« Cartland » (premier tome d’une nouvelle intégrale) : dans l’Ouest, cœur à vif !

« Jumpin’ Jehosephah! » Créées en 1974 par Laurence Harlé et Michel-Blanc Dumont, les aventures du trappeur Jonathan Cartland font leur retour dans un premier volume intégrale chez Dargaud. L’occasion de pouvoir redécouvrir cette série western, réaliste et sans concessions, qui échappait alors aux conventions du genre : en proie au doute, régulièrement représenté tel un ivrogne ou un homme désespéré, Cartland promène ses grandes moustaches dans les vastes espaces sauvages de l’Ouest. Une dimension supplémentaire pour cette série, dans laquelle ses talentueux auteurs n’eurent de cesse de rendre hommage à la nature et aux peuples amérindiens du XIXe siècle… tout en dénonçant la barbarie des passions et prédations humaines.

Couverture de la première édition du T1 (Dargaud, 1975).

Premières planches parues dans le magazine Lucky Luke en 1974.

En mars 1974, désireux de capitaliser plus avant sur le héros culte de Morris et Goscinny (également publié dans Pilote depuis 1968), Dargaud lançait le mensuel Lucky Luke. Un périodique qu’il fallait nécessairement alimenter par des créations westerniennes. À destination d’un n° 0, opus destiné à convaincre les annonceurs dès la fin de l’année 1973, Claude Verrien et Jacques Tardi proposèrent « L’Évasion de Cheval-gris » ; sans arriver à convaincre le rédacteur en chef Claude Moliterni, réelle cheville ouvrière du magazine (voir l’article de Gilles Ratier). Ce dernier demande alors au jeune Michel Blanc-Dumont de lui soumettre un nouveau projet : ce fut « Jonathan Cartland », doublement né de la fascination du dessinateur pour le Far West et de l’implication de la scénariste Laurence Harlé. Elle-même férue d’Histoire et de cinéma, déjà fine connaisseuse des civilisations amérindiennes, elle travaillait alors avec son mari Nicolas dans une boutique spécialisée dans les vêtements western…

Couvertures des premières éditions des T2 et T3 (Dargaud, 1976-1977).

La collaboration entre Michel et Laurence (qui commença par signer ses histoires du pseudonyme Kikapoo) donna naissance à dix albums et diverses histoires courtes. La série, reconnue et plébiscitée pour son traitement réaliste et sa dimension documentaire, fut notamment consacrée à Angoulême en 1988, où les auteurs reçurent l’Alph-Art du Meilleur album de l’année pour « Cartland T8 : Les Survivants de l’ombre ». Les premières planches de la série furent prépubliées – sous la forme de récits de huit à dix pages – dans l’éphémère mensuel International des copains de Lucky Luke : du n° 4 (juin 1974) jusqu’à l’ultime n° 12 (février 1975). Ces planches composèrent les trois premiers albums de la série (« Jonathan Cartland », « Dernier convoi pour l’Orégon » et « Le Fantôme de Wah-Kee »), publiés par Dargaud entre 1975 et 1977. À partir du mois de novembre de cette même année, et jusqu’en 1989, la série fut prépubliée dans Pilote, donnant matière aux albums n° 4 à 9. Riche de 256 pages et agrémenté d’un court dossier introductif, la présente intégrale rassemble pour sa part les cinq premiers volumes (dont « Cartland T4 : Le Trésor de la femme araignée » et « T5 : La Rivière du vent »). Précisons qu’au fil des parutions, la série fut alternativement dénommée « Jonathan Cartland » (1975-1979) ou « Cartland » (1982-2024), les diverses propositions intégrales (en 1987 puis 2004-2006) ayant, à leur tour, oscillé entre ces deux intitulés.

Couverture et première planche pour « Dernier convoi pour l’Orégon » (rééd. Dargaud, 1985)

En ce début des années 1970, les immanquables références des amoureux de westerns sont invariablement cinématographiques, à défaut de « Blueberry », de  « Comanche » et autres « Lucky Luke ». Initié en parallèle de sa déclinaison spaghetti par Sergio Leone, le western dit crépusculaire – plus psychologisante, mélancolique et réaliste – trouve d’abord son chemin avec John Ford (« L’Homme qui tua Liberty Valance », 1962) et Sam Peckinpah (« Coups de feu dans la Sierra », 1963) avant de laisser place aux antihéros ambivalents des films de Clint Eastwood (« L’Homme des hautes plaines », 1973). Plus encore, le western renversait ses codes classiques (avec l’éternel cruel et sauvage Peau-Rouge, opposé au cow-boy blanc civilisé) pour magnifier les grands espaces (« Jeremiah Johnson » par Sydney Pollack en 1972) ou rendre justice aux Amérindiens (« Little Big Man » par Arthur Penn en 1970) … sans tomber pour autant dans un angélisme inversé : les sociétés indiennes n’y sont pas moins contraignantes que les sociétés civilisées, l’osmose entre l’homme, ses désirs, les problématiques interraciales, les violences endémiques et la nature (souvent hostile) ne coulant pas vraiment de source.

