Quand Pierre Christin signait Linus : 2ème partie, scénariste à Pilote

Résumons-nous : de retour en France, après leur séjour aux U.S.A., Pierre Christin et Jean-Claude Mézières assurent la direction éditoriale et graphique du bimestriel publicitaire Total Journal et réalisent divers travaux plus ou moins durables et alimentaires … Si le dessinateur enchaîne toutes sortes de commandes pour le journal Pilote, Pierre Christin continue d’enseigner le journalisme à l’université de Bordeaux !

Extrait de « Paris : du bois à l'acier » (textes de Linus et dessins de Pierre Koernig), paru dans le n°25 de Total Journal (du 3 avril 1970).

Ainsi, Jean-Claude Mézières se voit-il proposer, par le rédacteur en chef de Pilote, diverses collaborations qui ne vont, toutefois, guère le satisfaire ; que ça soit celle avec Fred(1), le futur créateur de « Philémon » qui lui impose des scénarios entièrement dessinés (technique narrative qui le gêne beaucoup car il a besoin de plus de liberté au niveau de la composition),

Extrait de « L'Extraordinaire et troublante aventure de Mr Auguste Faust » de Jean-Claude Mézières et Fred, publiée dans Pilote, du no 390 du 13 avril au no 403 du 13 juillet 1967.

celle avec Jean-Marc Reiser (quatre pages intitulées « Pilote propose des solutions pour une meilleure organisation des plages », au n°404 du 20 juillet 1967), celle avec Jacques Lob (« Une leçon de natation », une planche au n°407 du 10 août 1967) ou même celle avec René Goscinny lui-même : « Quand j’avais ton âge », deux pages au n°415 du 5 octobre 1967. Il n’est même pas très content de ses propres scénarios de deux pages qu’il illustre lui-même et qui sont publiés en 1967 : « Oh non ! Pas eux ! » (au n°399 du 15 juin), « Comment transporter un château aux USA » (au n°409 du 24 août) et « Les Incorrigibles » (au n°426 du 21 décembre) : c’est vous dire !!!(2)

            De son côté, notre jeune professeur (et scénariste dilettante) a encore, quant-à-lui, le désir de raconter des histoires et d’inventer des personnages.

C’est pourquoi il écrit aussi, toujours sous le pseudonyme de Linus, quelques histoires en bandes dessinées, pour divers supports bien oubliés aujourd’hui : Cyclone Junior (le supplément grand format de la revue spécialisée Plein Air Magazine), où il propose « Vol de bétail », un récit de quatre planches en bichromie illustrées par Jijé, dans le n°12 de Noël 1969 et qui sera repris dans le n°7 de Hop ! en mars 1976 et dans l’album « Sitting Bull » aux éditions Bédésup en avril 1983, ou encore Extra, un magazine dans le style Best ou Rock & Folk (avec « Poppy Nogood extra pop star », une histoire à suivre illustrée par Jean Vern).

Détail amusant, si Pierre Christin ne se souvient guère de ces différentes histoires réalisées dans sa jeunesse, la seule qui lui rappelle vaguement quelque chose, c’est ce « Poppy Nogood » ! Non pas la bande dessinée, qui fut publiée à partir du n°29 d’avril 1973 (après une présentation au n°28 de mars) à raison de quatre planches par mois(3), mais de son petit chat auquel il avait donné ce nom et qui a disparu depuis bien des années…

            Par ailleurs, il collabore lui aussi à Pilote, mais plus sporadiquement ; ne serait-ce qu’avec un récit complet de deux planches illustré par Jean Ache : « Un festival pharamineux », au n°410 du 31 août 1967(4).

Couverture du n°398 de Pilote, du 8 juin 1967.

Manifestement, le scénariste n’utilisait pas encore les procédés littéraires et l’exploration de la psychologie des personnages qui feront son succès… : « Quand j’ai commencé, il était assez facile d’innover, parce que tout était à faire. Il y avait d’innombrables genres à explorer, une explosion des styles et un nombre de sujets que la bande dessinée n’avait jamais abordés, soit pour des raisons idéologiques, soit pour des raisons techniques… Je crois que j’ai été l’un des premiers à employer le monologue intérieur, le récit à la deuxième personne, ce qui avait été fait au cinéma ou dans le roman mais n’était pas évident à utiliser en bande dessinée. »(5).

