« Daytripper – au jour le jour » par Gabriel Bá et Fábio Moon

C’est un très bel album que je vais vous chroniquer cette semaine. « Daytripper », réalisé par les frères jumeaux brésiliens Bá et Moon, est un petit bijou d’invention et de sensibilité qui a reçu l’Eisner Award du Meilleur Album 2011. Une œuvre d’une intelligence rare, extrêmement touchante.

Brás, fils du célèbre écrivain brésilien Benedito de Oliva Domingos, rédige les articles de la rubrique nécrologique d’un journal de São Paulo. Chaque jour, il doit résumer en quelques lignes la vie et la personnalité d’êtres qui ont quitté cette vie plus ou moins abruptement, tous différents mais rassemblés par la mort qui les a rattrapés. Brás tient cette rubrique avec sincérité, mais il a d’autres ambitions littéraires – malheureusement quelque peu écrasées par l’aura de son père. C’est un garçon simple et doux, faisant preuve d’une grande empathie et s’ouvrant du mieux qu’il peut au monde qui l’entoure. Il a aussi ses propres failles, ses faiblesses, ses défauts… mais c’est « quelqu’un de bien », comme on dit. D’emblée, les auteurs arrivent à nous le rendre sympathique au point d’éprouver une vraie tendresse à son égard. D’emblée aussi, l’extrême qualité narrative et graphique de cette œuvre nous saute aux yeux par la justesse des expressions, des attitudes, des lumières, des décors, et bien sûr du ton donné au récit, de l’acuité des mots, dans une poésie simple qui touche notre fibre la plus intime. La simplicité de la vie qui n’a d’égale que sa complexité. Il y a ici cette chose qu’on ne retrouve que dans les grands romans, indicible mais tout de suite perceptible. « Daytripper » n’a rien à envier à certaines grandes œuvres littéraires sud-américaines : il en a la stature et la puissance d’évocation.

 

Par certains côtés, on pourrait même dire que « Daytripper » est un lointain parent du réalisme magique sud-américain, tirant du quotidien très réel du héros et des personnes qui l’entourent (de ses amis aux personnes décédées dont il fait le portrait) une substance sous-jacente où se situent notre part de rêve, l’imaginaire, le merveilleux : que ce soit dans le premier roman de Brás ou les fictions de son père, dans le rêve en lui-même mais aussi dans toutes les réalités fantasmées – concrétisées ou non – qui traversent la vie de chacun, Bá et Moon nous révèlent cette facette de l’intime qui nous porte vers un ailleurs. Tout ceci étant bien sûr renforcé par le concept même de l’œuvre, cette idée aussi simple que géniale que les auteurs ont exprimé avec une sobriété remarquable, maintenant un équilibre subtil entre réalité et merveilleux. Car « Daytripper » est une suite de « variations autour d’un même thème » fantasmant la mort de son héros à tous les âges et dans toutes les circonstances – tout au moins neuf morts, mais l’on sent bien que les possibilités sont infinies et que nous n’avons affaire ici qu’à quelques-unes des morts de Brás. Ainsi, invariablement, à la fin de chaque chapitre, Brás de Oliva Domingos disparaît à son tour, fauché par la mort, inexorablement, car c’est ainsi que tout finit pour chacun d’entre nous. Écrire sur la mort des autres ne l’empêchera pas de disparaître tout comme il réalise que les gens continuent de mourir même lorsqu’il n’écrit pas d’article nécrologique. Neuf morts et un rêve, narrés en dix chapitres qui prennent le temps de creuser les situations sans pour autant s’étendre plus qu’il ne le faut. Là encore, Bá et Moon ont trouvé un équilibre parfait dans leur narration. Comme le fait remarquer Cyril Pedrosa dans sa préface, les auteurs nous invitent à suivre les différents destins de cet homme « simplement, sans forfaiterie, mais avec une très grande maîtrise narrative (…) sans jamais l’enfermer dans un pathos artificiel. »

C’est vrai que Bá et Moon ont réussi un petit miracle, « Daytripper » nous touchant au plus profond de nous-mêmes sans jamais verser dans le larmoyant, le pathos, le procédé facile. Toujours cette justesse, cette acuité, cette sensibilité. Il est question de choses difficiles, dans cette œuvre, même lorsqu’elles revêtent l’apparente « normalité » de la vie. La mort, la naissance, la paternité, la création, le sentiment amoureux… Autant d’événements qu’il convient d’embrasser ou non, et qui peuvent changer votre vie. Les différents âges où Brás meurt ne dépendent que de ses propres choix de vie, le menant dans des directions où le hasard se joue des êtres, à l’instar de ce que Krzysztof Kieslowski a exprimé dans son film « Le Hasard » où il déclina trois vies différentes selon que le héros ait réussi à prendre son train ou non. L’ensemble de l’œuvre devient alors un gigantesque labyrinthe où chaque choix peut être fatidique, rendant compte de la fragilité de nos existences… Le génie de Bá et Moon est de ne pas avoir totalement compartimenté chacune de ces variations, chaque épisode étant « poreux » et tenant compte de ce qui se passe dans les autres chapitres. Il en découle une sorte de va-et-vient cognitif qui nous fait reconstituer ce qu’aurait été la vie globale de Brás, quel que soit l’âge auquel il meurt. Comme une grande cartographie de l’être, ou plutôt une cosmogonie de l’intime bien plus complexe que le laisse paraître la vie de tous les jours, prise dans son flot d’absurdités « importantes ».

« Daytripper » est une œuvre si belle et inventive que je n’avais pas envie d’écrire trop longuement dessus, craignant de trop en dévoiler la substance et les secrets, mais je ne voulais pas non plus être trop liminaire, culpabilisant de ne pas lui rendre assez hommage… J’espère avoir réussi ce grand écart, et que cet article vous aura donné envie de lire ce magnifique album que je n’ai pas pu lâcher avant de l’avoir fini, m’entraînant avec lui tard dans la nuit… Toutefois, attention au contrecoup, on en sort un peu émotionné et nos certitudes deviennent tout à coup très relatives…

Cecil McKINLEY

« Daytripper – au jour le jour » par Gabriel Bá et Fábio Moon Éditions Urban Comics (22,50€) – ISBN : 978-2-3657-7013-2

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