Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Jason Drum » : une BD de Gil Kane seulement sortie… en Belgique ?!
Dans les deux précédents « Coin du patrimoine » consacrés au dessinateur belge Franz, Gilles Ratier évoquait l’existence, dans l’hebdomadaire Tintin, d’un récit de science-fiction que l’Américain Gil Kane avait interrompu au bout de quinze pages et dont Franz avait dessiné les cinq ultimes pages : « Jason Drum ». Jean Depelley revient sur la genèse de cette histoire…
À la fin des années 70, après avoir joui d’une liberté artistique totale sur ses graphic novels « Blackmark » et « His Name is Savage », Gil Kane (de son vrai nom Eli Katz) est de plus en plus mécontent de ses rapports avec les maisons d’édition de comic books… « Blackmark » (1971) est paru en France en épisodes dans les numéros 17 à 23 de la revue Phénix (1971-72). « On l’appelle Savage » (1968) est sorti aux Humanoïdes Associés en 1983.
Pendant plus de trente ans, Kane a largement œuvré, aussi bien sur des histoires que sur des couvertures, tant chez DC que chez Marvel.
Atom, Green Lantern… des personnages que Kane a repris avec succès pendant le Silver Age de DC…
Captain America, Spider-Man, Conan, Warlock…, repris par Kane chez Marvel dans les années 70.
Quelques unes des innombrables couvertures réalisées par Gil Kane.
Le moment est venu, pour lui, de collaborer à un Syndicate plus respectable, afin de toucher des droits d’auteur sur ses créations et d’être reconnu en tant qu’auteur à part entière…
Kane obtient un certain succès avec le strip « Star Hawks », produit avec les scénaristes Ron Goulart, puis Archie Goodwin, pour NEA Inc., dont les bandes quotidiennes et les pages du dimanche paraissent dans de nombreux journaux américains entre 1977 et 1981…Un strip de « Star Hawks » et la couverture de l’édition américaine, sortie chez Hermes en 2004, compilant la série.
En parallèle, il reprend le 1/7/79 les Sunday Pages de « Tarzan », après le départ de Russ Manning, et ce jusqu’en février 1981…
Une page du dimanche de « Tarzan » (parue en France dans Télé Poche)
C’est au cours de la convention de San Diego de 1978 que Gil rencontre Michel Greg. L’artiste-scénariste français ouvre alors à Kane de nouveaux marchés sur l’Europe, et particulièrement à l’hebdomadaire Tintin, où il officie en tant que directeur de publications.
Michel Greg, l’immense scénariste (« Commanche », « Bruno Brazil »…) et père d’« Achille Talon »…
Grâce à Greg, trois albums de « Star Hawks » sortent en France à l’aube des années 80, que Gil vient lui-même dédicacer au salon d’Angoulême en 1981.
Les trois albums de « Star Hawks » français : le premier en noir et blanc aux éditions du Square (1979) et les deux suivants en couleurs chez Dargaud (1980 et 1982).Â
Pourtant, peu de choses ont été rapportées à ce jour sur « Jason Drum », la première série que Gil Kane produisit pour l’hebdomadaire Tintin mi-1979, une série oubliée jusque sur les bibliographies réputées complètes de l’auteur !
La couverture de Tintin (nouveau) n°202, présentant le premier épisode de « Jason Drum ».
Jason Drum est une déclinaison de John Carter, le héros des romans d’Edgar Rice Burroughs, physiquement proche du « Blackmark » de Kane ou des versions Marvel de John Carter (1977-78) et Gullivar Jones (1972), toujours par Kane…
 Jason Drum par Gil Kane…
« John Carter », le premier roman de Burroughs, sorti en 1917 aux USA et 1970 en France (Édition spéciale). Chez Marvel, « Gullivar Jones » (dans la revue Creatures on the Loose) et John Carter, Warlord of Mars, ayant certainement inspiré « Jason Drum »…
À l’origine, « Jason Drum » est d’ailleurs peut-être une histoire refusée par les éditeurs de comic books US, que Gil cherche à replacer quelque part… Et c’est ce qui se produit finalement dans l’édition belge de Tintin (nouveau), du numéro 202 (juillet 1979) au 207 (août 1979)… Une édition uniquement distribuée aux abonnés en France, c’est dire !
