JACK KIRBY, KING OF COMICS

Panini Comics a sorti cet hiver dans la collection « Marvel Deluxe » une anthologie des créations de Jack Kirby, donc d’un véritable monument de l’histoire du comic book. Un roc! Un pic! Un cap! Que dis-je un cap? Une péninsule!

 

Vous parler de Jack Kirby, pour moi, c’est un peu comme attaquer l’Everest à la petite cuillère… Un défi cosmique, par Odin ! Par où commencer ? Un demi-siècle de créations graphiques décisives pour le genre tout entier, plus de 600 personnages crées ou dessinés, plus de 20 000 planches exécutées : western, aventure, science-fiction, guerre, fantastique, parodie, historique, policier… que n’a pas dessiné Kirby tout au long de sa carrière ? Car on parle automatiquement de Captain America en 1941 et des Fantastic Four en 1961 pour évoquer l’importance de ce dessinateur mythique, mais cela reste malgré tout une vision très incomplète de ce qu’a créé Kirby, de ce qu’il représente. La force de ses dessins, ses inventions et ses audaces, son influence gigantesque sur des générations d’artistes et de lecteurs en font une légende… Kirby n’a pas tout inventé, il a « seulement » révolutionné le monde des comics. Si vous êtes de celles ou ceux qui pensez que le dessin « primitif » de Kirby ne vaut pas la renommée qu’on en a fait (nous verrons cela juste après) et donc que je pousse le bouchon un peu loin, alors écoutez el senior John Romita qui a dit de lui : « Je ne peux mesurer l’influence qu’il a eue. Il a été d’une créativité inégalée. Les idées qu’il lançait d’un jet étaient meilleures que celles issues pour d’autres de toute une vie de réflexion. C’était un génie. » Pour le coup, le bouchon s’en retrouve ultra poussé.

 

 

 

Lorsque j’ai découvert le monde des super-héros Marvel (en 1981-82, j’avais à peu près 11 ans), je fus – comme beaucoup – impressionné par certains dessinateurs qui nous offraient des récits à l’esthétique raffinée et envoûtante, ciselée avec maestria : le génial John Byrne, bien sûr, mais aussi Jim Starlin, John Romita Jr, George Perez, John Buscema, Neal Adams, ainsi que la soudaine étrangeté de Bill Sienkiewicz. Je passais de longs moments à admirer la moindre case dessinée par ces orfèvres du genre. Par contre – et ceci malgré le plaisir de chaque lecture – j’avais une bien piètre opinion du graphisme de quelques anciens déjà élevés au rang de classiques incontournables, comme Don Heck, Steve Ditko ou Jack Kirby. Kirby, surtout, me déroutait par sa manière brute et sans ambages de dessiner les choses. Je trouvais cela grossier, « pas fini », caricatural, bref, moche et mal dessiné. Je me permets de vous parler de tout ceci parce qu’au-delà de mon petit cas personnel cette opinion fut assez répandue, généralement pour les mêmes raisons (je me souviens de courriers des lecteurs de Strange et autres Titans ou Spécial Strange où certains avis firent rage). Erreur ! Erreur erreur ! Qu’on aime ou non Kirby, le fait est que bien évidemment cet artiste savait dessiner ! Et de quelle manière ! Au fil du temps et des lectures, une véritable passion naquit pour Ditko, mais surtout je commençai à comprendre et apprécier le travail de Kirby. Oui c’était brut. Oui c’était outrancier. Non ce n’était pas fait dans la dentelle. Oui, Kirby dérange : son art est un fantastique coup de pied au derrière de tout maniériste vain (je ne parle évidemment pas des dessinateurs cités plus haut). Et ce qui passait pour être des maladresses s’avérait finalement exécuté de façon redoutable, dans la puissance directe du trait, dans la solidité des compositions, dans une dynamique graphique transcendant la narration, dans une esthétique allant toujours au plus juste de la situation. Kirby est un artiste de l’évidence. Chaque exagération, chaque élément « grotesque » est le fruit d’un esprit aux préoccupations quasi expressionnistes. Kirby amuse, il effraie, il surprend.

 

Élément rarement évoqué à sa juste importance, il faut rappeler que Jack Kirby (de son vrai nom Jacob Kurtzberg) débuta à l’âge de 18 ans en tant qu’intervalliste aux studios de Max Fleisher ; c’était en 1935. Collaborant notamment sur des dessins animés tels que Popeye et Betty Boop (mmmmmm… Betty ! I love you !), Jack Kirby dessina donc de très nombreux mouvements cinématographiques fragmentés et arrêtés dans le temps du papier : il y a fort à parier que cette première expérience fut décisive pour Kirby et qu’elle le marqua profondément dans sa manière d’aborder le geste, l’action et le dynamisme dans son dessin. Résultat : son art du mouvement dépassa de loin nombre de créations dont la cinétique s’en retrouvait grippée par comparaison. Sa puissance poussa les artistes à envisager sous un autre jour leur capacité et leur talent à rendre un récit dynamique ; on comprend dès lors que de nombreux dessinateurs américains furent influencés par le King et que beaucoup de grandes signatures – du Silver Age à aujourd’hui – se réclament de cet artiste immense.

