« Trous de mémoires » : l’Algérie en héritages…

De nos jours, dans une petite ville provençale, le ministère de la Culture envisage de créer un musée en l’honneur d’un photographe disparu : Gérard Poaillat. Une entreprise réorientée en mémoire des victimes de la guerre d’Algérie… Supervisée par une historienne et un scénographe, l’idée télescope rapidement les visions politiques, artistiques et mémorielles, en multipliant les oppositions à toute mise en parallèle des rapatriés et des Algériens. Inspiré d’un fait réel, Nicolas Junker a concocté un one-shot burlesque et tragique : une formidable comédie sociale et contemporaine, qui raconte avec profondeur les lendemains de l’Histoire, hantés par les ressentiments et mille blessures non refermées…

Des volontés politiques (planches 1 et 2 - Le Lombard 2025).

Plus de 60 ans après les accords d’Évian (18 mars 1962), les plaies laissées par la guerre d’Algérie (1954-1962) ne sont toujours pas refermées. Entre non-dits et secrets, destins brisés et société déchirée, le temps qui passe ne semble pas avoir fait son œuvre : ni sur la majorité des Français et Algériens, ni sur leurs descendants, qui se revendiquent toujours de nationalité algérienne. En couverture, toutes ces oppositions, cicatrices et incompréhensions apparaissent en filigranes. Avec son titre pluriel, « Trous de mémoires » interpelle en effet d’emblée sur toutes les antonymies : la mémoire et l’oubli, le témoignage et la falsification de l’Histoire, le rôle de la photographie et du non-dit (ou non montré), le fait historique et ses marges, la posture de l’opprimé et de l’oppresseur, le poids de la guerre et de ses diverses perceptions à travers les décennies, pour ceux qui ne l’ont pas directement vécue. Surtout, par voie de conséquence, la couverture interroge sur la dualité posturale entre le témoin (victime) et le survivant (devenu narrateur). Un « devoir de mémoire » qui, rappelons-le, se distingue de la commémoration officielle instituée par une collectivité ou un état à la mémoire de héros ou même de victimes. L’album, ainsi et dès son titre, met en exergue à bas bruit un ensemble de questions éthiques, esthétiques et déontologiques apparemment insolubles, développés avec finesse et humour.

Art, Histoire et politique, un triangle périlleux ! (planche 9 - Le Lombard 2025).

Après « Seules à Berlin » (Casterman, 2020), « Un général, des généraux » (Le Lombard, 2022 ; dessin par François Boucq) et « Les Mémoires du Dragon » (Le Lombard, 2022-2025 ; dessin par Simon Spruyt), Nicolas Juncker s’amuse à convoquer l’Histoire pour la confronter à ses acteurs d’autrefois et porte-voix d’aujourd’hui. Dans « Trous de mémoires », la mairie de Maquerol est en effervescence : peu importe finalement si le projet mémoriel tel qu’envisagé est bancal, puisque mélangeant musée dédié à une personnalité et mémorial voulant intégrer les souvenirs personnels des habitants de la commune. Maire ambitieux, ministre affairiste, historienne pointilleuse, scénographe imbu de lui-même, veuve mal considérée et habitants hostiles finissent par transformer le tableau en véritable cauchemar !

L'ironie du témoignage (planche 23 - Le Lombard 2025).

Comédie satirique particulièrement savoureuse, dans la lignée de l’esprit acide et dénonciateur des « Vieux Fourneaux », ce one-shot de 156 pages interpelle d’autant plus son lectorat… qu’il s’inspire d’une histoire authentique. Où comment, en 2003, le maire de Montpellier Georges Frèche voulut créer un musée de l’histoire de la France et de l’Algérie, installé dans un ancien hôtel de l’état-major… 132 ans de colonisation et sept millions de Français portant la mémoire de l’Algérie ont alors pesé et pèsent encore dans les choix politiques réalisés en ce domaine épineux. Comme l’explique l’auteur, « la guerre d’Algérie n’est pas seulement un épisode de la décolonisation, mais un élément structurant de la société française contemporaine. Elle hante notre présent, car ses conséquences sont toujours prégnantes. »

Un livre exhaustif sur son sujet (couverture pour « Algérie 54-62 : La guerre fantôme dans la bande dessinée francophone » par Luc Révillon, PLG - 2022).

