« La Grande Guerre de Charlie » T1 par Joe Colquhoun et Pat Mills

Au lendemain de la commémoration de l’armistice du 11 novembre 1918, penchons-nous sur le 1er volume d’une œuvre britannique remarquable qui traite de la guerre 14-18, « La Grande Guerre de Charlie », qui vient de sortir chez un nouveau label : Delirium.

C’est une drôle d’impression, que l’on ressent après avoir refermé cet album… Un sentiment diffus où l’on sent qu’on a été réellement touché par l’œuvre tout en restant comme interdit, un peu hébété, tellement le ton et l’esprit de ce comic sont justes et inhabituels… Et c’est très bon signe ! Cela signifie que cette œuvre fait partie des créations qui empruntent d’autres chemins, avec le courage d’oser dire et montrer les choses selon un axe spécifique, sans peur. Ainsi, rarement le comique et le tragique auront été aussi bizarrement mêlés que dans cette « Grande Guerre de Charlie ». Une œuvre parue en épisodes dans la revue britannique Battle entre 1979 et 1986. Réalisée par le scénariste Pat Mills et dessinée par Joe Colquhoun, elle est une digne héritière de l’esprit de la mythique revue Blazing Combat dont Akileos avait proposé une édition française il y a peu (notons qu’Akileos va bientôt sortir une édition française de Frontline Combat, le fameux titre de guerre d’Harvey Kurtzman). En effet, à l’instar des histoires d’Archie Goodwin, sous des dessous d’histoires guerrières héroïques, c’est bien à une bande dessinée contre la guerre que nous avons affaire…

 Le contraste entre la tragédie et la comédie est donc très particulier, dans cette œuvre. Cela commence comme une chronique populaire, avec ses petites situations plus ou moins humoristiques ; mais cela ne dure pas… Dès la fin de la deuxième planche, Charlie Bourne, 16 ans, est enrôlé dans l’armée et marche déjà fièrement sous les drapeaux. Il a menti sur son âge pour s’engager et combattre les Allemands. Le récit s’installe vite dans un esprit bon enfant  (« ce sont nos p’tits gars ! »). Mais très vite, la réalité de la guerre plonge nos jeunes recrues dans un autre monde… Néanmoins, Pat Mills ne cesse de faire subsister la dimension de la légèreté et de l’humour chez l’être humain. Même si les conditions de vie sur le front deviennent de plus en plus terribles, il y a toujours l’un des soldats qui lâche une taquinerie, se retrouve dans une situation cocasse, ou provoque le rire pour se protéger de la mort. Le talent de Pat Mills est d’avoir réussi un amalgame parfait de ce contraste de vie, de cette réalité qui – par souci d’objectivité – ne se permet pas de foncer dans un sens ou dans un autre, c’est-à-dire dans le drame pathogène ou la potacherie militaire. Non, Pat Mills opère une osmose autrement plus subtile et proche de la réalité. Car les fautes d’orthographe de Charlie, lorsqu’il écrit aux siens, dénotant de sa candeur liée à son milieu social, les blagues entre copains et même les gags visuels s’immiscent dans les méandres possibles de cette vie en enfer. Tout au long de l’ouvrage, on est souvent désappointé par telle situation, telle séquence comique, tant elle semble aussi incongrue que véridique. C’est dans ce contraste courageux et déployé avec une remarquable acuité que Pat Mills nous dépeint la vie de tous les jours de ces jeunes Britanniques partis batailler en France contre l’ennemi, notamment lors de la bataille de la Somme.