 

Immense, car ne parler que de son efficacité brute et de son sens du mouvement est bien réducteur. Il faudrait aussi évoquer son art du contraste, son génie de l’étrange, sa remarquable interprétation de l’esthétique féminine, son sens de la théâtralité, son invention débridée dans des créations de mondes cosmiques ou de monstres en tout genre, son goût pour les délires technologiques. Ce tout dernier point est très important car il nous plonge dans une autre facette du génie de Kirby. Dès les aventures des 4 Fantastiques, on sentit un appétit grandissant de Kirby pour l’art de dessiner les machines, les armures, les objets technologiques, en poussant toujours plus loin l’exubérance dans l’invention esthétique. Ce processus ne fera que prendre de l’ampleur avec le temps, amenant Kirby à des paroxysmes visuels où chaque morceau de métal devient le lieu d’un décorum-délirium qui laisse souvent le lecteur pantois devant tant de folie organisée (relire Captain Victory ou The Eternals). Kirby est un artiste de la flamboyance.

 

On pourrait aussi parler d’une poésie épique certaine, d’une rapidité d’exécution inhumaine (on inventa même une « échelle Kirby » pour mesurer le nombre maximum de planches qu’un dessinateur peut exécuter en une journée). On pourrait se lancer dans de passionnants discours sur des séries aussi géniales que New Gods, Mister Miracle, sa très belle adaptation en petits épisodes de 2001 A Space Odyssey ou bien Sandman avec son vieux compère Joe Simon, ainsi que Kamandi ou le magnifique Machine Man… On pourrait bien entendu reparler de son travail de précurseur avec Stan Lee, jetant ensemble les bases de tout l’univers des super-héros Marvel dans les années 60 : The Fantastic Four, Thor, The Avengers, Silver Surfer, Hulk, X-Men, Ant-Man, etc, etc… Ou encore revenir dans les années 40 où il dessina (souvent accompagné de Joe Simon au scénario) Blue Beetle, The Lone Rider, Captain Marvel Adventures et bien sûr Captain America qu’il reprendra en 1964. Mais nous ne le ferons pas. Car nous avons à lire l’album qui vient de sortir.

 

 

 

Il était temps qu’une anthologie de Kirby soit éditée afin de permettre une découverte ou une redécouverte dans de bonnes conditions de l’éventail de l’art du « King » et de son évolution. C’est chose faite, même si – entre nous et malgré l’extrême qualité de ces 304 pages – les gourmands que nous sommes aurions aimé en avoir encore plus ! Mais ne soyons pas capricieux, la présente édition a de nombreuses qualités. La première est la restauration et la remasterisation des planches de Kirby, redonnant de sa superbe à des épisodes usés au fil des rééditions. La deuxième est le choix des bandes (inclues entre 1940 et 1978) qui sont toutes soit mythiques, soit rarissimes, soit inédites pour les plus anciennes. Ajoutons à cela la reproduction des couvertures originales, l’introduction de Greg Theakston (qui a beaucoup écrit sur Kirby) et la qualité de l’impression, et vous obtiendrez un réel ravissement pour les yeux.

 

 

 

Demandez le programme !

 

-La première création de Kirby dans Red Raven Comics #1 : Mercury in the 20th Century (1940) où l’on pressent déjà certaines caractéristiques de l’esprit de Kirby que l’on retrouvera bien plus tard dans ses autres œuvres de science-fiction et de super-héros, à savoir les relations entre des dieux mystiques et l’humanité en proie à la folie destructrice. Le dessin se cherche encore, mais le souffle est déjà là.

 

-Puis vient un très bel épisode de The Vision, paru dans Marvel Mystery Comics #13 de novembre 1940. Une petite merveille qui résonne tout spécialement dans le cœur de celles et ceux qui ont été fortement marqués par la présence d’un étrange membre des Vengeurs à partir de la fin des années 60 : La Vision, synthozoïde créé par le robot Ultron à partir de l’androïde désactivé de la première Torche Humaine (ce qui nous ramène encore aux années 40 !). Même si ce n’est pas le même personnage, la même histoire, les mêmes pouvoirs, il est impossible de ne pas faire le parallèle entre les deux héros, le premier semblant être l’ancêtre du second. En effet, leur aspect physique est assez proche : visage énigmatique, corps puissant, grande cape, gants, large ceinture, vert et rouge de sa silhouette. Mais il y a aussi le côté tangible/intangible du personnage qui s’exprime de manière différente et pourtant troublante à presque 30 ans d’intervalle.

