Du côté des petits éditeurs

Voici quatre albums, qui chacun à leur manière, illustrent la capacité des éditeurs de petite ou de moyenne importance à exploiter des segments originaux : Chroniques d’un pigeon parisien de Pome Bernos, Vacances sur Vénus de Germano Zullo, Ulysse, t.3, Le duel des prétendants de Sébastien Ferran et Les Rugbymen, t1, On va leur mettre les poings dans les yeux de Beka & Poupard.

 

 

Les grandes maisons d’édition n’ont généralement pas la souplesse (et de moins en moins étant donné les impératifs commerciaux actuellement affichés), qui leur permettrait de développer une production totalement déconnectée des grandes tendances du marché. Voici ce mois ci des albums, qui chacun à leur manière, illustrent la capacité des éditeurs de petite ou de moyenne importance à exploiter des segments originaux.

 

            Tout d’abord, deux oeuvres de jeunes auteurs qui tracent leur voie de manière obstinée et exigeante, loin des contingences des gros chiffres de vente, mais avec une richesse créative remarquable : poétique et philosophique avec Pome Bernos chez Emmanuel Proust, ou, dans une veine proche, profondément personnelle et ambitieuse, avec Germano Zullo et Albertine chez La joie de lire. Dans les deux cas, la créativité des auteurs, la densité du message à faire passer, la multiplicité des lectures possibles, trait caractéristique des oeuvres complexes sous leur aspect épuré, s’imposent.

 

            Les deux albums suivants relèvent davantage de la production de niche : mythologique, variée et semi-réaliste avec Sébastien Ferran chez Emmanuel Proust, comique, enlevée et caricaturale avec Beka & Poupard, Chez Bamboo. Ici, les productions font la transition avec les séries commerciales, le moteur relevant peu de l’expérimentation artistique mais plutôt de la recherche d’un lectorat ciblé.

 

            On le voit, les styles, les objectifs, les publics visés, dégagent d’abord leur extrême diversité. Mais toutes ces productions ont en commun, des bibliothèques des intellectuels parisiens jusqu’aux supérettes occitanes, de porter la bande dessinée là où l’on ne l’attends pas nécessairement. Faisant en cela oeuvre de véritable créativité.

 

 

 

Joel Dubos

 

 

 

Chroniques d’un pigeon parisien, Pome Bernos, Emmanuel Proust, 12,60 euros

 

C’est l’histoire d’un petit pigeon solitaire qui se lie d’amitié avec des dessins tagués sur les murs de la ville. C’est dans cet univers poétique, dressé avec un dessin minimaliste mais néanmoins d’une réelle virtuosité elliptique, que se déploie cette oeuvre exigeante et de prime abord déconcertante, véritable récit à la Prévert, structuré par une philosphie proche de l’existentialisme. L’entretien final de la jeune auteure nous offre une clef avec la référence aux artistes urbains : cet album peut ainsi être interprété comme une mise en correspondance personnelle des graffitis rencontrés dans Paris. Parce que l’on n’existe peut-être qu’à travers les témoignages évocateurs de soi ou que l’on se résume à la trace que l’on peut laisser, ces découvertes conduisent à une réflexion sur la solitude, sur l’amitié, indépassable méconnaissance de l’altérité, et sur le rapport social. Chacun se retrouverait prisonnier de sa quête spécifique, incompris, effrayant aux autres et aveugle à autrui, confiné dans sa propre dimension. Le dessin, en gris et blanc, ponctué de taches de couleurs primaires, comme pour mieux traduire la rupture dans la continuité monotone de l’existence, sonne finalement comme un hommage envers la transgression créatrice qui seule peut libérer l’individu de sa condition dans un monde massivement aliéné par un enfermement normatif. Le tout laisse une impression à la fois tendre, drôle, et doucement mélancolique, d’une incontestable et originale profondeur.

