« Captain America » (1ère partie)

À l’heure où le blockbuster de Joe Johnston s’apprête à envahir les écrans, revenons sur les origines du personnage et sur les intentions de ses plus grands auteurs : Joe Simon & Jack Kirby… rejoints, par la suite, par le scénariste Stan Lee…
Cet article est dédié à la mémoire du génial Gene Colan, l’autre grand dessinateur de  » Captain America « …


À la fin des années 30, le Nouveau Monde regarde avec inquiétude la montée du nazisme en Europe, particulièrement les communautés juives d’origine européenne installées aux USA auxquelles appartiennent Simon, Kirby, Lee et plus généralement le monde de l’édition new-yorkais.
Lorsque l’Allemagne envahit la Pologne en septembre 1939, l’Amérique s’indigne et les comics prennent parti, bien avant l’entrée en guerre de l’Oncle Sam. Les exemples de propagande antinazie dans la BD US (strips ou comic books) abondent, se mêlant à un patriotisme nouveau incarné par le New Deal du Président Roosevelt, responsable du redressement économique de son pays, suite à la crise de 1929.


«  Wildfire  » de Jim Mooney dans Smash Comics # 25 (août 1941, Quality)

Si Captain America est bien le plus célèbre des personnages patriotes, il n’est pas le premier : dès 1939, le scénariste Harry Shorten et le dessinateur Irv Novick imaginent « The Shield », qui paraît en janvier 1940 (soit un an avant Captain America Comics n°1) dans le premier numéro de Pep Comics chez MLJ.

Lorsqu’en août 1940, Joe Simon dessine les maquettes des Pocket Comics pour son ami le jeune éditeur Al Harvey, il invente le personnage de « Spirit of ’76 », un autre héros patriote. Les Pocket Comics ne sortiront qu’un an plus tard, mais cesseront de paraître rapidement (au 4e numéro, voir notre article précédent http://bdzoom.com/spip.php?article5076).

Entre temps, Joe Simon et Jack Kirby sont arrivés chez Timely, basé sur la 42e rue, où ils occupent les postes de directeur de collection et directeur artistique pour l’éditeur Martin Goodman, sans contrats d’exclusivité.


Martin Goodman en 1942

Les deux hommes travaillent d’arrache-pied dans leur petit studio voisin sur la 45e rue. Dans Daring Mystery Comics n°6, l’une de leurs premières productions sortie en septembre 1940, ils conçoivent « Marvel Boy », au costume assez proche du futur « Captain America » (si ce n’est les couleurs), affrontant déjà un dictateur moustachu nommé Hiller.

À propos de cette époque, Joe Simon se souvient « qu’il était difficile d’imaginer un vilain pire qu’Adolf Hitler ». À partir de cet ennemi bien réel, il conçoit donc un nouveau personnage qu’il appelle tout d’abord « Super American », mais il se ravise… Il y a déjà bien assez de Super quelque chose dans les comic books. Ainsi naît Captain America.

Dans le studio de la 45e rue, Joe réalise un premier croquis du personnage en costume. Il reprend l’armure d’écailles de « Blue Bolt » qu’il signe chez Fox et des éléments du costume de « Marvel Boy » (le masque, le sigle, les bottes…).

Enthousiaste, Simon propose son projet à Goodman. Et celui-ci l’accepte, lui commandant au passage une nouvelle revue, où les aventures du personnage paraîtront. La production de Captain America Comics peut commencer. Simon y croit dur comme fer…
Pour Captain America Comics, Simon renégocie son contrat et obtient de Goodman 25% des profits générés par la revue (15% pour lui et 10% pour le dessinateur). Mais qui va dessiner la série ? Jack Kirby est très occupé sur les autres magazines de l’éditeur. Joe doute qu’il puisse tenir le rythme. Goodman suggère Al Avison et Al Gabriele : les deux artistes réalisent alors un épisode d’essai. Mais Jack insiste. Appuyé par son ami Simon, il aura finalement le job et l’épisode d’Avison et Gabriele sera recyclé en une histoire du « Defender » dans USA Comics n°1 (août 1941).


On remarque encore, sur les tempes du Defender, les ailettes de Captain America… Sans compter la présence du Side-Kick Rusty, très proche de Bucky.

Dans leur studio, Simon & Kirby sont débordés de travail. Ils doivent produire les 64 pages de Captain America Comics n°1 en quelques semaines, sans oublier les autres revues Timely qu’ils supervisent. Pour les aider, Joe engage Al Liederman, un vieil ami du temps du Rochester Journal American de Syracuse (où Simon fit ses débuts en tant que cartoonist). Liederman vient prêter main forte au tandem en encrant le premier numéro. Détail amusant et pas si négligeable que ça, Liederman était boxeur poids lourd amateur (il était surnommé « The Fighting Cartoonist »), ce qui a certainement décidé Simon dans son choix, compte tenu des nombreuses scènes de combats à imaginer.