 

-Captain America, super-soldat créé par Joe Simon et Kirby pour participer à l’effort de guerre des héros de papier face à la montée du nazisme, se devait bien évidemment d’être présent dans cet ouvrage : rien de moins que le tout premier épisode paru dans le Captain America Comics #1 de mars 1941 !

 

-I Defied Pildorr, the Plunderer from Outer Space est l’un de ces délicieux récits courts de science-fiction qui ont inondé les comic books et les petits formats dans les années 60. Délicieux car naïfs tout autant qu’inventifs, très sérieux et pourtant pleins de malice. La présente création, parue dans Strange Tales #94 en mars 1962, est une pure merveille où le goût de Kirby pour les faciès de monstres extraterrestres et la technologie s’exprime allègrement.

 

Puis vient l’ère des mythiques super-héros Marvel, largement représentés dans la suite de l’ouvrage.

 

-Tout d’abord Origines de Hulk ! où dans un souci de raccourci historique le titan passe du gris au vert en trois pages (1963).

 

-Ensuite Spider-Man contre la Torche !, rare incursion de Kirby dans le monde de Ditko qui a tout de même encré l’épisode (1964).

 

-Captain America rejoint les Vengeurs : disparu du paysage éditorial en 1949, le super-soldat symbole de l’Amérique revint toujours aussi jeune quinze ans après par le miracle de l’hibernation et deviendra un membre très important des Vengeurs (1964).

 

-En ce qui concerne les Fantastic Four, nous aurons à nouveau le plaisir de relire les épisodes 48 à 51 datés de 1966, dont les historiques Voici Venir Galactus et L’Incroyable Saga de Silver Surfer : gigantisme, visions cosmiques (dont un des fameux photomontages de Kirby, véritables audaces graphiques parfois décriées mais qui restent – avouons-le – de purs moments de bonheur kitch), dessins d’énergie pure, sentiments et apocalypse, la fameuse zone négative, l’apparition de Galactus et de Silver Surfer ainsi que la présence du Gardien font que ces épisodes demeurent de très grands classiques.

 

-Pour Thor, trois épisodes géniaux et emblématiques de 1966 (grande année !) puisqu’on y découvre la saga magnifique des Chevaliers de Wundagore et du Maître de l’Evolution dans une contrée d’Europe Centrale où Vif-Argent et La Sorcière Rouge cherchent leurs origines. Ce contexte est sans doute l’un des plus brillants imaginés au sein de la Maison des Idées, vision mystico-technologique de L’Ile du Dr Moreau de Wells (en 1979, David Micheline et John Byrne revisiteront cette histoire avec maestria dans The Avengers). Magnifique, onirique, fantastique, un pur chef-d’œuvre où encore une fois le style de Kirby explose à chaque case.

 

-Deux épisodes courts des Inhumains (1970) et un de Captain America (1976) nous montrent un Kirby dans la plénitude de son art.

 

-Vous pourrez également admirer un sublimissime récit issu des Eternels, série où Kirby a laissé son goût pour les recherches graphiques liées aux technologies extraterrestres confiner au délire. Chaque casque, chaque masque, chaque armure est prétexte à élaborer des formes et des motifs exubérants tout autant que raffinés et puissants. Mise en scène tragique, cadrages extravertis, images-choc, The Eternals est l’une des plus belles réussites de Kirby, une folie baroque si intense qu’elle flirte parfois avec l’abstrait.

 

-Enfin, deux cerises sur le gâteau en guise de curiosités : Vous avez dit Synopsis (1967), trois pages malgré tout assez célèbres où Jack Kirby se moque de lui-même et de son acolyte Stan Lee dans un esprit qui rappelle celui de Mad. Et un épisode particulièrement décalé de la série des What if daté de 1978 et intitulé Et si les 4 Fantastiques étaient la Team Marvel des Origines ? : Stan Lee est Mister Fantastic, Jack Kirby est La Chose, Sol Brodsky (vice-président de Marvel) devient la Torche humaine, et Flo Steinberg (la secrétaire de Marvel Comics) incarne la Femme Invisible. L’aventure est complètement délirante et évite la simple parodie pour constituer un véritable récit Marvel.

 

 

 

Que dire après tout ça ? Si vous ne connaissez pas Jack Kirby, cet album est l’ouvrage idéal pour appréhender son art et son univers. Et pour ceux qui le connaissent, c’est l’occasion de découvrir quelques raretés et inédits, et de passer à nouveau de grands moments de lectures complètement dingues.

 

 

 

Kirby est mort, Vive Kirby !

 

 

 

Cecil McKinley.

 

 

 

PS : En cliquant sur l’appareil photo (en haut à droite), vous pourrez admirer quelques-unes des très belles couvertures originales reproduites dans l’album.

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