Première planche de « Cartland T4 : Le Trésor de la femme araignée » (Dargaud, 1978).

Après une première aventure assez conventionnelle débutant en 1854 – vengeances et trahisons en série dans la neige, entre « bastion blanc » et territoire indien – Cartland prend son plein essor avec le deuxième tome. Encore graphiquement inspiré par Jean Giraud (dans un style parfois proche de celui de Jean-Paul Dethorey sur quelques planches inaugurales), Blanc-Dumont trouve peu à peu sa propre personnalité. Son trait, reconnaissable entre mille, sera mis au service de la série « La Jeunesse de Blueberry » (scénario par François Corteggiani) entre 1998 et 2015. Documentés et humains, les scénarios de Laurence Harlé abondent en situations originales, se rapprochant de la vision du « Buddy Longway » de Derib (1972) pour ce qui est de faire vieillir le personnage principal en ne lui épargnant aucune épreuve : au début du « Dernier convoi pour l’Orégon », le héros perd ainsi tragiquement son épouse amérindienne, assassinée, qui vient de lui donner un fils. Engagé comme éclaireur dans l’armée américaine, Cartland poursuit une quête vengeresse et passablement autodestructrice. Au fil des épisodes (dont les parutions en albums furent parfois éloignées de plusieurs années après le cinquième tome), les préoccupations de la fin des années 1970 et du début des années 1980 se rajoutèrent aux intrigues : la guerre, l’écologie, l’incompréhension raciale, le choc des cultures, la place des femmes, etc. Tour à tour trappeur, éclaireur, guide, bucheron ou traducteur, l’aventureux Cartland se déplace dans tout l’Ouest des États-Unis, entre 1854 et 1863 : épris de justice, proche des peuplades indiennes, Cartland est un être tourmenté et fragile, se laissant aller au désœuvrement et à l’ivrognerie dans ses pires moments. Sans tomber dans les clichés misogynes, observons là le fait qu’une patte scénaristique féminine ne produit pas les mêmes récits : disparue en 2005, Laurence Harlé n’était pas Jean-Michel Charlier !

Illustration de couverture et planche 1 pour « Cartland T5 : La Rivière du vent » (Dargaud, 1979).

La scénariste introduisit également dans « Cartland » son autre grande passion : le fantastique. Dans le tome 3, « Le Fantôme de Wah-Kee », Jonathan est ainsi bouleversé par des visions et cauchemars où apparait l’étrange silhouette menaçante d’un esprit du mal de la culture Mandan : nations autochtones qui vivaient sur les rives du Missouri et de ses affluents. Du fantastique, encore, avec « Cartland T4 : Le Trésor de la femme araignée », où notre héros – qui vit alors sans le sou en 1860 à San Francisco – accepte de guider une mission archéologique en Arizona, pour y retrouver un ancien tombeau pueblo censé renfermer un précieux trésor. À moins que le terme n’ait un autre sens pour les Indiens Hopi… Atypique, malmené, Cartland doit encore affronter le « T5 : La Rivière du vent » : ou comment un comte allemand désireux de chasser les bisons décide de construire un château, quitte à détourner une rivière vitale pour les peuplades locales. Animaux, femme, folie, déchéance et projets chimériques se télescopent dans cet album comme dans le suivant (« T6 : Les Doigts du chaos », 1982)… opus à redécouvrir en 2026 dans le second volume de l’intégrale « Cartland ».

Philippe TOMBLAINE

« Cartland : intégrale » T1 par Michel Blanc-Dumont et Laurence Harlé

Éditions Dargaud (39,99 €) – EAN : 9782205213041

Parution 29 novembre 2024

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Une réponse à « Cartland » (premier tome d’une nouvelle intégrale) : dans l’Ouest, cœur à vif !

  1. gentilhomme dit :

    Merci pour ce très bon dossier, bien documenté.

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