« Les Seigneurs de Bagdad » par Niko Henrichon et Brian K. Vaughan

Urban Comics vient de sortir une nouvelle édition de « Pride of Baghdad », une belle œuvre qui avait malheureusement été fort mal éditée il y a quelques années. Le présent ouvrage réhabilite à sa juste mesure le talent des auteurs, et plus particulièrement celui de l’artiste dont le travail n’est plus tronqué.

« Pride of Baghdad » fait partie des œuvres contemporaines ayant confirmé un certain renouveau de Vertigo durant les années 2000, le label proposant alors un éventail de créations adultes de plus en plus affirmées et dépassant largement le cercle éditorial habituel. C’est aussi une œuvre s’inscrivant dans les créations post-11 septembre qui ont commencé à s’emparer des sujets les plus terribles de notre monde actuel pour mieux interroger la politique intérieure et extérieure américaine. Ce comic humaniste reçut l’IGN Award du meilleur graphic novel lors de sa sortie en 2006. Cette même année, Panini nous avait offert une édition française de « Pride of Baghdad », mais malheureusement ce fut un rendez-vous raté, avec une maquette assassine et invraisemblable : on passera sur la 4e de couv’ pixellisée, c’est gênant mais ça arrive, mais comment expliquer que cet album de très grand format par rapport à l’original ait trouvé le moyen de tronquer les planches en les agrandissant jusqu’à dépasser largement du bord de la page ?!? J’ai beau retourner l’idée dans ma tête, je ne comprends pas… L’édition d’Urban Comics est au format TPB et propose enfin les très belles planches d’Henrichon dans toute leur ampleur, sans coupe meurtrière. Et ça change tout ! C’est toute la mise en pages d’Henrichon qui s’en retrouve bouleversée, retrouvée, bénéficiant à nouveau de tout son espace vital. On se rend vite compte de la différence, comme le montre la comparaison ci-dessous entre la première planche éditée par Panini puis par Urban Comics :

À gauche : la première planche version Panini. À droite : la même dans la nouvelle édition d’Urban Comics. Étonnant, non ?

En 2006, on eut beau me dire que cet album était superbe, qu’il fallait que je le lise, j’avoue que je n’ai pas pu l’aborder sans un certain à priori. En effet, traiter de la guerre en Irak dans un comic selon un point de vue animal me semblait assez casse-gueule, surtout lorsqu’on voit ce que font généralement les Américains dans leurs fables où les animaux parlent de l’humanité, ne pouvant s’empêcher de moraliser par anthropomorphisme bêtifiant. Le syndrome Disney, quoi… Alors que je commençais à survoler l’album, le graphisme épuré et les couleurs qui s’étalaient sous mes yeux – apparemment proches de certaines gentilles créations – ajoutèrent à ma réticence… Et pourtant. À peine avais-je parcouru les premières pages que l’intelligence du scénario, le ton très adulte et l’amplitude du découpage de Brian K. Vaughan me happèrent dans une lecture où le dessin de Niko Henrichon prenait de plus en plus de profondeur et de sens au fil des pages, où les couleurs se révélaient être le berceau d’atmosphères très efficaces. Il est toujours sain de recevoir une petite leçon en prenant du plaisir dans la découverte d’une œuvre apparemment trop éloignée de ce qu’on aime habituellement.