            Cependant, Jean-Claude Mézières, qui a un besoin viscéral de créer son propre univers (mais qui ne se sent pas encore de taille pour assumer une histoire longue), connaît bien les possibilités que peut lui offrir son ami Pierre Christin avec lequel il est resté en contact.

Alors que ce dernier est en train de prendre son train pour partir professer à Bordeaux (où il séjourne, alors, trois jours par semaine), il le rattrape quasiment sur le quai de la gare pour lui dire que, vu leur connivence, il fallait absolument qu’ils refassent quelque chose ensemble…

Couverture du n°427de Pilote, du 28 décembre 1967, avec « Blueberry ».

Et pourquoi pas dans Pilote qui, à cette époque, est un véritable vivier qui permet l’éclosion de nombreux dessinateurs et scénaristes ?

            D’ailleurs, presque tous les grands auteurs, qui s’affirmeront pendant les années 80 et les suivantes, vont faire leurs premiers pas dans ce magazine dont la rédaction est donc dirigée par René Goscinny. Aussi, n’est-il guère facile, à nos deux complices, de se mettre en quête d’un projet original pour une série ou pour une aventure de longue haleine. Évidemment, depuis leur séjour aux États-Unis, ils se sentent d’emblée attirés par le western (surtout Mézières qui avait largement pratiqué le métier de cow-boy). Mais le genre est déjà largement et brillamment représenté dans Pilote(ne serait-ce qu’avec la série « Blueberry » de Jean-Michel Charlier et de leur copain Jean Giraud) ;

Couverture du n°420 de Pilote (du 9 novembre 1967) où apparaît Valérian pour la première fois !

mais aussi dans Spirou (« Lucky Luke » ou « Jerry Spring »), dans Tintin (« Chick Bill »), dans Vaillant(« Sam Billie Bill » ou « Teddy Ted »), dans les productions de Marijac ou dans les innombrables pockets traduisant, la plupart du temps, des créations italiennes, anglaises ou américaines.

            Après avoir pensé à un sujet moyenâgeux, puis à un autre situé au XIXe siècle (dans le style « Arsène Lupin » ou un peu fantastique, dans le genre « Sherlock Holmes »), Pierre Christin suggère, finalement, de s’attaquer à la science-fiction : un genre littéraire qu’ils apprécient tous les deux… D’autant plus que ce thème est encore très peu exploité et que c’est la possibilité de tout imaginer et de tout raconter…Ainsi, vont-ils développer une aventure de « Valérian » que Goscinny accepte, alors qu’il n’est guère un adepte de space opera. Comme Mézières ne se sent toujours pas tout à fait prêt pour se lancer dans un long récit d’anticipation, surtout avec de nombreux décors et objets ultramodernes, le premier épisode (« Valérian contre les mauvais rêves », trente planches publiées du n°420 du 9 novembre 1967 au n°434 du 15 février 1968)(6)bifurque, après une ouverture futuriste, vers une sécurisante ambiance médiévale à la « Johan et Pirlouit », en même temps qu’il explore son premier paradoxe spatio-temporel.

Extraits de (« Valérian contre les mauvais rêves ».

Cette fantaisie épique va donc leur permettre de se rôder et, devant les retours positifs du courrier des lecteurs, les deux amis vont se lancer dans un deuxième épisode plus axé science-fiction (« La Cité des eaux mouvantes », publié du n°455 du 23 juillet 1968 au n°468 du 24 octobre 1968), en projetant notre société dans un avenir proche, en 1986 (référence à « 1984 », le roman de George Orwell) : année où survient un cataclysme véritablement fondateur de la série.

