Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...Will Eisner parle de Jack Kirby
À la fin des années 30, Jack Kirby est à la recherche de nouveaux éditeurs, en tant que free-lance. En 1936, il présente ses premiers strips au Lincoln News Syndicate. Deux ans plus tard, en mai 1938, Kirby, plus experimenté, est embauché au Universal Phœnix Syndicate de Will Eisner et Jerry Iger.
Il y produit trois séries : « Diary of Doctor Hayward », « Wilton of the West » et « Count of Monte Cristo » (en collaboration avec Eisner), publiées dans Jumbo Comics n°1 à 3 (Fiction House) en 1939 et qui constituent ses premières publications dans les comic books. Jack quitte le studio cette même année pour aller travailler sur « The Lone Rider » chez Associated Feature Syndicate, contrat qui l’amène à ghoster « Scorchy Smith » pour Bob Farrell et Frank Robbins et qui lui ouvre les portes de l’atelier de Victor Fox (lorsque Fox s’associe à Farrell pour monter Fox Publications). Là, le jeune artiste rencontrera son futur collaborateur Joe Simon…
La période de Kirby au Universal Phoenix Syndicate reste assez méconnue, malgré une interview de Kirby conduite par Eisner lui-même (parue dans Spirit Magazine n°39 en 1983) et quelques allusions au King dans l’ouvrage d’Eisner « The Dreamer » (Kitchen Sink, 1986).
Cet entretien avec l’autre père fondateur des comic books et, incidemment, le créateur du « Spirit » a été réalisé le 25 janvier 1997 à Angoulême, durant le Festival de la bande dessinée. Publié initialement dans The Jack Kirby Collector # 16 (TwoMorrows Publishing, 1997), c’est la première fois qu’il paraît en français. Merci à Gérard Jean pour l’enregistrement.
Jean Depelley : En 1938, vous avez monté le Universal Phœnix Syndicate. Quel était son but ?
Will Eisner : J’ai monté cette société avec Jerry Iger, qui éditait précédemment Wow, What a Magazine. Wow est le premier magazine pour lequel j’ai travaillé. J’étais alors un jeune dessinateur free-lance.
Le magazine a fait faillite après seulement deux ou trois numéros (en fait quatre numéros, de juillet à novembre 1936). Donc, j’étais au chômage. J’étais très pauvre parce que c’était encore l’époque de la Grande Dépression. Jerry Iger était ruiné. Il n’avait plus de boulot. C’est alors que j’ai compris quelque chose d’évident : pas besoin d’être un génie pour se rendre compte qu’on allait très vite chercher des nouvelles histoires, des choses inédites (à publier). Jusque-là, les magazines qui commençaient à paraître utilisaient les bandes des journaux collées ensemble. J’ai donc dit à Iger : « Il se passe quelque chose. Bientôt, il n’y aura plus assez de strips et ils auront besoin de matériel original… et je pense qu’on peut en produire ». Et j’ai dit : « Montons une société ». Nous avons déjeuné tous les deux dans un petit restaurant. Il m’a dit : « Non, je ne veux pas me lancer là-dedans. En plus, je n’ai pas assez d’argent pour démarrer ». Je lui ai dit que je réunirai les fonds. C’était mon argent : $15, une somme suffisante pour payer trois mois de loyer dans un petit bureau, un tout petit bureau. Il n’y avait de place que pour la table à dessin et un petit bureau, et c’était tout. C’est pour cela que mon nom est en premier : Eisner & Iger. C’était moi l’investisseur ! (rires) J’ai donc fait tous les dessins.
JD : Comment avez-vous rencontré Jack Kirby à cette époque ?