 

Car « Les Seigneurs de Bagdad » n’est ni moralisateur ni bêtifiant, pas plus que simpliste ou manichéen. L’histoire, inspirée d’un fait réel (au printemps 2003, après un raid aérien américain, certains animaux se sont échappés du zoo de Bagdad et ont erré dans la ville déchirée par la guerre, comme les quatre lions que nous suivons ici), évite de nombreuses grosses ficelles pour ne nous offrir que la narration brute d’une errance guidée par l’instinct de survie. Certes, les quatre lions ne peuvent faire autrement que de nous renvoyer certains sentiments, mais l’articulation du propos, retranché dans la simplicité la plus démunie, trouve une justesse qui évite les amalgames trop faciles. Mieux, les animaux restent des animaux, et les hommes des hommes. Ces hommes qui traversent l’album de loin, ou par incartades masquées, vagues silhouettes laissant l’espace entier du récit à l’animalité et à sa fragile légitimité dans un monde gouverné par les combats de nos « civilisations ». Si le récit est parfois sujet à quelques symboliques, il n’entend délivrer aucun message (ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas engagé : on sent tout de même cette œuvre construite autour de thèmes universels humanistes comme le respect de la vie, l’enjeu de la survie et l’horrible absurdité de la guerre). En cela, il acquiert une force d’autant plus grande qu’il échappe donc aux idéologies politiques pourtant sous-jacentes dans la nature même du contexte réel dont est tirée l’histoire.

 

Brian K. Vaughan réussit à nous surprendre constamment dans des dialogues et des situations justes et originales, mêlant l’aridité la plus crue à l’humour, la violence, l’émotion, sans que tout ceci sonne faux. Et le fait que les pages de titres soient écrites en arabe sur un fond de ciel nimbé de nuages blancs constitue un évident signe d’ouverture lancé au Moyen-Orient – ce qui ne peut pas faire de mal vu le contexte mondial actuel. Vaughan, notamment awardisé pour ses deux séries « Y : The Last Man » et « Ex Machina », fait partie de ces artistes américains qui prennent en compte le monde et ses dysfonctionnements pour élaborer des créations propices à la réflexion. Si vous ne les connaissez pas encore, je vous conseille vivement de lire ses deux œuvres précitées, c’est génial. Niko Henrichon, lui, est un jeune artiste canadien qui livre ici une interprétation toute en sensibilité de ce récit difficile ; son travail informatique sur la couleur réussit à rester émotionnel, et son dessin profite pleinement de l’espace offert par Vaughan dans le découpage. Bref, un très bel album, poignant et sensible.

 

Cecil McKINLEY

« Les Seigneurs de Bagdad » par Niko Henrichon et Brian K. Vaughan Éditions Urban Comics (15,00€) – ISBN : 978-2-3657-7028-6

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2 réponses à « Les Seigneurs de Bagdad » par Niko Henrichon et Brian K. Vaughan

  1. Silvain dit :

    Bonjour Cecil McKINLEY,

    Encore un bel article ! Merci !

    1) En parlant de bord de page et de planche, j’ai une question sur deux comics qui sont sortis en librairie durant ce mois, les tomes 1 et 2 de « Powers » de Brian Michael Bendis et Michael Avon Oeming chez Panini pour sa traduction française. Ne connaissant pas la série, j’ai feuilleté (et non lu) les deux albums pour me faire une première idée, impression, dessus en librairie. J’ai constaté que les auteurs semblent apprécier, dans ces albums, un découpage avec une succession de petites cases sur fond noir; mais sur certaines planches, le fond noir occupe presque la moitié ou un tiers de la planche. Est-ce une volonté des auteurs et pourquoi ? Isoler quelques cases dans un fond noir, déprimant, oppressant, est-ce pour ajouter de la noirceur au récit ? Est-ce une décision de l’éditeur, comme dans le cas de la première version française de la BD chroniquée de votre article ?

    2) N’ayant pas lu la BD, « Les Seigneurs de Bagdad » de Niko Henrichon et Brian K. Vaughan (chez Urban Comics), j’ai néanmoins une remarque générale sur les récits comportant des animaux comme personnages centraux. Dans tous les médias, et notamment la BD, ne pouvons-nous pas parler d’un minimum d’anthropomorphisme à partir du moment où les auteurs font parler les animaux (comme nous le constatons dans la première planche extraite de la BD chroniquée dans l’article), malgré les efforts des auteurs pour les humaniser le moins possible ? Il y a certes des degrés différents d’anthropomorphisme selon les récits (ce ne sont pas les mêmes animaux entre « Mickey Mouse » de Disney et les animaux de « Yakari »), mais la part d’animalité recherchée n’échappe-t-elle pas aux auteurs lorsqu’ils prêtent notre langage aux animaux ? Voilà des pistes pour une réflexion « philosophique » !