Les pages 1, 3 et 6 de « Jason Drum » par Gil Kane.
Mais entre fin 1978 et mars 1979, une opération de la vésicule biliaire ralentit drastiquement la production de Gil Kane. Très en retard sur ses commandes de comic books, sur « Tarzan » et « Star Hawks » (pour lequel il est contraint de se trouver un « ghost artist »), Kane doit se résoudre à abandonner « Jason Drum » après 15 planches, malgré l’aide de son assistant Joe Staton qui l’aide pour le découpage et les crayonnés.
Un strip de « Star Hawks » de 1979, ghosté par Howard Chaykin…
Et André-Paul Duchâteau, le rédacteur en chef de Tintin, est contraint de terminer le scénario lui-même, après parution des cinq premiers épisodes dans la revue. Duchâteau demande au dessinateur Franz (avec lequel il a collaboré sur « Hypérion ») de s’y coller.
André-Paul Duchâteau et Franz…
L’artiste belge encrera les cinq dernières pages crayonnées reçues de Kane et conclura l’histoire en dessinant lui-même cinq planches dans les numéros 206 et 207 de Tintin.
Une planche dessinée par Gil Kane et encrée par Franz…
Une planche entièrement de Franz.
En 2006, au cours de cette enquête, nous nous rapprochons d’un prestigieux éditeur américain, faisant également office d’agent testamentaire à Gil Kane (malheureusement décédé le 31 janvier 2000). Après recherche dans les archives de Kane et la découverte de 44 pages encrées et dialoguées, il s’avère finalement que le graphic novel « Jason Drum » a bel et bien été achevé par Kane… Une Å“uvre qui reste encore à découvrir par les amateurs de BD du monde entier !Malgré les couleurs extrêmement vives de l’hebdomadaire Tintin, l’amateur de Gil Kane ne peut être qu’impressionné par la qualité du dessin et la narration de ce maître de la BD américaine sur cette série oubliée…
 Jean DEPELLEY
avec la collaboration de Gwenaël JACQUET
Cet article a pu être réalisé grâce à l’aide de Frank Le Gall, Claudine Sterlin et Jérôme Allard. Il est dédié à la mémoire de Tibet, dont l’aide précieuse et la générosité ont nous permis d’enquêter sur cet épisode peu connu de l’hebdomadaire Tintin…
mise en page : Gilles Ratier, aide technique : Gwenaël Jacquet
Bonsoir,
Je découvre à l’instant ce bel article. Bravo ! J’ignorais que l’ami André-Paul avait joué le « ghost-writer » pour cette histoire. Ça ne m’étonne pas plus que ça, connaissant son professionnalisme et sa gentillesse, son amitié, aussi, pour Franz.
Bien cordialement,
Patrick Gaumer
J’avais oublié Jason Drum! Je me souviens, en tant que lecteur, d’avoir été très déçu du changement de dessinateur, d’une page à l’autre. Et d’une histoire qui se terminait en queue de poisson. Tout s’explique maintenant.
Par contre, êtes-vous certain que ces planches n’ont pas aussi été publiées dans le Tintin France? C’est là qu’il me semble les avoir lues (dans un recueil du journal)
Merci pour ces commentaires ! Concernant l’hebdomadaire Tintin (nouveau), le BDM précise qu’il s’est arrêté, en France, au numéro 143 du 6 juin 1978. Après, il s’agit d’une édition francophone, distribuée en France via la branche France des éditions du Lombard… La publication devient donc exclusivement belge (même si les n° français ont quelques fois des couvertures différentes et une numérotation personnelle) jusqu’au n°690 du 29 novembre 1980, avant de reprendre, en décembre 1988, avec Tintin Reporter.
Bravo pour cette enquête. il me semble avoir lu cette bande dessinée de Gil Kane dans Junior ( une version « bon marché de Tintin qui était vendue au porte à porte dans le HLM de mon enfance…). Greg, à l’époque, publiait également le Spirit de Will Eisner !
Sympa de se rememorer cette histoire de Kane effectivement lue dans Tintin autrefois, a la meme epoque que CRASH de Mike Saenz par exemple. On peut feliciter les auteurs et aussi de l’editeur qui avait le merite d’aller plus loin que CHICK BILL
JC