Eisner : Après quelques mois, la société était bénéficiaire. Elle grossissait très vite et nous avons déménagé pour un plus grand bureau à l’angle de Madison Avenue et de la 40e rue. Vous savez, dans ce bureau, on voulait faire croire qu’on avait cinq dessinateurs, alors qu’en fait il n’y avait que moi (rires) ! J’ai fait cinq histoires différentes sous cinq noms différents : Willis Rensie, W. Morgan Thomas, Spencer Steel, ce genre de noms… Iger était notre représentant. Il n’était pas très bon dessinateur, mais il pouvait faire les lettrages. Il a donc fait du lettrage pour moi. En tant que représentant, il allait prospecter les éditeurs en leur disant : « Nous avons cinq dessinateurs. Voici leurs noms… » (rires) ! Nous avons alors eu tellement de commandes que nous avons dû déménager pour un nouveau bureau… Et j’ai commencé à louer les services de mes vieux amis. J’avais été à l’école avec Bob Kane (à la DeWitt Clinton High School). Je lui ai donc demandé de venir travailler avec moi. Il cherchait du travail. Et nous avons commencé à embaucher des gens. Jack Kirby est arrivé un jour avec son portfolio. Il cherchait du travail. Il était très bon et on l’a pris. C’est comme ça qu’il est venu…
JD : Quels autres dessinateurs travaillaient là, avec Iger, Bob Kane, Kirby, Lou Fine et vous ?
Eisner : Bob Powell… Mais tous les noms dont on se souvient aujourd’hui n’étaient en fait pas leurs vrais noms. Celui de Bob Powell, c’était Stanislav Pavlowsky (rires) ! Jack Kirby s’appelait Jacob Kurtzberg. Bob Kane, Bob Kahn. J’étais le seul à avoir gardé mon vrai nom (rires) !
JD : Votre production était vendue à Editor’s Press Service, la société qui fournissait la revue britannique Wag. Est-ce que vos travaux et ceux de Jack ont d’abord été publiés là, ou sont-ils sortis en premier dans Jumbo Comics chez Fiction House ?
Eisner : Non… D’abord, nous avons commencé avec Editor’s Press et il y avait plusieurs magazines. C’est seulement ensuite que nous sommes allés chez Fiction House, l’éditeur de Jumbo Comics et Jungle Comics… Nos premières commandes étaient destinées à des revues qui démarraient. Notre société était ce qu’on appelle un « packager ». C’était là que tout était monté. On fournissait aux éditeurs des « camera ready » (des pages prêtes pour la reproduction photo), qu’ils pouvaient directement imprimer. À l’époque, les éditeurs qui se lançaient dans cette branche n’avaient aucune expérience de la bande dessinée. C’était des éditeurs de pulps et le marché du pulp était en train de mourir. Ils cherchaient à publier autre chose. Donc, nous n’étions pas des éditeurs, mais des producteurs.
JD : Avez-vous des anecdotes à partager concernant Jack et son travail ?
Eisner : Jack était un petit bonhomme. Il se prenait pour l’acteur John Garfield (rires) ! Un vrai dur de chez dur ! Toutes les choses que vous voyez là (Will montre la couverture de The Jack Kirby Collector # 13) étaient en lui. C’était un chic type, un dur à cuir, mais c’était un tout petit gars… Quand nous avons déménagé pour prendre un bureau dans un immeuble plus chic, nous avions un prestataire de service s’occupant des serviettes de toilette, afin que les dessinateurs puissent se laver les mains. Nous avions acheté une serviette pour chaque artiste. Les types qui fournissaient les serviettes faisaient en fait partie de la mafia (rires) ! Et ils nous demandaient de plus en plus d’argent… Mon associé Jerry Iger a fini par dire : « Écoute, il faut chercher un prestataire pour les serviettes de toilette qui soit moins cher ». Parce qu’à l’époque, nous avions bien dix à quinze dessinateurs et ça commençait à nous coûter de l’argent. Je les ai donc appelés et leur ai dit : « Écoutez, nous voudrions trouver un autre prestataire pour nos serviettes ». Et j’ai reçu une visite de leur représentant (rires) ! Il avait une cravate blanche, un chapeau noir, le nez cassé… C’était Scarface, vous voyez (rires) ?! Il est venu et nous a demandé : « Alors, comme ça, vous n’êtes pas content de la prestation ? ». Je lui ai dit que nous voulions changer… Il a répondu : « Personne d’autre ne peut s’occuper de ce building » (rires) ! On commençait à élever le ton et, tout à coup, venant de la pièce à côté, voici qu’arrive Jack Kirby. Il me demande : « Will, est-ce qu’il t’embête ? Je vais le tabasser » (rires). D’un côté, il y avait le petit Jack Kirby, de l’autre ce grand type (rires) ! Je lui réponds : « Jack, va-t-en vite ! » Jack me dit : « Non, non ». Il se tourne vers le type et lui dit : « Écoute, on n’est pas obligé de prendre tes serviettes ! On peut très bien travailler avec quelqu’un d’autre ! ». Le type me regarde et demande : « C’est qui ? ». Je lui réponds : « C’est mon dessinateur en chef. Ne le mettez pas en colère, sinon… » (rires). Et le type a dit : « Écoutez, nous voulons régler ça à l’amiable. Nous ne voulons pas d’ennuis ». Et Jack de dire : « S’il revient te voir, appelle-moi et je le tabasserai ! » (rires) !!!