            Suivront bien d’autres récits encore moins conventionnels et plus politiques, un peu en réaction aux histoires traditionnelles que leur ami Jean-Michel Charlier (le co-rédacteur en chef du Pilote de l’époque) avait plutôt tendance à imposer dans l’hebdomadaire ; ce qui n’empêchait pas Christin d’avoir toujours eu beaucoup de respect pour ce dernier  : « Je ne nie pas que je me suis engagé : les années soixante-dix étaient extrêmement politiques, jusque dans les sujets quotidiens ; alors, il fallait quand même être bête pour se priver d’exploiter cette veine. À l’heure actuelle, mes convictions ne se sont pas assagies, mais le monde a tellement changé qu’il devient caduc de raconter des histoires de cette façon-là, dans une logique d’affrontement politique… C’est également vrai que j’étais, à l’époque où j’ai débuté, fasciné par le balancement Est-Ouest. J’ai à la fois vécu aux U.S.A. et été en Europe de l’Est, cela a dominé toute une partie de mon œuvre, or cette coupure n’a plus lieu d’être maintenant. En revanche, je me suis mis à écrire sur l’Asie, un monde jusqu’alors très éloigné de mes préoccupations, mais qui devient passionnant car on s’aperçoit que c’est là qu’il y a le fric, la vitalité, que visuellement il y a des choses que l’on n’a jamais vues en BD et que l’on a envie de faire découvrir. Je suis donc en train de basculer sur de nouveaux sujets mais ce sont à peine des choix raisonnés : je me laisse porter par l’air du temps… »(7).

            À noter que le nom de Valérian vient d’un personnage créé par le couple de romanciers Nathalie et Charles Henneberg, dont le héros principal s’appelait Valéran, prince des ténèbres.

Au décès de son mari, Nathalie (qui, au début, signait Nathalie-Charles Henneberg) a continué sur ses traces, mais a fait de plus en plus intervenir l’imagination plutôt que des éléments de science-fiction. C’est ainsi qu’elle est devenue un précurseur de l’heroic-fantasy française moderne et a nettement influencé notre scénariste… Et ce n’est pas la seule ! Car Pierre Christin était, alors, un gros lecteur de science-fiction…

           Côté graphique, Jean-Claude Mézières, quant-à-lui, choisit de s’inspirer très vaguement de la tête d’Hugues Aufray, un chanteur très populaire à l’époque ; mais la représentation du personnage va beaucoup évoluer au fil des épisodes. En ce qui concerne Laureline, les auteurs avaient pensé l’utiliser seulement dans l’épisode moyenâgeux ; mais à la suite de nombreuses lettres de lecteurs et de conseils d’amis qui la considéraient, déjà, plus fine et intelligente que Valérian, ils s’aperçoivent qu’il fallait mieux la garder. Ils charcutèrent alors le scénario en dernière minute, se débrouillant pour que leur héros la ramène dans ses bagages, jusqu’à Galaxity ; ouvrant ainsi la voie à une représentation féminine toute nouvelle en bande dessinée : celle d’une jeune femme active et passablement impertinente !

Première apparition de Laureline dans « Valérian contre les mauvais rêves ».

Planche annonce de « Bienvenue sur Alflolol » au n°631 de Pilote, en 1971.

           À propos de scénarios, comment, techniquement, Pierre Christin les présente-t-il ? Page par page ou envoie-t-il la totalité à ses collaborateurs, d’un coup ? : « J’utilise ces deux méthodes en même temps : je fais un découpage page par page et, en général, un synopsis qui, parfois, peut être très important si c’est un travail supposant un long processus d’accumulation. Faire de longs synopsis ne me demande pas plus d’efforts, même parfois moins, que d’en écrire de courts. Par exemple, pour « Partie de chasse » avec Enki Bilal, j’ai réalisé de nombreux reportages, enquêtes, interviews, voyages dans les pays de l’Est, sur la base d’une importante documentation historique. Ce qui fait qu’avant la bande dessinée, j’ai pratiquement écrit l’équivalent d’un petit roman. A contrario, sur « Valérian » qui est une série, il m’arrive de faire des synopsis très denses, mais de deux feuillets et demi seulement. Cela dépend aussi du degré d’intimité que j’ai avec le dessinateur : avec des vieux complices comme Jean-Claude je fais des choses très brèves, car nous savons très bien comment fonctionner. Pour des jeunes ou des dessinateurs avec lesquels je n’ai jamais travaillé, j’ai tendance à faire un synopsis un peu plus développé afin qu’ils puissent intervenir, discuter en amont ou me faire des suggestions.