 Et c’est bien pour la bataille de la Somme que part notre petit Charlie, accompagné par des compagnons d’infortune aussi différents qu’un Irlandais baraqué un peu simplet, un ancien soldat vieillissant venu venger ses fils morts au combat, un cynique blasé, ou un homme devenu fou, traumatisé par les combats… Plongés dans la même horreur (qu’ils vont découvrir très vite), tous ces hommes vont obéir aux ordres pour le mieux, pour la victoire, pour évincer l’ennemi. Au fur et à mesure que le récit et les combats avancent, nous sentons combien Pat Mills tient aussi à rendre compte dans cette œuvre des dysfonctionnements et abus criminels de certains gradés, ceux qui – alors qu’ils étaient attablés en train de festoyer – envoyaient leurs hommes à une mort certaine. Des ordres débiles, outranciers, des hommes sacrifiés sans remords, puis les mesures de discipline et les exécutions pour ceux qui n’auront pas voulu mourir pour rien… Au-dessus de Charlie et de ses compagnons armés, il y a ici deux lieutenants, Thomas et Snell. Le premier tente de sauver le plus de vies possibles par de vrais stratégies militaires (devant pour cela aller parfois contre sa hiérarchie), mais l’autre est un boucher assoiffé de sang, considérant les hommes comme de la viande, capable de provoquer la décimation de tout un peloton…

 Si comme je l’ai dit l’humour est très présent dans cette œuvre, la face sombre de celle-ci n’en est que plus prégnante… La lecture de « La Grande Guerre de Charlie » est souvent poignante, traversée par des drames et des horreurs révoltantes… Les deux auteurs se sont remarquablement bien documentés pour bâtir cette épopée, cela se sent à chaque coin de case, sur le fond comme sur la forme, dans les décors, les uniformes, les chants et les expressions… Sans parler des cartes postales typiques de la première guerre mondiale, avec leur imagerie et leur second degré… Mills a donné des documents à Colquhoun pour qu’il les insère dans sa mise en pages, souvent en ouverture de planche. Ainsi, cette carte postale type fournie par l’armée où le soldat ne peut que cocher les mentions inutiles en dit long sur la manipulation de la grande muette envers sa chair à canon… De nombreux exemples parsèment l’œuvre, nous rappelant s’il le fallait que ce que nous lisons n’est pas vraiment une fiction, et que tout ceci fut horrible… Il faut bien sûr parler du magnifique travail du dessinateur, Joe Colquhoun, qui a très efficacement mis en images le scénario de Mills. Son style réaliste – dans la lignée des fleurons du genre – convient parfaitement à l’histoire, sachant moduler le trait comique ou tragique selon l’évolution des choses, et s’avérant parfait dans les contrastes. Sa force vient aussi du fait que sa précision de trait est capable de s’allier avec des environnements graphiques beaucoup moins stricts, engendrant ainsi une belle dynamique et une profondeur bien sentie. C’est souvent très très chouette… Et même lorsque Mills impose un nombre de cases conséquent, Colquhoun réussit à mettre tout ça en page dans un sens du rythme et de la composition admirable.

 Ne finissons pas cette chronique sans parler de l’appareil critique de l’album, puisqu’il est de qualité et plus que bienvenu. C’est Pat Mills en personne qui signe l’introduction, revenant sur la nature et l’histoire de « La Grande Guerre de Charlie ». Puis, Neil Emery nous dresse l’histoire éditoriale de la série, documents à l’appui. Après les épisodes publiés, Pat Mills commente ceux-ci en revenant sur certains détails et aspects véridiques de son récit. Enfin, l’album se clôt sur un texte de Steve White qui nous redonne quelques bases historiques pour mieux comprendre l’effroyable réalité des soldats britanniques lors de la bataille de la Somme. Il nous rappelle que le 1er juillet 1916 (premier jour de l’offensive), 20 000 Tommies furent tués, et 40 000 blessés… Je pourrais encore faire des compliments sur cette œuvre, mais je laisse plutôt la parole à Alan Moore : « Personne n’est parvenu à dépeindre aussi justement l’inhumanité et la misère que Pat Mills et Joe Colquhoun dans le chef-d’œuvre « Charley’s War ». »

 Notons enfin que Delirium est un nouveau label issu de la collaboration entre les sympathiques éditions Çà et Là et 360 Media Perspective. Ce label entend promouvoir une certaine bande dessinée de genre, inédite ou méconnue, couvrant la science-fiction, le fantastique, la guerre ou le polar… Nous lui souhaitons donc longue vie ! Le deuxième volume de « La Grande Guerre de Charlie » sortira au premier semestre 2012.

Cecil McKINLEY

« La Grande Guerre de Charlie » T1 par Joe Colquhoun et Pat Mills Éditions Delirium (19,50€) – ISBN : 978-2-916207-60-5

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