Al Liederman et Joe Simon en 1939.

Pour gagner du temps, le croquis original de Joe est réutilisé sur la première page de Captain America Comics # 1.

Pour accompagner son héros et pour que les jeunes lecteurs puissent facilement s’identifier à un personnage, Simon adjoint un faire-valoir, un « side-kick », à Cap. Le jeune Bucky est inspiré de Bucky Pierson, le meilleur joueur de l’équipe de basket du lycée de Joe.
Mais Goodman est réticent à utiliser Hitler en tant que personnage BD. Il craint que le dictateur ne meurt avant le sortie du magazine ! Joe doit batailler ferme pour obtenir satisfaction.
Réalisé dans l’urgence, le numéro 1 daté de mars 1941 sort en réalité en décembre 1940, soit près d’un an avant Pearl Harbor.

La charge de travail est telle qu’après la finition du premier numéro, les deux hommes décident d’abandonner leur studio et d’intégrer à temps complet les bureaux de Timely, afin de déléguer une partie de leurs tâches aux « staff artists » qui y travaillent. Les numéros suivants sont donc produits avant même la sortie du premier, avec l’assistance des dessinateurs Al Avison, Al Gabriele, George Roussos, Bernard Klein, Syd Shores, Reed Crandall, Mike Sekowsky, Mort Meskin…, les scénaristes Ed Herron (le créateur du Red Skull, l’autre adversaire nazi de Cap) et Martin Burstein, sans oublier le lettreur Howard Ferguson.
Les histoires sont écrites par Simon, Kirby, Herron et Burnstein. Le découpage est rapidement esquissé par Simon et Kirby, Jack développant ensuite les layouts en dessins. L’encrage est réalisé par les assistants, Kirby réencrant le tout pour donner de l’unité à l’ensemble.
C’est à cette époque que Martin Goodman confie à Joe et Jack la formation de son neveu par alliance, le jeune Stanley Lieber. Le garçon a 16 ans et personne ne sait quoi faire de lui dans les bureaux. Le tandem lui confie des tâches d’assistant : il gomme les planches, vérifie l’orthographe des textes, puis se lance dans l’écriture de petits articles autour des personnages qu’il signe « Stan Lee ».


Stan Lee en 1943 et un texte de Lee paru dans Marvel Mystery Comics 25 (novembre 1941), montrant déjà la politique éditoriale à venir…

Rappelons que c’est au cours de la réalisation déjà frénétique de Captain America Comics n°2 en novembre 1940, que S & K sont démarchés par Fawcett pour réaliser les 64 pages du Captain Marvel Adventures n°1, et ce dans le secret le plus absolu vis à vis de Goodman ! (voir http://bdzoom.com/spip.php?article5090)

Lorsque Captain America Comics n°1 sort enfin en décembre 1940, c’est un énorme succès et les ventes atteignent presque le million d’exemplaires, égalisant celles de Superman et Batman chez National Periodical.
Timely adoptera rapidement le bouclier de Captain America comme sigle sur les couvertures de ses publications.


Une dédicace de S & K datant de 1941 au jeune Larry Lieber (le petit frère de Stan).

Ce triomphe confortent Simon et Kirby, mais ne leur fait pas que des amis…

S & K et Goodman sont victimes de menaces antisémites. Si la cinquième colonne n’est pas impliquée, il s’agit malgré tout du « German American Bund », des sympathisants Américains aux doctrines nazies d’Hitler.

Kirby reçoit un appel anonyme, le mettant au défi d’aller se battre contre des pro-Nazis. Lorsque Jack va témérairement au rendez-vous, il ne voit heureusement personne… Fiorello La Guardia, le maire de NY de l’époque, félicite Joe au téléphone et lui promet « qu’il veillera à ce que rien ne leur arrive de mal » et Goodman obtient la surveillance de policiers.


Réélu trois fois Maire de NY, Fiorello La Guardia combattit avec acharnement la mafia au lendemain de la Grande Dépression…

La concurrence réagit vivement, plagiant « Captain America »… et venant même des proches de Joe ! Quasiment au moment où sort Captain America Comics n°1, Speed Comics n°13 publie (avec une date de couverture de mai 1941) les aventures de « Captain Freedom », un super patriote au style graphique très inspiré de celui de Jack et Joe. Son éditeur n’est autre qu’Al Harvey, l’ami du tandem, qui, en visitant le studio de la 45e rue, a espionné les préparatifs de Captain America et s’en est inspiré.