Couverture du n°522 de Pilote, du 6 novembre 1969.

Ensuite, quand on est d’accord là-dessus, je commence à rédiger le scénario proprement dit que je réalise donc page par page, case par case. C’est extrêmement découpé et de façon assez précise, même si je laisse beaucoup de latitude à mes dessinateurs pour réorganiser dans le détail, après coup. J’ai alors tendance à faire une première livraison d’une dizaine ou d’une quinzaine de pages, afin que le dessinateur et moi-même puissions réaliser une sorte de casting, voir si les personnages fonctionnent bien, quelle est l’importance de leur rôle, etc. Quand on a pris le rythme de ces dix premières planches, qui sont souvent les plus difficiles, les plus délicates à mettre en œuvre, je livre la fin de l’histoire d’un seul bloc. Tout ça peut à l’occasion supposer des modifications selon le type d’histoire : la nécessité d’aller faire des repérages ou d’apporter des compléments de dialogues peut, par exemple, se faire sentir… »(7).

            À partir de 1970, Pierre Christin commence à amplifier ses collaborations, sans pour autant délaisser « Valérian » qu’il poursuit, avec brio, en compagnie de Jean-Claude Mézières. C’est d’ailleurs ce dernier qui lui amène un nouveau dessinateur : Claude Auclair, lequel venait de publier, dans le n°537 (du 19/02/1970) de Pilote, un premier épisode de « Jason Muller » co-écrit avec Jean Giraud, son mentor de l’époque. Mais l’entente, avec celui qu’Auclair considérait comme son maître, n‘ira pourtant pas au-delà de ces huit planches…

            Toujours sous le pseudonyme de Linus, notre scénariste en herbe lui écrit alors « Le Dieu » : une deuxième aventure post-atomique de huit pages, avec ce héros, publiée dans Pilote, au n°558 du 15 juillet 1970.

Même si, pendant cette période, Christin est l’un des rares scénaristes (avec Jacques Lob) avec qui le futur créateur de la série « Simon du fleuve » peut travailler facilement, ce dessinateur va terminer seul la saga, avec deux ultimes récits de neuf planches chacun, en 1972. Ces quatre récits seront au sommaire de « Jason Muller », album broché et en noir et blanc publié aux Humanoïdes associés, en octobre 1975.

Troisième planche de l'aventure de « Jason Muller » écrite par Linus pour Claude Auclair.

            Même si, pour l’instant, Pierre Christin ne compte pas sur le métier (encore totalement en gestation) de scénariste pour vivre, il prend goût à cette forme d’écriture et commence donc à se diversifier ; d’autant plus qu’il ne souhaite pas être catalogué, uniquement, comme auteur de science-fiction. Fréquentant le milieu du jazz en tant que musicien amateur, il rencontre le saxophoniste havrais Jean Vern, lequel a des velléités graphiques. Cet ancien des Arts Déco de Paris joue déjà avec les plus fameux jazzmen de la scène internationale et réalise nombre de pochettes de disques pour le label Blue Note. Christin fait d’abord travailler ce discret dessinateur, au style très pop’art en vogue en ces débuts des années 70, dans les derniers numéros de Total Journal (voir la première partie de ce « Coin du patrimoine »).

Puis, il réussit à l’imposer à Goscinny dans Pilote : d’abord avec les huit pages d’« Underground » publiées au n°624 du 21 octobre 1971, puis avec les trente-trois pages de « Music Power contre Machine Gang ». Cette bande quelque peu subversive, où Christin réunit ses préoccupations et passions de l’époque (soit la musique, le jazz plus précisément, et la politique) est malheureusement interrompue quelque temps par la maladie du dessinateur et est publiée en deux parties : du n°682 du 30 novembre 1972 au n°687 du 4 janvier 1973 et du n°710 au n°712 des 14 et 28 juin 1973, le tout étant compilé, avec un « Remake » en douze planches, dans l’album « Sixties Nostalgia », chez Dargaud, en 1983.