    En vous remerciant d’avance pour vos réponses,
    Au plaisir de vous lire,
    Cordialement,
    Silvain

    • Cecil McKinley dit :

      Bonjour Silvain, merci de votre attention.

      1°) En ce qui concerne « Powers », je ne peux vous répondre de manière sûre, car je n’ai pas en mémoire les tomes que vous avez feuilletés, et j’avoue que – même si j’adore Bendis et que je trouve cette série intéressante – j’ai renoncé très vite à suivre cette œuvre à cause du dessin d’Oeming qui me laisse totalement imperméable, voire qui m’agace un peu. Je ne suis pas très fan de l’esthétique « Batman animated » ou « Darwyn Cooke ». Mais d’après mon souvenir, je pense que les espaces noirs sont bien voulus par les auteurs et que ce n’est pas un truchement de l’édition française. Justement pour – comme vous le dites – ajouter à la noirceur du récit. Heureusement, l’exemple de « Bagdad » reste très minoritaire.

      2°) Votre question sur les nuances anthropomorphiques en bande dessinée appelle une réponse longue et argumentée qui ne tiendrait pas ici. Succinctement, l’anthropomorphisme a toujours existé, des dieux antiques aux fables d’Esope ou La Fontaine en passant par « Pogo », Tex Avery, Calvo ou « Liberty Meadows ». Il est en effet difficile de faire parler un animal sans lui adjoindre un minimum de notre fonctionnement humain. Mais, d’un autre côté, on ne peut isoler l’humanité de l’animalité, selon une frontière liée à notre conscience. Nous savons très bien que malgré notre « avancée », notre « progrès supérieur », la part archaïque de notre cerveau modèle encore beaucoup notre nature, nos ressentis et nos actes; de même, on ne cesse de comprendre que les animaux ont eux aussi des fonctionnements qui ne sont pas si éloignés de ce que nous définissons de nous (intelligence, tendresse, organisation sociale). Bref, faire parler un animal et lui donner des sentiments n’est pas forcément l’humaniser (quand vous n’allez pas bien, votre chat vient vous coller pour vous câliner, il n’y a rien d’humain là-dedans, et pourtant, ne faisons-nous pas pareil, selon notre grande conscience humaine?). Selon les auteurs et les œuvres, l’anthropomorphisme a été exprimé sur de multiples nuances plus ou moins poussées. Dans « Les Seigneurs de Bagdad », Vaughan a été assez subtil, et même si parfois il frôle la ligne jaune (avec par exemple l’épisode de la tortue incarnant le vieux sage et la mémoire), il ne la franchit jamais, restant dans des prérogatives animales: se nourrir, se défendre, se protéger, survivre, combattre… Certes, on pourrait dire que la recherche de l’horizon pour admirer le soleil couchant est quelque chose de très humain, syndrome vacancier, mais qui pourrait contredire le fait que, pour la faune, l’horizon et le ressenti du cycle de la lumière, de la nuit, la prise en compte de l’espace, de l’environnement, et le plaisir de sentir les derniers feux du soleil sur ses poils avant le froid nocturne, soient une réalité? Bref, ici nous sommes assez loin d’un anthropomorphisme appuyé et orienté, Vaughan réussissant à ne pas trop humaniser ses héros à quatre pattes. C’est ce qui fait la qualité du propos de l’œuvre. Mais je m’arrête là, car il faudrait bien sûr développer et argumenter bien plus pour commencer à répondre réellement à une telle question.

      Bien à vous,

      Cecil McKinley

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