JD : Est-ce que les dessinateurs travaillaient en collaboration sur les mêmes strips au studio ? Avez-vous travaillé sur des crayonnés de Jack, ou Jack sur les vôtres ?
Eisner : Oui. La façon dont nous travaillions au studio Eisner & Iger était la suivante : je faisais l’ébauche de l’histoire au tout début, parfois au crayon bleu, et Jack la prenait et la faisait, ou bien Bob Powell… Par exemple, j’ai ébauché le personnage de « Sheena, la reine de la jungle ». Donc, j’ai fait le premier dessin. Quelque fois, je faisais la couverture en premier, et ensuite je la donnais à quelqu’un d’autre en disant : « Voilà, à toi maintenant ». C’était notre façon de procéder.
JD : Qu’avez-vous fait après le studio ?
Eisner : En 1938, les syndicates de journaux ont pris conscience de l’importance des comic books. Ils voulaient que je monte un comic book pour les journaux. À l’époque, c’était très risqué ! Ils m’ont donné un lectorat plus adulte et je voulais écrire des choses plus intéressantes que des histoires de super-héros. Les comic books étaient un ghetto. J’ai vendu ma part de la société à mon associé et j’ai commencé à faire le « Spirit ». Ils voulaient un personnage héroïque, avec un costume. Ils m’ont demandé s’il avait une tenue. Je lui a donc mis un masque et j’ai répondu : « Oui, il a sa tenue » (rires) !
JD : Vous avez croisé Jack à nouveau dans les années quatre-vingt (en 1982, pour être exact), à l’occasion d’une interview pour Spirit Magazine. L’avez-vous rencontré à nouveau après cela ?
Eisner : Après cette occasion, je le voyais dans des endroits tels que San Diego. Il avait déménagé en Californie. Avant, en Amérique, les artistes ne se rencontraient pas très souvent, car on vit tous dans des endroits très différents. L’Amérique est très vaste et on ne se voyait plus. Je le voyais seulement quand je venais à San Diego. Il venait me parler et me dire bonjour… Je peux vous dire encore autre chose. J’ai fait un livre intitulé « The Dreamer » (Kitchen Sink, 1986), dans lequel je montre Jack Kirby, et j’ai appris par la suite que Jack a dit : « Je ne pensais pas que Will m’aimait autant ! » (rires) Il m’appelait toujours « patron » (rires) ! Je lui disais « Jack, nous sommes vieux maintenant, tu n’as plus à m’appeler patron ». « Non », disait-il, « tu es toujours mon patron » (rires) !
Jean DEPELLEY
mise en page : Gilles Ratier
PS : pour en savoir plus sur Jack Kirby, voir les précédents articles de Jean Depelley sur le « King » : http://bdzoom.com/spip.php?article5076 et http://bdzoom.com/spip.php?article5090.
Ce sont des articles magnifiques et fort bien documentés. Je les dévore et j’attends la suite avec impatience.
L’immense Gene COLAN vient de partir….J’espère que vous consacrerez un article sur cet artiste fondamental de la BD US….
Merci pour tout votre travail !
Merci de ces compliments ! Je partage votre tristesse concernant le décès de l’immense Gene Colan et vous pouvez lire l’eulogie écrite par Cecil McKinley sur ce site…