Un extrait de « Music Power contre Machine Gang ».

            Ensemble, ils réaliseront bien d’autres histoires courtes pour Pilote (les huit planches d’« Overdose » au n°754 du 18 avril 1974, les dix de « Retro blues » au n°16 de la version mensuelle en septembre 1975 et de « Carnets d’un anthropologue frappé de folie » au n°21 de février 1976, les cinq de « L’Ami des bêtes » au n°32 de janvier 1977 et les huit de « Une histoire naturelle » au n°37bis de juin 1977, lesquelles sont réunies, avec « Underground », dans l’album « En douce, le bonheur », chez Dargaud, en 1978) ; et même trois albums publiés directement aux éditions Dargaud : « La Maison du temps qui passe » en 1985, « Le Mycologue et le caïman » en 1989 et « Morts sous la Tamise » en 1993 (sans oublier deux pages pour le collectif « Paris sera toujours Paris (?) », pré-publiées dans Pilote au n°78 de 1980), le scénariste privilégiant toujours une proche collaboration avec ses dessinateurs !

            Mais apprécie-t-il aussi le fait que ces derniers interviennent sur ses scénarios ? : « Cela dépend, j’ai travaillé avec des gens complètement différents. Certains interviennent fort peu, voire pas du tout. Le prototype en est, et cela surprendra peut-être, Enki Bilal. D’autres comme Jean-Claude Mézières interviennent énormément. Ce sont des espèces de processus psychanalysants : pour avancer dans son propre dessin, Mézières a besoin de patouiller littéralement dans mon scénario ; comme par hasard, ce que j’écris pour lui ne colle jamais vraiment. Personnellement je pense qu’il faut être très souple : le scénario n’est pas du tout un objet intangible. Quand on est scénariste, il faut être d’une grande modestie : je ne vois pas du tout pourquoi les meilleurs scénaristes de cinéma accepteraient qu’on retouche de façon drastique leur texte alors qu’en BD, où de surcroît les remaniements ne coûtent rien, on dirait : “Touche pas à mon scénario !”. Je trouve vraiment que c’est une attitude très faible et qui va à l’encontre de la règle d’or que je me suis donné : “le scénario au service du dessin” ! Le meilleur des scénarios n’est qu’un torchon de papier tant qu’il n’est pas dessiné. Il ne faut donc pas confondre la partie avec le tout. De la même façon, si j’avais été librettiste d’opéra, je dirais que le livret c’est très important mais que ce qui compte, c’est que les chanteurs puissent le chanter. Donc, cela ne sert à rien de s’accrocher à des choses auxquelles on tient si le rendu final n’est pas supérieur à la partie fragmentaire. Je suis partisan de négocier, mais attention, il ne faut pas se tromper, il faut négocier au bon moment : il faut négocier avant, éventuellement un petit peu pendant, mais il y a un moment où il faut dire “stop” ! Tripoter les dialogues ou changer le découpage sur lequel on s’est mis d’accord, là je dis “non” ! Je suis ouvert à toutes les discussions pendant très longtemps mais certainement pas à des interventions de dernière minute parce que, généralement, on en paye le prix, c’est-à-dire une déstructuration de l’intrigue. »(7).            Par ailleurs, notre scénariste se met aussi à réfléchir sur les possibilités offertes par le fantastique : un autre genre littéraire qui, lui semble-t-il, n’a pas encore trouvé sa transposition adéquate en bande dessinée. Il se met alors à imaginer un fantastique contemporain qui se concrétise avec « Rumeurs sur le Rouergue ». Pour illustrer cette première « Légendes d’aujourd’hui », qui mélange allègrement le folklore traditionnel des contes de la veillée de sa nouvelle région d’adoption et la modernité d’une France qui commence à être ravagée par les multinationales, il pense d’abord à Claude Auclair. René Goscinny lui suggère plutôt Jacques Tardi qui a envie de réaliser une histoire longue : en effet, ce dernier n’en était, alors, qu’à illustrer de courts récits en huit pages (voir le « Coin du patrimoine » que nous avons consacré à ce grand dessinateur). Tardi s’attelle alors à la tâche et les quarante-quatre planches couleur de cette première longue histoire post-soixante-huitarde sont publiées en 1972, du n°637 (du 20 janvier) au n°658 (du 15 juin) de Pilote ; mais la collaboration ne dure pas, même si cette histoire conserve, aujourd’hui encore, une aura sociale et politique qui en inspirera beaucoup d’autres ! Tardi, relativement peu à l’aise dans la fiction politique contemporaine, illustre fidèlement le scénario, en suivant les indications précises de Christin… L’album, broché en noir et blanc, ne paraîtra qu’en 1976, chez Futuropolis.            Notons aussi que depuis qu’il s’est mis à signer de son vrai nom ses scénarios, Pierre Christin utilise, évidemment, de plus en plus rarement le pseudonyme de Linus (qu’il va d’ailleurs abandonner définitivement en 1978) : surtout depuis qu’il a repris, en 1975, le concept des « Légendes d’Aujourd’hui », lesquelles sont désormais illustrées par Enki Bilal ! Pour l’anecdote, il faut quand même savoir que seul un extrait de neuf planches du premier récit, « La Croisière des oubliés », sera présenté dans le n°11 de la nouvelle version de Pilote devenu mensuel ; alors que la série des « Légendes d’Aujourd’hui » fera date dans l’histoire du 9e art et même dans l’histoire tout court, l’épisode « Partie de chasse » préfigurant, par exemple, la fin du système soviétique… Dix ans avant son écroulement !