 

JD

 

 

 

 

 

Vacances sur Vénus, Germano Zullo, Albertine, La joie de lire, 9 euros

 

Un homme et son chat, partis en vacances au Lavandou, prennent un raccourci qui les mène sur une étrange plage rouge. Ils sont bientôt rejoints par deux créatures aussi fascinantes qu’incompréhensibles. Le style graphique et la grammaire narrative particulière, nourris d’emprunts à l’univers enfantin (récit linéaire, dessin d’apparence naïve, texte bref, gags aimablement amusants, couleurs franches en larges aplats, dialogues brefs, inventivité onirique du scénario), semblent reprendre les enseignements d’un Miro dans la recherche de l’expressivité première. L’ensemble peut de ce fait être lu au premier degré avec plaisir par les tous petits, mais appelle aussi un décryptage ouvert aux interprétations personnelles qui stimulera les adultes, en évoquant la distance qui sépare les êtres mais que le sentiment franchit aisément. Les hommes et les femmes viennent de dimensions de l’espace totalement irréductibles, mais il leur arrive cependant, après un cheminement hasardeux, de se rencontrer parfois, jusqu’à laisser s’épanouir un attachement que rien n’annonce, sinon la libre acceptation d’autrui. Il importerait donc seulement de s’abandonner dans une dimension relationnelle spécifique, qui bannirait la revendication et accepterait la barrière de l’incommunicabilité rationnelle au profit de l’attirance intuitive représentée par Vénus, lieu de rencontre et allusion limpide à l’amour qui transcende les différences. Une création pleine de fraicheur d’une subtile simplicité.

 

JD

 

 

 

 

 

Ulysse, t.3, Le duel des prétendants, Sébastien Ferran, Emmanuel Proust, 13 euros

 

Ulysse échappe à l’ensorcelante Calypso avec l’aide de Nausicaä et peut enfin entreprendre le voyage de retour vers Ithaque où l’attend Pénélope. La trame suit incontestablement le chef-d’oeuvre d’Homère, mais avec une libre appropriation du récit qui contribue à dynamiser le dernier tome d’une série influencée par les créations contemporaines (les combats de superhéros ou Ulysse 31). Avec son trait pur et simplifié, hésitant entre réalisme et épure aux physionomies enfantines, qui peut presque paraître maladroit au premier regard, mais qui en fait contribue puissamment à poser les ambiances et à suggérer l’intensité dramatique, Ferran adopte une approche mixte, conjuguant les découpages résolument modernes avec des choix nettement plus rétros (les deux aspects se retrouvent rassemblés sur la même page 32). Jouant des contrastes (point de vue, taille des cases, cadrage, style, encrage, volume des dialogues), alternant plans généraux, plans d’ensemble à l’ancienne mode, et gros plans (audacieuse planche 30), n’hésitant pas à rompre la mise en page classique (pp. 10-11, 22-29, 35-39, 48-51) pour mieux traduire les ruptures, l’auteur produit une bd d’une grande variété formelle avec des pages très réussies (superbes pp. 24 ou 26), et d’autres plus schématiquement rendues qui lui permettent de jouer sur les effets d’humour grâce à l’utilisation d’un trait quasiment caricatural. Un oeuvre actuelle, idéale pour initier les jeunes à la mythologie.

 

 

 

JD

 

 

 

 

 

Les Rugbymen, t1, On va leur mettre les poings dans les yeux, Beka & Poupard, Chez Bamboo, 8,99 euros

 

Paillard offre trois choses à voir absolument : son église, son équipe de rugby et son rond-point ovale. Bienvenu au coeur de l’ovalie, truculente, bagarreuse et bâfreuse, celle qui roule les r, s’empiffre de plats régionaux bien gras, et vit au rythme du rugby, mais surtout des pantagruéliques troisièmes mi-temps et des exploits parasportifs de ses champions. Ceux-ci n’ont pas leur pareil pour se ruer à l’assaut des cassoulets, pour montrer leur derrière depuis le bus pendant les déplacements, ou pour fêter tout et n’importe quoi dans d’homériques beuveries. Même l’arrivée d’une svelte diététicienne envoyée par un président lassé des éternelles défaites de son équipe, ne parvient pas à changer l’attitude de ses joyeux drilles. De beau jeu, point. Mais des gnons comme s’il en pleuvait, des baffe que même Obélix ne renierait pas, de la castagne sous toute ses formes. C’est drôle, outrancier à la façon méridionale, avec la faconde de ce sud qui abrite les deux auteurs. Le dessin expressif et dynamique de Poupard entre parfaitement en correspondance avec les dialogues nerveux, pour ne pas dire tonitruants, de Béka. Empli de références à l’univers graphique et textuel d’Astérix, l’ensemble donne un album qui n’a d’autres prétentions que d’amuser et qui y parvient fort bien. Un l’humour sympathiquement rude, à prendre comme une bonne grosse plaisanterie de troisième mi-temps.

 

JD

 

 

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