Glenn Bray : le musée privé (reportage) !

La plus grande exposition de la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image d’Angoulême en ce début d’année 2012 (et certainement la plus réussie) est, sans conteste, « Le Musée privé ».
Mais « Le Musée privé » de qui ?
Le tiers des pièces exposées, qui représentent près des trois quarts des planches originales de ce « Musée privé », portent la réponse : GLENN BRAY !

Il y a d’ailleurs un panneau qui lui est consacré.

C’est nettement insuffisant.

S’il est absent de la première partie de l’exposition (« Bande dessinée et caricature 1830-1914 »), il faut bien reconnaître qu’il y a très peu de planches ou de dessins originaux dans cette première partie. On peut y admirer surtout des livres, anciens certes, mais surtout des livres, qui n’ont rien d’uniques, mêmes s’ils sont rares.Le nom de Glenn Bray commence à apparaître dès la deuxième partie (« Les Grandes heures du comic strip  américain ») avec des originaux de « Krazy Kat » des 28.8.1938 et 1.4.1939. Premier étonnement de ma part : certaines planches d’Herriman se sont vendues plus de 40 000 $. Glenn Bray est-il si riche ? Il m’explique calmement qu’il l’a payé 200 $ … En 1972. Puis viennent deux strips de Bill Holman (« Smoky Stover ») des 1.12.1935 et de 24.1.1939. Première surprise : l’un est très sale, l’autre paraît neuf. Glenn m’explique qu’il l’a fait nettoyer par une entreprise spécialisée qui analyse l’encre, le papier et utilise des produits chimiques qui blanchissent le papier en laissant l’encre intacte.  Un seul « Li’l Abner », mais pas n’importe lequel : celui où apparaît Fearless Fosdick, parodie de Dick Tracy (30.6.1944). Peu de strips, mais judicieusement choisis.La troisième partie (« Les Débuts du comic book » et EC comics) font la part belle à la collection de Glenn avec une demie planche plus une planche entière de Carl Barks (Donald Duck et « Uncle Scrooge » que l’on connait en France sous le nom d’Oncle Picsou). Lorsque l’on sait à quel point les planches originales survivantes de Barks sont rares (un très mince recueil jadis essaya de les identifier), on ne peut que s’étonner d’en voir deux d’un coup !  Il faut signaler aussi que c’est Glenn qui, le premier, en 1971, demanda à Barks, alors à la retraite, de recréer une couverture en peinture (pour 150 $) et lui fit demander l’autorisation à Walt Disney Inc. La suite est connue. Les prix ont monté tellement que la firme Walt Disney lui retira l’autorisation. À la fin de sa vie le vieux sage accéda enfin à la fortune, mais pas au bonheur pour autant. Puis, on peut voir un « Little Lulu » de John Stanley de 1953,  suivi d’un florilège des célèbres E.C. Comics : trois couvertures d’Al Feldstein, le maître de la science-fiction, deux de Graham Ingels, le maître de l’horreur, trois pages de Johnny Craig, le maître du récit noir,  six ou sept pages de Basil Wolverton, dont une couverture de MAD, trois de Bill Elder, deux de Wallace Wood, et enfin et surtout deux esquisses couleurs des couvertures de MAD n°1 et 11, la couverture du n°11, une histoire complète en 6 planches, « Corpse on the Imjin » parue dans « Two-Fisted Tales » n°25 en janvier-février 1952, chef-d’œuvre qu’Art Spiegelman adore commenter, une  planche de « Genius » et une  du « Jungle Book », le tout d’Harvey Kurtzman,  trois planches de Berni Krigstein, l’autre artiste égaré dans les comic books. Un régal !Et ça continue de plus belle dans la quatrième partie, « Undergound et post-underground », où les petites étiquettes « collection de Glenn Bray » se taillent la part du lion : trois planches de Gilbert Shelton, une de Robert Williams, deux de Rick Griffin,  neuf de Rory Hayes, deux de Bill Griffith, deux de Spain Rodriguez,  deux de S. Clay Wilson,  deux de Jay Lynch,  cinq de Robert Crumb (dont une inédite!), trois d’Ever  Meulen,  trois de Mark Smeets,  deux de Kim Deitch, deux de Jaime Hernandez, une de Kaz,  trois de Daniel Clowes, douze de Peter Pontiac. Lorsque l’on sait qu’il poussa la collectionnite jusqu’à épouser Léna Zwalve, la « Tante Leny » de l’underground Hollandais, on se demande où cet esthète va s’arrêter!

Évidemment dans la cinquième partie, « Raw fait Salon », Spiegelman reprend la main, mais Glenn arrive quand même à placer un Drew Friedman, un Ever Meulen, un Gary Panter, un Pascal Doury.

Et dans la sixième partie, apothéose, toutes les 40 planches de « Binky Brown meets the Holy Virgin Mary » de Justin Green, plus la couverture et la quatrième de couverture (repeintes par l’auteur à la demande de Glenn Bray), dans une salle à part.

Mais qui est ce Glenn Bray ? Un richissime et hautain investisseur ? Un commerçant ? Un fan ?  Un fou ?