            Ses derniers écrits signés Linus seront pour l’élégant dessinateur Patrice Lesueur, avec lequel il concoctera quelques histoires écolos (parmi les premières du genre)qui seront publiées dans Pilote, entre 1976 et 1978, et reprises dans l’album « En attendant le printemps », aux éditions Dargaud, en 1978.            Par la suite, le scénariste continuera systématiquement à renouveler les thèmes abordés et travaillera avec bien d’autres grands dessinateurs comme Annie Goetzinger (de « La Demoiselle de la légion d’honneur » en 1979, dans Pilote, à la série « L’Agence Hardy », en albums Dargaud, depuis 2001, en passant par de nombreux autres petits bijoux comme « La Diva et le Kriegsspiel » en 1981, « La Voyageuse de petite ceinture » en 1984, « Charlotte et Nancy sont très mode » en 1987, « Le Tango du disparu » en 1989, «  La Sultane blanche » en 1996, « Paquebot » en 1999…), François Boucq (« Les Leçons du professeur Bourremou » en 1980, dans Fluide Glacial), Daniel Ceppi (« La Nuit des clandestins » en1992, aux Humanoïdes Associés), Max Cabanes (« L’Homme qui a fait le tour du monde » en 1994, chez  Dargaud), Alain Mounier (« Mourir au paradis » en 2005, chez  Dargaud), André Juillard (« Léna » en 2006 et 2009, chez  Dargaud)…

Une planche de « La Demoiselle de la légion d'honneur » par Annie Goetzinger et Pierre Christin.

            Sans pour autant dédaigner lancer de jeunes talents comme ce fut le cas avec Bernard Puchulu (« La Boîte morte, le vengeur et son double » en 1984 et « La Jeune copte, le diamantaire et son boustrophédon » en  1988, dans Pilote), Jacques-Henri Tournadre (« Le Cercle magique » en 1985, dans Pilote, et « L’Œil du maître » en 1990, aux Humanoïdes Associés), Philippe Aymond, Hugues Labiano et Philippe Chapelle (la série « Canal Choc » en  1990, aux Humanoïdes Associés, puis « Les Voleurs de ville » en 1997 et la série « 4×4 » de 1997 à 2000, pour le seul Philippe Aymond, chez Dargaud), Sébastien Verdier (« Images mirages » en 2004, dans la nouvelle version de Pif Gadget), Yves Lecossois et Luc Brahy (le tome 3 de la série « Destins » imaginée par Frank Giroud, en 2010 chez Glénat), Olivier Balez (« Sous le ciel d’Atacama » en 2010, chez Casterman)…

« Images mirages » par Sébastien Verdier et Pierre Christin, dans la nouvelle version de Pif Gadget, en 2004.

