OU LE REGARD NE PORTE PAS 1

La créativité traduit l’état de santé d’un genre. Loin des recettes expéditives, cet album laisse bien augurer de l’avenir de la bande dessinée. Un récit captivant, conjuguant tout à la fois les qualités du réalisme fantastique, de la tragédie et du récit de genre, un dessin somptueux, un encrage intelligent, annoncent une jeune équipe en train de s’imposer de belle manière.

Quelque part sur la riviera italienne, au tournant du siècle précédent, le petit Williams et sa famille, arrivent d’Angleterre dans un village de pêcheurs. Le père a des projets de développement, l’enfant lui tombe sous le charme de la région, et aussi d’une petite fille aux dons mystérieux qui l’initie à cette nouvelle vie. Mais les étrangers ne sont pas les bienvenus et les adultes révèlent une capacité implacable à semer le malheur.

 Il y a du Pagnol à la fois dans la narration de ces destinées tragiquement ruinées par la méchanceté, et bien sûr également dans la découverte, par un petit garçon émerveillé, des rivages méditerranéens. Car c’est à travers ses yeux que sont vues les pérégrinations de la famille dans un petit village refermé sur ses traditions.

 Sur la couverture, deux points rouges, contrastant avec le blanc de la roche et le bleu saturé du ciel, deux petits enfants ; accrochés à un éperon loin au dessus d’un vide apparemment insondable, contemplent dans la stupeur un abîme qui semble attirer leur regard de manière irrésistible. Alors on se prend à s’interroger sur ce que recèle le gouffre tout au fond : paradis ou enfers ? La réponse viendra peu à peu.

 La force de l’album repose d’abord sur les superbes dessins d’Olivier Pont (et un remarquable travail d’encrage qui prouve que décidément, il faut rajouter les grands coloristes méritent amplement le titre d’auteurs), délicats et subtils, qui rendent de manière remarquable la luminosité du sud méditerranéen, les variations du ciel et de la mer, en des paysages de calanques purifiés par une profusion de lumière. Les ciels superbes, la mer changeante et les rochers acérés s’unissent en de magnifiques vues verticales (pages 1, 60, 69, 72, etc.). Le sens du rythme et du cadrage (voir l’admirable page 63, particulièrement les deux dernières vignette), mais aussi l’utilisation des gros plans pour rendre l’intensité des regards et le poids des silences, présagent d’un grand dessinateur.

 Le scénario de Georges Abolin, nuancé, progressif et fouillé, prend le temps, dans un gros album de 96 pages, de poser les éléments du décor, les psychologies, les espoirs et les craintes des personnages, bref le cadre de l’existence quotidienne de gens simples et passionnés, dont les relations laissent libre cours à la forces des sentiments et au déterminisme des caractères. Une société où le surmoi du citoyen n’a pas encore émergé des règles tacites mais inflexibles de la tribu. On pourrait considérer que l’album vise en premier lieu à expliciter toute la pathologie sociale des communautés repliées sur des valeurs d’intolérance paranoïaque, héritées de temps immémoriaux, les amenant à refuser toutes ouverture sur le monde, sa modernité et sa diversité. Les auteurs tiennent visiblement à donner une analyse réfléchie du communautarisme, dénonçant le danger des archaïsmes et du racisme. Le récit entonne crescendo un hymne à la tendresse, à l’amour et à l’innocence des coeurs purs, de ceux qui donnent, et qui, avec humour, sensualité, intelligence ou optimisme, transcendent les interdis, nourrissent la vraie vie et alimentent le bonheur.

Mais dans cet univers paradisiaque, des pleines pages s’immiscent soudainement, sans explications, qui narrent toujours des fragments de destins brisés, d’amours impossibles et assassinés, dans une dominantes de tons or, sang et noir. Le drame s’annonce ainsi, retrouvant pages 78 puis 85 les teintes agressives du mal qui se déchaîne. De ce fait, l’album peut encore être appréhendé comme un conte tragique qui déroule peu à peu les ressorts d’un récit fantastique, avec des enfants très normaux, et pourtant animés de pouvoirs psy, entre Gestalt et métempsycose.

Au final, le premier volet de ce diptyque (le second est attendu dans le courant de l’année) donne une oeuvre subtile, riche d’une lecture à plusieurs niveaux, un beau récit de destins, d’innocence perdue, de douleur portée au delà des pleurs jusqu’à sa dimension tragique. Et la révélation incontestable de grands talents et d’une vraie promesse.

Joël DUBOS

Où le regard ne porte pas, de Georges Abelin, Olivier Pont et Jean-Jacques Chagnaud
Editions Dargaud – Collection « Long courrier », 96 pages couleurs, (14 €).

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