Jack ne sera pas rancunier, puisqu’il réalisera quelques couvertures pour la revue, mettant en scène ledit « Captain Freedom ».


Joe et Jack débordent de travail et doivent trouver des solutions pour tenir les délais. Ils confient les couvertures des numéros 3 et 4 de Captain America Comics à l’immense dessinateur Alex Schomburg(1). Pour gagner du temps, ils produisent des planches constituées d’un seul dessin à la composition très dynamique, qui donnent plus d’impact encore à leurs productions. Ainsi naissent les splash pages (n°4) et double-splash pages (n°6) qui constitueront un trademark du tandem.

Les personnages de vilains sont délirants, à l’images de ceux de Dick Tracy : les géants orientaux, Camera Fiend, le Pharaon, La sorcière noire, la Mort blanche, Black Talon, Docteur Grimm, Ivan le terrible, Le Papillon, Le Ringmaster of Crime (que reprendra Stan Lee dans Incredible Hulk, Amazing Spider-Man, Avengers…).

Peu de temps après la sortie du premier numéro de Captain America Comics, Goodman convoque S & K dans son bureau. Soucieux, il leur apprend qu’il vient de recevoir un courrier de John Goldwater, l’éditeur de MLJ, les menaçant d’un procès pour plagiat : la forme du bouclier de Cap (originellement triangulaire) ressemble à s’y méprendre au plastron de son « Shield ». En fait, le Pep Comics de MLJ est en perte de vitesse, ses ventes largement dépassées par celles de Captain America Comics. Pour éviter les ennuis, S & K redessinent le bouclier de leur personnage, lui donnant une forme circulaire beaucoup plus ergonomique et visuelle, à partir du numéro 2 de la revue.

Mais Goldwater ne s’arrête pas là. À l’été 1941, il convoque Goodman, Simon & Kirby dans son bureau de Lafayette Street et les menace d’un nouveau procès. Dans le n°6 de la revue, Cap affronte un méchant nommé The Hangman, qui ne ressemble pourtant pas du tout au personnage MLJ du même nom. Goodman explique à son confrère et ancien associé(2) que ce personnage se fait tuer à la fin de l’histoire et il promet qu’il ne l’utilisera plus. La crise est passée. Lorsque les trois visiteurs quittent la MLJ, Goldwater arrête Simon & Kirby sur le pas de sa porte et leur fait une proposition d’embauche, sous le nez de Goodman, furieux !


Hangman version Timely & MLJ

Curieusement, S & K collaboreront au « Shield » alias Private Strong de MLJ (dans le titre The Double Life of Private Strong) en 1959 (et dans les années 80, Simon développera ShieldMaster, un personnage assez proche, que son fils Jim Simon, les dessinateurs Reed Man & Jean-Marie Arnon et moi-même viennent d’adapter en album chez Organic Comix avec « ShieldMaster : l’envol du Phoenix ! »).

Par prudence, Goodman impose un changement de nom de personnage dans Captain America Comics n°7 : le vilain The Bat est rebaptisé The Toad, pour éviter des ennuis avec National Periodical.

Le succès du titre semble bien établi, chaque numéro se stabilisant autour du million d’exemplaires vendus.

Jean DEPELLEY

mise en page : Gilles Ratier, aide technique : Gwenaël Jacquet


(1) Après des débuts dans l’illustration de pulps, Alex Schomburg (1905-1998) devient célèbre pour ses magnifiques couvertures de comic books chez Timely, représentant Captain America, la Torch ou Sub-Mariner. Il terminera sa carrière en produisant des couvertures de magazines de SF et de romans.

(2) Goldwater et Goodman ont été autrefois associés à la Columbia Publications, une société rachetant et revendant des lots de pulps invendus. Ils collaborent ensuite tous les deux à Independent News, l’organe de distribution de Donenfeld pour National Periodical. Les ventes de Action Comics n°1 décident Goldwater à lancer sa propre maison d’édition, la MLJ. Le nom MLJ vient des initiales des prénoms des trois fondateurs de la société : Morris Coyne, Louis Silberkleit et John Goldwater. MLJ deviendra Archie Comics dans les années 40.


Morris Coyne, Louis Silberkleit et John Goldwater, les trois fondateurs de MLJ.

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2 réponses à « Captain America » (1ère partie)

  1. Angelina dit :

    Intérressant dossier qui permet de se rendre compte que la Bd a eu assez tôt un mode de production quasi industriel. On voit ça comme un petit travail d’artisant, mais c’est l’usine en fait.

    • Jean Depelley dit :

      Effectivement ! Même si votre remarque s’applique plus au dernier article sur les piratages au moment du Golden Age…
      Merci de ce commentaire.

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