             Au milieu des années 70, Pierre Christin commencera aussi à publier des nouvelles (notamment dans la revue Fiction), puis bientôt des romans (« ZAC [Zone d'aménagement concerté] » en 1981, « Rendez-vous en ville » en 1992, « L’Or du zinc » en 1998, « Petits crimes contre les humanités » en 2006…), tout en travaillant également pour la presse, le cinéma et le théâtre. Grand voyageur (il fera deux tours du monde, l’un par l’hémisphère nord et les mégapoles, l’autre par l’hémisphère sud et les grands déserts), il n’hésite pas à développer son intérêt pour la géopolitique dans ses divers écrits, notamment dans ses bandes dessinées réalisées récemment avec André Juillard, mais aussi dans des livres illustrés, comme ceux publiés dans la collection « Les Correspondances de Pierre Christin », aux éditions Dargaud. Ses textes y ont été mis en images par la plupart de ses habituels complices (et quelques autres comme Jacques Ferrandez, Jean-Claude Denis, Alexis Lemoine…), principaux témoins de sa carrière, certes bien remplie, mais aussi de son désir d’aller toujours de l’avant, sans trop se retourner sur son passé (à l’inverse de ce que nous venons de faire dans ces deux articles) : « Mes seuls regrets sont d’avoir raté certains albums, mais c’est une réaction que j’ai a posteriori, en les re-feuilletant ; ce que je me garde d’ailleurs de faire en général. Il y a, en revanche, des albums dont je n’étais pas forcément content lors de leur sortie et qui s’avèrent réussis. C’est le cas de « Partie de chasse », dont je ne pense pas que ce soit mon meilleur album du point de vue scénaristique, mais qui reste un succès non démenti encore aujourd’hui. Donc, des regrets sur des histoires que je n’ai pas tellement réussies, sur des dessinateurs que je n’ai pas toujours bien servis, mais pas sur les choix que j’ai faits ! »(7).                                                                                                  Gilles RATIER                                      (1) Il s’agit de « La Vengeance du pharaon », une histoire en trois planches parue dans le no 388 du 30 mars 1967, des vingt-huit pages bicolores de « L’Extraordinaire et troublante aventure de Mr Auguste Faust »  publiées du no 390 du 13 avril au no 403 du 13 juillet 1967, des trois de « La Méprise » au n°400 du 22 juin 1967 et des deux de « Un jeu pour passer le temps (quand il pleut) » au n°402 du 6 juillet 1967) ; les deux premières histoires ayant été reprises, en noir et blanc, dans l’album « Mézi avant Mézières » aux éditions Pepperland, en 1981.

(2) Par la suite, en bandes dessinées, Jean-Claude Mézières va, pratiquement, se consacrer uniquement à « Valérian » ! On notera, quand même, quelques pages éparses qu’il dessine sporadiquement pour les « Actualités » de Pilote dont « La Télévision pop scolaire » (deux planches scénarisées par Pierre Christin qui signe encore Linus, au n°442 du 11 avril 1968) et bien d’autres en collaboration avec Gébé, Fred, Florenci Clavé, Alexis, Guy Vidal, Jean Alessandrini, Philippe Druillet, Greg, Jean-Claude Morchoisne, Serge de Beketch, Jean Mulatier, Claude Poppé, Jean-Marc Reiser ou le futur réalisateur Patrice Leconte…, entre 1968 et 1979 ; voir le détail sur les sites http://bdoubliees.com (http://bdoubliees.com/journalpilote/auteurs4/mezieres.htm) ou http://www.noosfere.org/mezieres/index.asp(le site officiel de Jean-Claude Mézières).

Planche originale de « Une femme à la mer !!! » (scénario et dessins de Jean-Claude Mézières), une page publiée au n°579 de Pilote, en 1970.

Dessin de Jean-Claude Mézières dans le n°7 de Schtroumpf.

