« Affaires de famille » par Will Eisner et « A history of violence » par Vince Locke et John Wagner

Cette semaine, deux récits très différents mais très sombres où la famille tient un grand rôle. Et dire qu’il y a encore des gens qui pensent que les comics n’ont pas le pouvoir ou l’aptitude à égaler – sinon dépasser – l’introspection de la bande dessinée européenne… Combien d’autres exemples flagrants comme ceux-ci faudra-t-il encore pour anéantir une bonne fois pour toutes cette réputation fausse et idiote ? Ce ne sera pas faute d’avoir publié…

« Affaires de famille » par Will Eisner

« Affaires de famille » appartient aux œuvres tardives d’Eisner, que l’on peut considérer comme un « petit théâtre » humaniste mais terriblement lucide, presque amer. On parle toujours – et à juste titre – de la maestria graphique et narrative d’Eisner, mais moins de la substance et du caractère bien spécifiques de son discours, de ses idées, de son sujet. On me dira que cette donnée substantielle est si implicite dans le travail d’Eisner qu’il est inutile d’y revenir, mais il me semble nécessaire de le rappeler, que ce n’est pas un luxe, et qu’après tout, on pourrait dire de même pour cette maestria graphique et narrative du maître qui devient si galvaudée que cela en deviendrait presque un gimmick. Dans ses œuvres de « l’après Spirit », Eisner se lance dans une exploration anthropologique du quotidien, creusant dans la vie dans la vie de chacun pour mieux faire ressortir notre nature profonde, universelle. Oui, un petit théâtre des vanités, des plus ridicules aux plus désarmantes, tragiques, inéluctables, tout au long des aléas de l’existence, selon ce qu’on construit ou détruit, consciemment ou inconsciemment. C’est bien cela qui ressort de chaque case d’Eisner, dans ces histoires humaines et terriblement banales dans leur malheur. À ce titre, on peut donc définitivement ajouter au palmarès d’Eisner celui de véritable écrivain de la condition humaine, un écrivain que – sur ce point – n’auraient pas renié nombre de grands auteurs littéraires.

 

« Affaires de famille » est une œuvre courte, une tranche de vie, une scène et non une pièce de théâtre, même si elle contient tous les tableaux nécessaires pour comprendre la globalité de la chose. Trop courte ? Oui et non. Évidemment, quand on aime on en veut toujours plus, mais on se doit d’être raisonnables lorsqu’on constate combien Eisner a si justement ciselé son récit pour exprimer le strict nécessaire, donnant au lecteur des brèches dans lesquelles ce dernier extrapolera la situation en connaissance de cause. L’action se déroule sur une seule journée, où Greta invite ses frères et sœurs à l’anniversaire de leur père, un vieillard grabataire de 90 ans cloué sur un fauteuil roulant. Mais ce qui devait être une fête devient vite un jeu de massacre où tous les ressentiments des uns envers les autres vont s’imposer comme seule dialectique familiale possible. Secrets, litiges, incompréhensions, violences, mensonges et autres réjouissances s’avèrent finalement la vraie nature de cette famille bien sous tous rapports, allant même jusqu’à l’inceste et le meurtre. Loin de rassembler les membres de cette fratrie, cette réunion de famille révèle au contraire l’avidité, la médiocrité, l’avilissement et la haine de tout ce beau petit monde. C’est féroce, atroce, simple et horrible. Le vernis craquèle au moindre mot, et la famille idéalisée devient abjecte. Et si nous n’avions pas compris, la citation anonyme en exergue de l’album nous remet les points sur les i quant à la soi-disant légitimité de nos liens familiaux : « Physiquement, les familles sont parfaitement impossibles à distinguer. Elles ne portent pas de badge. Ce sont, au fond, des unités tribales auxquelles leurs membres appartiennent en vertu d’une circonstance biologique. Et elles tiennent grâce à un noyau magnétique qui semble parfois n’être ni de l’amour, ni de la loyauté. »

 

Comme d’habitude chez Eisner (je l’ai assez rappelé plus haut), la narration est impeccable, l’auteur sachant à la perfection inscrire les différents moments de la scène dans un espace global où la circulation et la composition sont définitivement au service du récit, dans des jeux de scène simples, fluides et forts. Les fameux lavis d’encre encadrent l’action dans une bulle qui ne se fait jamais carcan, et la justesse des expressions et des attitudes impose d’elle-même la crédibilité et la cohérence de ce que nous lisons. Bref, je fais finalement comme les autres, à vous redire combien Eisner est un maître de l’art séquentiel. Mais que voulez-vous faire face à cette évidence qui ne cesse de nous rendre si infiniment admiratifs ? Vive les comics, vive Will Eisner !

