des Agneaux », et l’on verrait bien un cinéaste comme Sean Penn réaliser un film d’après cette œuvre. Au début des années 80, la police de Seattle est sur la piste d’un probable tueur en série s’en prenant à des prostituées. L’affaire est compliquée, longue, et le tueur est toujours dans la nature. Au bout de dix ans, on dénombre pas moins de 48 victimes. Le détective Tom Jensen va prendre les commandes de l’enquête après déjà une décennie de contributions sur le sujet. Se doutait-il que cette enquête le mènerait jusqu’aux années 2000 ? Plus de vingt ans avant d’arriver à l’inculpation du tueur. Vingt ans d’efforts, de doutes, de fatigue, de fausses victoires et de désillusions. Vingt ans où il a fallu parler aux familles des victimes, les écouter, les soutenir. Vingt ans à craindre de ne jamais retrouver le tueur et que celui-ci continue d’assassiner des prostituées. Tant d’abnégation, de volonté, d’obstination et de persévérance à avoir… Tout ceci ne peut qu’atteindre l’homme chargé de résoudre l’énigme. Les visions de cadavres qui reviennent, les larmes des proches des victimes, et la sensation que ça ne s’arrêtera jamais, et donc qu’on ne peut pas se permettre d’arrêter d’y penser. Comme le dit Jeff Jensen en fin d’ouvrage, son père n’a presque jamais parlé de cette enquête à ses proches, et même pour ce livre il a été avare de confidences. Juste le silence, et taper frénétiquement sur des clous en rentrant chez soi, détruire la salle de bain rageusement pour la restaurer patiemment. Nul doute que les proches du détective Jensen ont senti que ce cauchemar latent hantait cet homme au fur et à mesure de son enquête, et vu tout ce qu’il faisait pour rester « normal ». Tout l’enjeu de l’album est là.

 

Avec l’âge je suis de plus en plus sensible au dessin, très vite découragé dès que je ne suis pas excité par le style de l’artiste, même si le scénario est bon ; et pour tout dire, je ne suis pas très fan de cette nouvelle tendance de dessin réaliste minimaliste en noir et blanc qui est un peu devenue l’identité des polars BD actuels aux States. Et pourtant. Si vous êtes comme moi, alors ne rechignez pas et commencez à lire « Le Tueur de la Green River » : vous verrez que – miracle – on ne peut qu’être pris par l’efficace simplicité des dessins de Jonathan Case qui réussit en très peu de détails à donner des visions précises des événements, des lieux et des êtres, à rendre terriblement humain chaque expression de visage avec une économie de moyen confondante. Mieux, au lieu de créer une sorte de détachement qui nous mettrait en recul par rapport au cœur du sujet dans une intention faussement pudique, ses dessins nous mènent au plus profond de l’être et des sentiments, rendant les personnages très proches de nous. Sans oublier quelques très beaux moments de noir et blanc, surtout en forêt où les ombres et les lumières sont très bien rendues, créant de larges motifs. Mais il faut dire que le texte de Jeff Jensen, distillé lui aussi avec une grande humanité, sans fausses notes, participe beaucoup à l’ambiance générale de l’album.

Ici, ni curiosité malsaine ni fausse empathie ; les faits, rien que les faits. Et un regard compatissant mais lucide sur les policiers, les victimes et leurs proches, le meurtrier étant quant à lui abordé avec rigueur et pragmatisme, l’auteur ne cherchant jamais à extrapoler pour des raisons narratives. Il ne s’agit pas d’une retranscription scrupuleuse de ce qui s’est réellement passé entre 1980 et 2003, mais bien un récit « inspiré de faits réels », comme on dit. Certains noms ont été changés, quelques nuances ont été prises pour rendre la chose viable en bande dessinée, mais la teneur du propos reste véridique. Ça a dû être une drôle de chose pour Jeff Jensen d’écrire ce scénario ; ça a dû en être une autre pour Tom Jensen, son père, de lire cet album – s’il l’a fait, car on comprendrait qu’il ne le puisse pas. En tout cas, si vous vous intéressez à ce genre de sujet, cet album saura répondre à vos attentes, donnant toute la dimension nécessaire pour rendre les choses justes.

Les Jensen père et fils.

Cecil McKINLEY

« Le Tueur de la Green River » par Jonathan Case et Jeff Jensen Éditions Ankama (15,90€) – ISBN : 978-2-35910-324-3

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