 (3) Du moins si on en croit Louis Cance (qui n’en a, lui non plus, gardé aucune trace) dans sa précise bibliographie de Linus qu’il a établie pour le n°7 de Schtroumpf : les cahiers de la bande dessinée (troisième trimestre 1973). Si l’un de nos lecteurs peut nous fournir plus de détails (et un extrait) de ce chaînon manquant, nous les mettrons aussitôt en ligne pour compléter, à bon escient, notre article : merci d’avance !

 (4) Un grand merci à Michel Vandenbergh, du Centre Belge de la Bande Dessinée, lequel nous a fourni de nombreux scans des planches de jeunesse de Pierre Christin parues dans Pilote !

 (5) Extraits d’une interview publiée dans le fanzine Café Noir (au n°3), où Pierre Christin s’explique sur ses débuts à Pilote.

 (6) « Valérian contre les mauvais rêves » ne sera publié en album que fort tardivement. Outre une publication pirate en nuances de gris en 1981, limitée à deux cents exemplaires (aux éditions Ratdaud : ah, ah, ah !!!), il faudra attendre 1983 pour que cet épisode soit enfin proposé à un plus large public dans l’ouvrage « Mézières et Christin avec… », publié par Dargaud. Le même éditeur en fera plus tard, en 2000, le tome 0 de la série (repris dans le tome 1 de l’intégrale actuelle, en 2007). « Les Mauvais Rêves » figuraient, auparavant, dans le volume 1 d’une première intégrale, abandonnée après deux volumes, dans leur collection Omnibus (en 1986). Ceci explique que, pour toute une génération de lecteurs qui n’ont découvert « Valérian » qu’en librairie, le premier opus de la série était « La Cité des aux mouvantes » (dont la première édition en album aux éditions Dargaud remonte à 1970) !

 (7) Les propos de Pierre Christin, retranscrits ici, sont extraits d’une interview réalisée à Angoulême par Gilles Ratier, en 1994, et publiée en partie dans l’ouvrage « Avant la case », dont la deuxième édition (revue, largement complétée et corrigée) est toujours disponible aux éditions Sangam.

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4 réponses à Quand Pierre Christin signait Linus : 2ème partie, scénariste à Pilote

  1. Philippe dit :

    Bravo pour cet article qui nous ramène un peu loin mais pas suffisament pour se souvenir qu’ Extra était plus proche de Best ou Rock & Folk que d’un journal de midinettes.

  2. jacques guillerm dit :

    LE BEOTIEN

    A 65 ans le beotien que je suis fait encore des découvertes.
    Je ne savais pas que le metier de scénariste de BD était aussi prenant et aussi varié.
    Je suis impressionné par la somme de travail de Linus ou de Charlier en regard d’une notoriété trop faible.

    Jacques

  3. jacques guillerm dit :

    LA FIRST LADY DE LA BD

    Je peux bien l’avouer aujourd’hui, j’ai toujours eté secrètement amoureux de Laureline.
    Dés notre première rencontre (sur papier dans l’album « la cité des eaux mouventes » elle m’a tapé dans l’oeil.
    Avec son loock Yéyé années 60 et son petit air mutin, elle avait de quoi faire craquer. Je lui trouvais alors un petit air de Marianne Faithfull.
    Dans cet album est jouait un rôle de second plan à coté de son brillant compagnon « Valérian ».

    Mais trés vite la gamine « des mauvais rêves » allait s’épanouir et se transformer en une trés jolie femme sexy.
    Dés l’album « l’empire des 1000 planétes » elle occupe une place de choix sur la couverture.
    Mais c’est à partir de « le pays sans étoile » qu’elle prend toute la mesure de son talent .
    La jeune ados est alors devenue une femme brillante, sûre de son charme et à l’intelligence vive.

    Avec les albums suivant elle va ravir la vedette à son compagnon, c’est elle qui dirige les opérations et malgrés quelques infidelités de son compagnon elle en restera toujours profondement amoureuse (tant pis pour moi).

    Avec les années et l’emancipation de la femme, elles seront nombreuse à envahir ce monde pourtant matchiste de la BD.
    Certaines deviendront même des Strars (Natacha, Yoko tsuno)

    Mais pas une ne supplantera Laureline qui restera pour moi « La first lady de la BD »

    Jacques 2012

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