« Top 10 » T1 (« Bienvenue à Neopolis ») par Gene Ha et Alan Moore

Après une décennie d’absence dans les rayons des librairies, « Top 10 » est enfin réédité par Urban Comics, en deux volumes. Le premier tome vient de sortir (le second paraîtra en juin), et c’est un vrai plaisir que de pouvoir se replonger ainsi dans cette œuvre passionnante, l’une de mes préférées de Moore, portée par le sublimissime dessin de Gene Ha. Un must.

Avec « Top 10 », Alan Moore revient une fois de plus à sa vieille obsession : l’apparition des super-héros à la fin des années 30. Une obsession servant de postulat de départ – antérieur même à l’action – que l’auteur se garde bien de mettre trop en avant, laissant tout l’espace au récit en lui-même. Cette nouvelle population surhumaine étant résolument extraordinaire, elle ne pouvait que poser problème au sein de notre humanité si normale, si ordinaire. Dès lors, la société dans son ensemble ne pourrait décemment plus feindre de ne pas voir cette propagation de surhumains engendrant automatiquement des problèmes d’intégration, des problèmes sociaux, politiques ou éthiques… C’est ainsi qu’a été bâtie Neopolis au lendemain de la seconde guerre mondiale, mégapole ayant pour but d’accueillir la communauté super-héroïque afin d’éviter une mixité jugée trop instable et dangereuse pour le reste de l’humanité. Chaque habitant de Neopolis est donc affublé de super-pouvoirs, enfants comme adultes, hommes comme femmes, jusqu’aux animaux ! Et comme la surhumanité n’est pas exempte de violence et de crime, il fallait bien qu’une police veille au super-grain pour que tout ce beau petit monde ne parte pas en super-vrille. Il y a bien des flics, à Neopolis. Et eux aussi sont de nature super-héroïque. Moore nous invite à plonger dans le quotidien des policiers du commissariat du dixième district de Neopolis, surnommé Top 10.

 

Nous suivons plus particulièrement les premiers pas de Robyn Slinger, jeune femme fraîchement débarquée de l’école de police pour intégrer le Top 10. Son pouvoir à elle, c’est une boîte qu’elle porte constamment et dont elle sort différents êtres mécaniques et miniatures qu’elle commande pour l’épauler dans l’action. D’où son nom de scène, « Coffre-à-Jouets ». Comme souvent (que ce soit avec Roxy de « Skizz », Halo Jones, ou Sophie de « Promethea »), Moore nous offre via son héroïne un beau et très touchant portrait de femme, porté par une empathie certaine. Il y a beaucoup de tendresse et d’intelligence de la part de Moore envers ses personnages féminins. C’est donc avec un réel intérêt et une franche affection que l’on suit cette jeune femme durant ses premiers jours de fonction au sein du Top 10. On fera par conséquent connaissance avec la faune du commissariat et le noyau dur de la brigade. Semblant au départ quelque peu caricaturale, l’équipe du Top 10 s’avère très vite bien plus nuancée et profonde qu’il n’y paraît, Moore ayant su créer une galerie de personnages plutôt atypiques et sympathiques, dont les émotions, les pensées et les prérogatives sont traitées avec énormément de justesse, enrobées du strict nécessaire de second degré si cher à l’auteur.

 

Ce n’est pas parce que c’est Alan Moore qu’il faut systématiquement crier au génie sans discernement, mais force est de constater que ce fabuleux énergumène a encore une fois opéré une impeccable alchimie dans cette œuvre. Le thème – si excitant soit-il – aurait très vite pu déraper dans la grande foire aux super-héros, profitant de la super-nature des personnages pour se perdre dans l’exubérance ou la surenchère spectaculaire. C’est vrai qu’il y a là matière à délirer et à amorcer une folie exponentielle. Au lieu de cela, Moore s’attache au contraire à rester sur des rails réalistes, concrets, structurés selon le vrai quotidien des flics. Si vous enlevez tous les éléments fantastiques de « Top 10 », il restera le récit presque documentaire du travail de policier, au jour le jour, d’heure en heure, avec tous les aléas, problèmes et vicissitudes inhérents à la profession. C’est là où Moore est génial : au lieu de faire basculer son histoire dans le fantastique le plus complet (ce que ce devrait être), il revient au réalisme le plus cru, ordinaire, au sein d’un monde extraordinaire, alors que ces flics sont eux-mêmes hors norme. Il en résulte un décalage sous-jacent qui donne à cette œuvre ce caractère si particulier, semblant si véritable, si juste, rendant compte de la réalité alors qu’on est plongé de bout en bout dans la fantaisie la plus pure. Du coup, la lecture de « Top 10 » se situe bien au-dessus du simple plaisir qu’on tirerait d’un récit super-héroïque : on a affaire là à une création hybride de tout premier ordre, qui plus est remarquablement construite et écrite, magnifiée par un dessin de très haut niveau. Du grand art, quoi !

 

Car en plus du talent de Moore s’ajoute celui de Gene Ha qui – ici, littéralement – laisse béat d’admiration… Quelle maestria dans le trait, dans le style ! C’est fascinant de beauté, je trouve. Il a cette manière si personnelle d’allier finesse du trait et matière du pinceau sans qu’il en résulte la moindre dichotomie visuelle ! Sans parler des motifs et autres hachures qui parsèment les planches, exprimant un réel amour du dessin… Nul doute que l’encreur, Zander Cannon, participe grandement à cette magnificence graphique. Ainsi, le visage et les expressions de Bob Booker, le conducteur de taxi aveugle, restent un modèle du genre en termes de « gueule ». Je ne peux que vous conseiller de lire « Top 10 » et d’accompagner ses super-flics dans ce quotidien où tout peut arriver, où le fantastique surgit de multiples façons, prenant le visage d’une maquerelle géante ou d’ultra-souris et de chatomiques, d’une terrifiante entité extra-terrestre star du porno ou d’un Godzilla dégénéré à la recherche de son fiston… C’est souvent décalé, toujours jouissif, démontrant une nouvelle fois que Moore est l’un de nos très grands auteurs de comics. Génial.

Cecil McKINLEY

« Top10 » T1 (« Bienvenue à Neopolis ») par Gene Ha et Alan Moore Éditions Urban Comics (15,00€) – ISBN : 978-2-3657-7006-4

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2 réponses à « Top 10 » T1 (« Bienvenue à Neopolis ») par Gene Ha et Alan Moore

  1. Silvain dit :

    Merci Cecil McKINLEY pour toutes vos chroniques « comics » sur ce site ! Vos articles sont captivants. Vous avez une plume qui arrive à faire passer de l’émotion. On sent votre passion pour la BD made in USA. C’est un régal. J’attends avec impatience chaque semaine le samedi, jour de votre chronique.

    Cordialement,
    Silvain

    • Cecil McKinley dit :

      Bonjour Sylvain,
      Merci de votre si gentil commentaire, j’en suis même confus, face à tant de compliments! Ce genre de retour fait penser que je n’écris pas pour rien… Si je vous donne envie de lire, alors mon seul objectif est atteint, et effectivement, je ne cherche pas à cacher ma passion dans mes articles; si celle-ci est communicative, alors qu’espérer de mieux?
      Sachez en tout cas que je ne suis pas dans une éloge systématique pour plaire aux éditeurs et que je n’écris que ce que je pense foncièrement: ce que je n’aime pas ou ne trouve pas digne d’intérêt, je ne le chronique pas.
      À mon tour, donc, de vous remercier: merci de m’avoir écrit pour témoigner de votre intérêt, cela me touche vraiment, et merci aussi d’être un lecteur passionné.
      Bien à vous,

      Cecil

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