Pas du tout : c’est un homme de la classe moyenne américaine, avec des moyens financiers moyens donc,  qui avec beaucoup de goût et de prescience s’est constitué peu à peu une collection qui, cette exposition le prouve amplement, peut rivaliser avec celles des meilleurs musées d’état, auxquels il a la générosité de les prêter pour des expositions pour le plaisir du plus grand monde. Altruiste, très abordable, très gentil, légèrement ironique, peu bavard semble-t-il mais chaque mot est original et soigneusement pesé. Un vrai esthète, donc, mais sans la superficialité du dandy.

Il se fit même, au fil des ans, petit éditeur, non point pour gagner de l’argent mais pour remettre en avant des artistes qu’il estimait un peu tombés dans l’oubli : Basil Wolverton (« GJDRKZLXCBWQ » comics, 1973, « FoopGoop Frolics », 1974), Harvey Kurtzman (« The Illustrated Harvey Kurtzman Index », 1976, « Harvey Kurtzman’s War Art » 1977, « Harvey Kurtzman’s Horror, Sci-Fi and Crime Art » 1977, et « The Hey Look Book », 1978, en photocopies couleurs reliées et en nombre très limité, 20 exemplaires pour le dernier), et Stanislav Szukalski (1893-1987), peintre et sculpteur polonais très à la mode à,Chicago dans les années ’30, rappelé en Pologne où un musée entier lui est consacré, fuyant de justesse la barbarie nazie en 1939, constatant avec tristesse que la totalité de ses œuvres ont été détruites, et survivant péniblement en Californie (« Behold, the Protong », 1980, « Inner portraits »,  1982, « Bronzes of Szukalski », 1989). Il ira jusqu’à disperser ses cendres sur l’île de pâques pour respecter ses dernières volontés et fonder une institution « Archives Szukalski » avec son épouse Lena pour perpétuer sa mémoire.L’exposition est toujours visible au Musée de la Bande Dessinée jusqu’au 6 mai et je ne saurais trop vous recommander d’aller passer une pleine après midi à admirer cette exposition aussi originale qu’instructive, admirablement conçue et réalisée par Art Spiegelman et Thierry Groensteen.

Jacques DUTREY

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6 réponses à Glenn Bray : le musée privé (reportage) !

  1. Gilles Ciment dit :

    Que des livres dans la première partie ? Comme vous y allez ! Vous avez dû passer un peu vite, car les collections d’originaux du musée de la bande dessinée et celle de l’Ohio State University ont été mobilisées pour cette partie, qui vous présente notamment – excusez du peu ! – de superbes planches originales de Winsor McCay (ce qui n’est pas si fréquent !), et ce n’est qu’un exemple. À part ça, vous avez raison, la collection de Glenn Bray est exceptionnelle et sans sa générosité, le « musée privé d’Art Spoegelman » n’aurai été que l’ombre de lui-même…

    • Sauf erreur de ma part les planches de Little Nemo de Winsor McCay se trouvent, naturellement, dans la deuxième partie, (« Les grandes heures du newspaper strio américain ») et non dans la première (« Bande dessinée et caricature de 1830 à 1914″). Le titre et le fond de l’article, comme vous l’avez sans doute deviné, se voulait un peu au second degré, et un hommage à mon vieux copain Glenn Bray, discret et obscur artisan d’un tas de trucs.

      J’ai adoré l’expo!

      Bien à vous

      Jacques Dutret

      • Gilles Ciment dit :

        Oui, pardon, j’ai lu (et écrit) un peu vite…
        Reste que les prêts de Glenn Bray représentent environ 150 pièces sur les 450 que compte l’exposition… Ce qui est énorme et d’une générosité formidable, mais ne saurait résumer, comme vous le faites non sans humour (que j’avais décelé, rassurez-vous), ce « musée privé » au musée de Glenn Bray…
        La vertigineuse liste des œuvres (http://www.citebd.org/spip.php?article3452) vous donnera une idée de l’ensemble.
        Je voudrais ajouter que le dossier consacré à l’exposition sur le site de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image consacre deux articles à Glenn Bray (http://www.citebd.org/spip.php?article3452 et http://www.citebd.org/spip.php?article3386) qui sont autant d’hommages rendus à ce collectionneur avisé et généreux, dont l’un de la plume d’Art Spiegelman lui-même. Il le mérite, d’autant que c’est, comme vous le dites si bien dans votre article, une crème d’homme.

        • « Cher Gilles,

          Je reconnais volontiers une grosse part de provocation humoristique dans cet article : le choix des pièces de l’exposition est bien évidemment celui d’Art Spiegelman et de Thierry Groensteen. Je suis heureux de constater que nous sommes arithmétiquement d’accord sur la place des pièces prêtées par Glenn dans l’exposition (150 sur 450 ça fait presque un tiers) et je vous remercie des liens aux articles, que je transmets à Glenn. Le succès de cette exposition dépassera je l’espère les quelques jours du Salon. Le but de cet article était simplement de la faire connaitre un peu plus, sur un ton peu conventionnel.

          Bien à vous

          Jacques Dutrey

  2. jacques dutrey dit :

    Je me rends compte avec quelque retard que j’ai oublié de préciser que la plupart des livres sur Szukalski sont de nouveau disponibles sur le site szukalski.com.

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