« A history of violence » par Vince Locke et John Wagner

Mine de rien, petit à petit, la collection Dark Night s’étoffe de belle manière, nous proposant toujours d’excellents polars graphiques aptes à ravir n’importe quel véritable amateur de récit noir. Cet album ne déroge certainement pas à cette règle qualitative, car ce bouquin-là c’est vraiment pas de la gnognotte, mec. Avant d’être un film réalisé par le grand David Cronenberg, « A history of violence » est avant tout un polar signé John Wagner et Vince Locke. Deux noms emblématiques des comics puisque le premier a été l’un des auteurs phare de la revue britannique 2000 AD (« Judge Dredd », vous connaissez ?) et que le second a œuvré avec talent sur « Sandman » ou « Batman ». C’est donc un duo de choc que l’on retrouve pour… une histoire choc. « A history of violence » revêt toutes les qualités du polar exemplaire, à savoir une histoire qui soit bien plus qu’une enquête policière, tendant à constituer un récit noir avant tout, dans la plus pure tradition des grands auteurs américains des années 40. Certes, il y a bien les flics et les flingues et les gangsters et la mort qui traîne derrière chaque chose, mais il est avant tout question de l’humain, le seul, le vrai, le « héros » aussi sûr de la pérennité de sa vie que celle-ci est menacée par des coups du destin et par les conséquences imprévues découlant de choix de vie personnels innocents ou trop engagés pour être assumés pleinement. Ce fameux esprit du polar qui a remis de la mythologie au sein des dégueulasseries du 20ème siècle, faisant du paumé intégral le nouveau chevalier perdu de nos sociétés en désagrégation. Celui qui reste seul, même entouré des siens.

 

« A history of violence » se situe exactement dans ce genre de périmètre. John Wagner, auteur habitué aux ambiances noires désespérées, nous offre ici un récit réaliste effrayant où l’enchaînement des événements semble ne pouvoir s’extirper d’une logique inexorable, implacable, inévitable. Il nous explique qu’on n’échappe pas à son histoire, à son passé, que ce que qu’on a fait de par le passé n’est pas mort, loin de là, et continue à vivre, même loin de ses préoccupations présentes bien installées. Que tout doit se payer. Parce qu’il a un passé bien chargé où le sang a coulé, Tom McKenna va douloureusement se rendre compte que sa petite vie bien établie, bien tranquille, avec femme et enfant, est bel et bien menacée par les fantômes de naguère. Des fantômes plutôt incarnés et prêts à prendre une revanche longtemps espérée, même après 20 ans de silence. Le passé de McKenna va lui sauter à la gueule et remettre tout son équilibre présent en question, en danger. Parce qu’il a eu une enfance difficile et qu’il tenait à sa grand-mère, le jeune McKenna a fini par plonger dans des histoires troubles de la mafia locale. Mort il y eut, idée de vengeance en découla, et Tom disparut dans la nature, alors certain de s’effacer du tableau de chasse de la pègre. Illusion. Si la vengeance est un plat qui se mange froid, alors les sbires de Manzi ont le goût des proverbes, car le milieu n’a pas oublié ce jeune homme venu décimer une partie de ses rangs. Tout l’album raconte comment Tom McKenna va faire pour se sortir de cette mauvaise passe engendrée par ses erreurs passées qui vont mettre lourdement en danger la tranquillité de sa famille. Angoisse. Et la détermination des hommes de main qui le recherchent n’a d’égale que l’horreur qu’il va découvrir au bout du chemin.

 

Le scénario de John Wagner est aiguisé comme un rasoir, et sa belle mécanique se déploie de manière implacable, dans un rythme très bien senti, assez réaliste et dérangeant pour rendre la situation  anxiogène à souhait. Il y a là tout l’art du polar qui fait retenir son souffle au lecteur, sans en faire trop mais en ne ménageant pas ses effets. Les pages se tournent fébrilement, entraînées par notre soif de savoir comment les choses vont se goupiller, et jusqu’à la fin on n’en mène pas large. Le style de Locke, lui, se love parfaitement au contexte de l’histoire, à sa veine réaliste. Son trait simple, lâché, atmosphérique, se rapprochant du croquis, donne à l’œuvre une véracité d’intention et de représentation plus qu’appréciable. Ne se perdant pas dans les détails, allant à l’essentiel des attitudes et des émotions, il exprime au mieux le naturel et le vécu des personnages. Cette esthétique photographique épurée et libre, si elle peut surprendre, s’avère finalement idéale et redoutablement efficace pour porter le propos dans toute son ampleur. Bref, un bon polar bien noir bien puissant bien prenant que je vous conseille de lire si vous vous prenez pour des anges…

Cecil McKINLEY

« Affaires de famille » par Will Eisner Éditions Delcourt (12,99€) – ISBN : 978-2-7560-2359-5

« A history of violence » par Vince Locke et John Wagner Éditions Delcourt (17,95€) – ISBN : 978-2-7560-2617-6

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