Pour Nicolas Juncker, « le point de départ de ce récit [fut] le triangle des Bermudes formé par l’historienne, le politique, et l’artiste ; trois acteurs de la mémoire collective. Les historiens travaillent de plus en plus sur la guerre d’Algérie, mais ils ne sont pas forcément beaucoup écoutés. De plus, on attend d’eux qu’ils règlent les problèmes de notre société actuelle, ce qui n’est pas leur rôle. De leur côté, les politiques sont au coeur de tout projet mémoriel ; ce qui n’est pas sans conséquences, comme on l’a vu avec l’abandon du Musée de la France et de l’Algérie à Montpellier en 2014 ou celui de l’exposition Camus à Aix en 2012. Enfin, il y a le troisième pôle, celui des auteurs et des artistes. Il est important, car il forge une partie de la mémoire collective. En bande dessinée et concernant la guerre d’Algérie, Jacques Ferrandez est incontournable. D’autres auteurs proposent depuis quelques années des albums avec une approche très mémorielle, très sérieuse… mais peut-être cela manque-t-il pour l’instant de fictions, de chemins de traverse. » « Trous de mémoires », à sa façon, ne fait pas que boucher un trou entre la fiction et le réel : il ouvre avec profondeur et intelligence à repenser les interfaces mémorielles, artistiques et historicisantes sur les relations franco-algériennes, au sein d’une actualité internationale compliquée.

Illustration pour les pages de garde (Le Lombard 2025)..

Philippe TOMBLAINE

« Trous de mémoires » par Nicolas Juncker

Éditions du Lombard (22,95 €) – EAN : 9782808209991

Parution 14 mars 2025

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3 réponses à « Trous de mémoires » : l’Algérie en héritages…

  1. Patrick BOUSTER dit :

    Intéressant. Les trous de mémoires servent aussi à se préserver, à laisser le travail du temps (70 ans après le début de la guerre !), et à passer à autre chose, aux historiens… Après tant d’années, de souffrances et de ressentiment, il est sans doute temps de tourner la page, sans nier le passé. Les générations actuelles n’auraient jamais cautionné le colonialisme politique et financier, voulu par les marchands et les politiciens. Alors 60 ans après !
    Et entre pays indépendants, libres de nos aspirations, osons l’équité, la responsabilité (l’Algérie a le droit d’être alliée à la Russie de Poutine, d’être socialiste tendance collectiviste). Traiter cet Etat en « privilégié » par rapport à d’autres Etats plus proches, c’est non seulement inéquitable, mais infantilisant pour lui, humiliant, et malsain. En effet, cela consacre le fait qu’il serait globalement mieux d’être en France et que les soins y seraient meilleurs. Comme si cet Etat ne pouvait pas gérer sa population et ses besoins, étrange. Paradoxalement, c’est insultant, n’est-ce pas ? Chacun peut contribuer à (re)construire son pays, l’améliorer…

    • Zaza dit :

      Un peu d’angélisme, quand même, dans un monde où tout n’est que rapport de force, opportunisme, profit sur le dos des autres, coupables commodes et désignés. Autres qui n’attendent que leur tour pour pouvoir enfin faire la même chose.
      C’est désolant mais c’est comme ça. C’est comme ça, ça a toujours été comme ça, et… ce sera toujours comme ça. Pas d’illusion à se faire.

    • BARRE dit :

      Il suffit d’ouvrir les yeux sans parti pris pour s’apercevoir effectivement que ce pays ne peut subvenir aux besoins de son peuple ! Et qu’il est évident qu’il vaut mieux habiter en France pour les soins, et je sais de quoi je parle!
      Ce n’est pas leur président qui est venu plusieurs fois se faire soigner en France ?
      Il n’y a rien d’ insultant à dire la vérité.
      Mais cette vérité est dérangeante pour les tenants du camp du « bien », qui aiment l’histoire avec manichéisme, les bons (anciens colonisés) et les méchants ( colons et blancs) de part et d’autre !
      J’ajouterai que les écrivains de plus de 75 ans ne se retrouvent pas en prison en France me semble t’il !!

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