Une vraie réflexion culturelle et cultivée sur le 9e art

Thierry Groensteen, éditeur, auteur, sémioticien, s’est définitivement imposé comme l’un des grands spécialistes capables de réfléchir à la bande dessinée non seulement en critique et en praticien, mais surtout en théoricien rigoureux, et comme un intellectuel qui sait placer sa connaissance du médium au service d’une approche universitaire sans faille.

 


Et en ce domaine, la France ne possède pas un corpus de spécialistes à la mesure de sa production littéraire.


Dans cet ouvrage, il développe un certain nombre d’idées et d’intuitions évoquées précédemment (politique commerciale à courte vue des éditeurs, faible connaissance des contempteurs, marginalisation de la culture bd face à la culture chic) ou en précise d’autres (les erreurs de la politique étatique, la multiplication des séries répondant à une approche segmentée du public, le péril d’une soumission au joug de la culture médiatique). Revenant sur les origines töpfferiennes du genre, décrites comme un véritable faux-départ, et sur l’importance de la campagne de légitimation des années 1960-1970, il rend justice à la génération des premiers bédéphiles, mais le fait sans concession. Et s’il a parfois le propos culturellement incorrect, c’est toujours de manière argumentée.


Pour autant, le véritable sujet du livre est bien d’analyser l’essence et la place de la bande dessinée dans le paysage culturel contemporain, à travers un certains nombre d’évolutions récentes. Et toutes les grandes questions du moment trouvent ici un éclairage direct. On regrettera certes des remarques un peu courtes et manquant curieusement d’originalité concernant les mangas, thème sur lequel visiblement l’auteur n’a pas pu (ou pas souhaité) s’étendre, comme si le sujet échappait en partie à des grilles de lecture élaborées dans un autre contexte culturel.


Pour autant, peu d’aspect du 9 e art sont ignorés, et surtout pas ceux qui peuvent fâcher. Le tout sans langue de bois ni détours. Evoquant les problèmes que rencontre actuellement le médium, l’auteur parle clair et ne craint pas d’afficher une vision personnelle tranchée, mais toujours intelligemment façonnée et limpidement présentée : à propos de la couverture médiatique partielle et partiale (prime au sujet, suivisme des rédacteurs, hypermédiatisation d’un petit nombre d’auteurs, que ce soit en raison de leur succès d’édition ou de leur caractère d’exception), du CNBDI d’Angoulême (voué dès la création à un impossible grand écart entre deux cultures qui se sont ignorées avant que de s’opposer dans un cadre administratif artificiel, l’image bd et l’image numérique), de l’utilisation de la bd dans l’Education nationale (réduite au rôle d’illustration sans souci de la qualité intrinsèque de l’œuvre), Groensteen argumente et convainc, avec l’aisance et la force d’une pensée de grande portée, qui aborde le genre dans ses diverses dimensions, sans se limiter à une approche analytique ou seulement érudite.


D’une manière générale, la perception de Gronsteen reste guidée par une constante : la dénonciation de l’absence de discernement et le peu de cas fait à tous niveaux de la spécificité du 9e art, trop souvent abordée dans l’amateurisme d’une vision globalisante ou l’erreur d’un survol faussement comparatif, et ce faute de maîtrise réelle du médium. Mais l’auteur exprime aussi une crainte : que la bd tombe définitivement dans la seule culture du divertissement, ce qui se trouve peut-être déjà annoncé par le recul d’audience de la critique savante. Un danger que ce livre savoureux et érudit, intelligent et engagé, contribue à éloigner, comme un exorcisme et une preuve que la bande dessinée peut susciter une réflexion subtile, à la fois passionnée et passionnante. Un ouvrage plus qu’indispensable : attendu et très bienvenu.


 


Joël Dubos


 


Un objet culturel non identifié, La Bande dessinée, de Thierry Groensteen, Editions de l’AN 2, 19,50 euro


 


 

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