« Les Clés de la bande Dessinée » T3 par Will Eisner

C’est bien plus qu’une simple sortie d’album dont il s’agit ici, mais bien de l’achèvement de la publication de la trilogie d’Eisner sur la science de la bande dessinée. Rien de moins que l’un des principaux fondements historiques de la connaissance du 9ème art, donc…

« Les Clés de la bande Dessinée » T3 (« Les Personnages »)

Au-delà de Duc et McCloud et malgré certaines périodes où l’on sentirait presque poindre un temps venu pour cela (mais la percée semble ne pouvoir que s’éteindre à chaque fois), les lecteurs français n’ont que trop rarement eu accès à de vrais ouvrages théoriques sur l’art de la bande dessinée. Parfois trop succincts, parfois trop scolaires, ou remplis de tics, ces ouvrages ont rarement atteint le niveau escompté. Au-delà des évidences trop faciles devenues systématiques, on ne peut encore aujourd’hui que considérer les travaux d’Eisner sur son medium de prédilection comme étant l’une des sommes de savoir incontournable pour quiconque voudrait appréhender et comprendre réellement ce que signifie « faire de la bande dessinée ». Les deux premiers volumes de cette trilogie avaient été édités par Vertige Graphic il y a bien des années, et aujourd’hui Delcourt a repris le projet global sous sa coupe en rééditant lesdits deux premiers volumes, finalisant enfin le grand œuvre en publiant un troisième et dernier tome sur lequel Eisner travailla peu de temps avant de mourir. Assez de temps toutefois pour établir le squelette de son ouvrage, mais aussi réaliser des illustrations supplémentaires, faire des choix iconographiques, et amorcer le rédactionnel. Malheureusement, très malheureusement, Eisner nous a quittés avant de pouvoir parachever son ultime livre théorique, lui qui a tant apporté à la bande dessinée en termes de narration, de graphisme, d’esprit, d’inventivité. Après l’art séquentiel et la narration, voici donc enfin le volume consacré aux personnages.

Certes, la bande dessinée permet tout, et donc de faire d’une salière et d’une cravate deux personnages à part entière. Mais la nature humaine, si prompte à s’exprimer pour s’affirmer, se raconter, pousse les artistes à mettre principalement en scène le genre humain dans leurs œuvres. Ainsi, connaître et savoir dessiner le corps humain – et donc savoir aussi bien le déformer en connaissance de cause – devient l’un des paramètres qu’il convient absolument de maîtriser si l’on veut que sa création soit crédible. Pour ce faire, de grands artistes se sont penchés sur cet épineux et passionnant problème. On pense évidemment à Burne Hogarth, mais le fait qu’Eisner propose lui aussi sa théorie apporte beaucoup à la modernité de cet enseignement. Une liberté lucide où l’attachement à des valeurs fondatrices du medium sont décortiquées et expliquées sans jamais perdre de vue le souci créatif, ni le but de l’expression. Selon son procédé habituel, Eisner ne submerge pas le lecteur avec des textes théoriques n’en finissant plus, mais annote de manière efficace – allant droit au but – des exemples visuels spécifiques. S’appuyant sur des dessins qu’il réalise spécialement pour l’ouvrage, mais aussi sur certaines de ses planches les plus explicites ou bien des œuvres réalisées par d’autres auteurs, Eisner guide le lecteur et l’apprenti dessinateur plutôt que de les enfermer dans la théorie. Il leur demande de voir. De sentir eux-mêmes où se trouvent les éléments à déceler dans la planche. Un cours magistral mais non paternaliste.

Après une entrée en matière où Eisner revient sur les connaissances de base de l’anatomie humaine, celui-ci embraye assez vite sur les attitudes, les actions, les situations émotionnelles et caractéristiques du corps humain telles qu’on les retrouve dans la vie… et donc dans l’art. Actions, réflexes, langage des gestes et des attitudes, interaction entre cerveau et gestuelle, autant de paramètres qu’Eisner va illustrer par quelques-unes de ses planches afin de mieux nous faire comprendre ce qui doit résulter de la théorie. Remises dans ce contexte pédagogique, ces planches semblent révéler leur sédimentation comme jamais. Puis Eisner passe en revue les principales émotions humaines (colère, joie, peur, surprise…) et nous montre comment le corps en son entier exprime le ressenti intérieur du personnage. Ces fondamentaux incontournables dans la science de la bande dessinée sont tous illustrés par des planches d’Eisner, mais aussi différents dessins parfois spécialement conçus pour l’ouvrage. Il explorera de même la communication physique, et la capacité expressive du corps, avant de se pencher sur les stéréotypes humains, la physiognomonie ou le jeu d’acteur. Bref, cet ouvrage est un vrai condensé de tout ce qu’il faut aborder pour que les créatures de papier vivent devant nos yeux avec justesse et crédibilité. Notons qu’Eisner a choisi des œuvres de Charles Dana Gibson, William Hogarth, Rodolphe Töpffer ou Jack Kirby pour étayer son discours, ce qui ne gâche rien ! Vous l’aurez donc amplement saisi : la trilogie d’Eisner se doit de figurer dans la bibliothèque de toute personne souhaitant faire de la bande dessinée ou mieux comprendre la nature de cet art si complexe… Incontournable, indispensable, vital, obligatoire, un ouvrage de référence, comme on dit…

Cecil McKINLEY
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« Les Clés de la bande Dessinée » T3 (« Les Personnages ») par Will Eisner Éditions Delcourt (17,50€)
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Et bien sûr toujours disponibles :
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« Les Clés de la bande Dessinée » T1 (« L’Art séquentiel ») par Will Eisner Éditions Delcourt (17,50€)
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« Les Clés de la bande Dessinée » T2 (« La Narration ») par Will Eisner Éditions Delcourt (17,50€)

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