« Masterpiece Comics » par Robert Sikoryak

Ce « Masterpiece Comics » de Sikoryak est un album étrange, une véritable curiosité qui intrigue et dérange avec subtilité. Amateurs de comics, de littérature et de parodies intelligentes, cet ouvrage est fait pour vous !

La parodie est un exercice aussi jouissif que périlleux et qui ne date pas d’hier : personne n’a oublié le fameux « Tijuana Bibles » des années 30, ni les délires des auteurs de Mad deux décennies plus tard. Un exercice difficile, car le seul fait de détourner les œuvres célèbres ne suffit pas à la réussite de cette entreprise qui demande une grande connaissance de la création de départ, un vrai talent pour en retranscrire le style et l’esprit, et une inventivité qui outrepasse la simple gaudriole pour accéder à la contradiction parfaite du respect iconoclaste. Ici, Robert Sikoryak nous propose une œuvre parodique de haut niveau, faisant se percuter les comics et la littérature dans des directions passionnantes – et pour tout dire très malines. En effet, l’auteur ne s’est pas contenté d’appliquer une œuvre sur une autre, mais il a cherché des interactions profondes entre la substance des œuvres littéraires et la mythologie – graphique ou contextuelle – des comics, dressant des passerelles entre les grands caractères littéraires et la nature profonde ou symbolique des héros dessinés. Mi-figue mi-raisin, Sikoryak ne manie pas que l’humour, explorant aussi les dimensions tragiques d’œuvres fondatrices pour en tirer d’étranges spectacles décalés. C’est drôle, bizarre, et réjouissant quant à l’éventail des styles abordés. Car l’artiste ne s’est pas engagé dans une seule littérature ni un unique genre de comics, loin de là. Au contraire, il fait preuve d’un bel éclectisme, passant de Dostoïevski à Beckett et de McCay à Jack Davis. Une lecture bigarrée et touffue que je ne peux m’empêcher de vous détailler ci-dessous tant les richesses y sont spécifiques…

 

Pour incarner le premier couple du premier livre, c’est le piquant duo de Blondie de Chic Young qui est choisi : une Bible pleine de gaffes où les personnages de Young expriment parfaitement la fragilité de tout ça au-delà du sacré. Le célèbre Garfield tient le rôle du premier Faust de Marlowe. En revisitant Mary Worth de Saunders et Ernst sous l’optique du Macbeth de Shakespeare, Sikoryak signe là une très étrange histoire, dérangeante à souhait, proposant des visions horrifiques très fortes. Charmante adéquation entre la simplicité ronde des personnages de Tom Wilson et le Candide de Voltaire, mêlée aux gravures des Lumières. Vient ensuite l’un des moments de bravoure de l’album : Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë revu à la sauce EC Comics ! Un superbe exercice de style où l’esthétique des Contes de la crypte de Jack Davis est joliment retranscrite, et c’est avec un grand intérêt qu’on se rend alors compte combien ces bandes dessinées considérées comme des séries B avaient le potentiel pour adapter de grandes œuvres littéraires. L’idée de prendre l’intendante des Hauts de Hurlevent pour incarner la mythique sorcière narratrice est assurément un coup de génie. Choix étonnant, c’est la pétulante Petite Lulu de Buell qui se transpose dans l’atmosphère dramatique de La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne. Autre très grand moment de l’album, Batman vs Dostoïevski ! Waouh ! Quelle idée géniale ! Le fait de prendre la nature profondément torturée de Batman pour la plonger dans le contexte moralement anxiogène de Crime et châtiment constitue une équation passionnante ; cela questionne le personnage de Bob Kane avec ironie en immergeant la fausse naïveté des bandes du Golden Age dans une trame littéraire tragique et classique, jetant des ponts entre cette littérature reconnue et un genre injustement méprisé. Batman, héros classique? Ensuite, superbe idée, superbe réalisation d’une planche de Little Nemo, le petit héros de McCay étant ici rebaptisé le Petit Dori puisqu’incarnant le Dorian Gray d’Oscar Wilde. Là encore, Sikoryak fait preuve d’une belle acuité en mettant en parallèle la vie rêvée de Little Nemo et le refus de Dorian Gray d’assumer sa réalité. Autre petit bijou, La Métamorphose de Kafka rencontrant Peanuts de Schulz : Charlie Brown est bien le pendant de Gregor, et l’on se met à imaginer ce dernier se dire « J’ai mal au ventre ! » dans le roman. Personnellement, j’adore le choc de la rencontre Superman/Albert Camus, où le fils de Krypton devient L’Étranger, publié dans Action Camus (!!!). Magnifique. Cette rencontre au départ improbable devient lumineuse en regardant les fausses couvertures de Sikoryak qui reprennent les problématiques du roman pour les mettre en parallèle avec ce que sous-entend la présence de Superman sur notre planète. L’album se clôt sur les affreux jojos Beavis et Butt-Head de Mike Judge qui prennent d’assaut le Godot de Beckett : bravo !

 

Entre certaines de ces parodies, on trouve des pages d’annonces oscillant entre Chris Ware et Mad, souvent hilarantes : « Essayez un cours de littérature gratuit : dessinez Homère et tentez de gagner un prix ! », « Commandez le baleinier Pequod, des heures d’aventures et des années de méditation, trois ans d’essai gratuit ! ». Dans la rubrique « Masterpiece Questions », l’auteur répond à un faux courrier des lecteurs pour donner aux plus néophytes quelques éléments leur permettant de mieux apprécier l’ensemble. Bref, avec cet album, Robert Sikoryak nous offre un recueil de parodies plutôt inattendu, original et intelligent. Thanks !

 

Cecil McKINLEY

« Masterpiece Comics » par Robert Sikoryak Éditions Vertige Graphic (24,00€) – ISBN : 978-2-84999-100-8

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2 réponses à « Masterpiece Comics » par Robert Sikoryak

  1. jacques dutrey dit :

    A masterpiece review!

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