Glamour et scandale : « Ava » par Ana !

Pour la sortie du film « La Comtesse aux pieds nus » (1), la star Ava Gardner, âgée de 32 ans, effectue une tournée en Amériques centrale et du Sud, au milieu des années 1950. Ana Mirallès et Emilio Ruiz focalisent leur vision d’Ava sur deux journées à Rio.Loin d’une biographie, ils nous présentent autant un portrait de la star que de la femme, à travers plusieurs épisodes savoureux : un portrait émouvant, à plusieurs facettes, plus rêveur qu’on ne le croit… Pour les admirateurs d’Ana Mirallès, c’est son grand retour après huit ans d’absence. Depuis la fin de « Djinn » (2), la dessinatrice n’a pas perdu la finesse de son trait ni la délicatesse de l’aquarelle. Ana Mirallès (et son scénariste et compagnon Emilio Ruiz) nous a fait le plaisir d’accepter de répondre à nos questions.

À Rio, un journaliste, Souto, est chargé par l’agent d’Ava Gardner d’obtenir les visas d’entrée et de l’accueillir à l’aéroport. Mais la police brésilienne — elle est sur les dents depuis le suicide du président Getulio Vargas — lui pose des problèmes. Dans son avion, qui s’apprête à atterrir, Ava répond à une interview, critiquant la presse sur le respect de sa vie privée.

Accompagnée par son assistant, Dave, et sa dame de compagnie, Rene, la star est accueillie par une foule immense, évidemment exigeante. Les ennuis commencent : les visas se font attendre, elle est happée par la foule oppressante et ses mouvements de recul et de protection sont ressentis comme de l’orgueil, de la hauteur…

Après l’aéroport, la star finit par rejoindre l’hôtel où une autre foule et des journalistes aussi avides la guettent. Mais les malentendus continuent : l’hôtel choisi par la production ne lui convient pas et ledit hôtel a organisé une conférence de presse sans la prévenir.

Dans un intermède curieux, le producteur — et soupirant d’Ava — Howard Hugues fait une irruption nocturne et orageuse dans sa chambre, de façon aussi irréelle que s’il s’agissait d’un rêve. Profitant de la nuit, Ava Gardner se balade avec son assistant et s’amuse dans la ville et en bord de mer, tout en se plaignant d’être reconnue et harcelée. Les tracas avec les autorités brésiliennes ne sont pourtant pas finis…

Enfin, un nouvel album d’Ana Mirallès ! Ce grand retour rompt avec les longs chapitres dédiés à « Djinn » (13 tomes déjà parus) et autres histoires à dominante érotique. La dessinatrice prouve qu’elle sait illustrer d’autres genres, en conservant sa ligne élégante, finement ciselée, aux couleurs douces et lumineuses. Son trait est toujours aussi sûr pour mettre en scène les décors des années 1950 : bâtiments, voitures, robes et costumes, avec une élégance et une gourmandise que n’aurait pas reniées André Juillard…

Au-delà des péripéties factuelles de ce court épisode traité en 80 pages, le lecteur a l’impression de visualiser des rêves — ou plutôt une réalité imaginée, fantasmée —, qui finalement donnent une idée fragmentée — mais cohérente — de cette femme hors du commun. C’est la magie de ces stars des années 1950 et 1960 : images glamour, forte personnalité et goût de la liberté ; oui, magie…

Par cette iconographie exceptionnelle, l’album pénètre dans ce qui fait la vie personnelle de la star, qui est d’abord une femme, avec ses désirs légitimes, ses écarts et ses émotions. Une réalité plus banale s’installe parfois : des instants plus calmes et des dialogues à l’avenant. Mais l’ensemble reste toujours magique. Un effet « Djinn » ? Peut-être, mais c’est surtout un effet Ana Mirallès !

Entretien avec Ana Mirallès (et Emilio Ruiz)

Ana Mirallès.

BDzoom.com — Tout d’abord, pourquoi cette absence entre 2016 (votre dernier album de « Djinn » : « Kim Nelson ») et 2024 (avec « Ava ») ? Vous nous avez manqué, et vos admirateurs se demandaient ce que vous prépariez…

Ana Mirallès — En effet, je me suis arrêtée après les trois cycles de « Djinn », qui avaient été un travail important, éprouvant. J’ai eu besoin de prendre un peu de repos, puis de chercher autre chose. J’ai quand même dessiné pour les expositions-ventes de Daniel Maghen et Christie’s, autour de l’univers de « Djinn ». Pour cela, j’ai varié un peu les techniques, bien que ça reste dans ce style. Et dans cet intervalle, mon père a été malade, puis est décédé.

Pour « Ava », dès 2018 nous étions dans ce projet, sur le scénario, des recherches… (3).

BDzoom.com — Vous avez pris une direction différente, après « Djinn », pour vous détacher de l’étiquette érotisme/exotisme. Pourquoi Ava Gardner ?

Ana Mirallès dessinant vue de haut.

Ana Mirallès — « Djinn » est d’un genre très marqué, en effet. Et lorsque Jean Dufaux m’a proposé de continuer avec la jeunesse de Jade, j’ai refusé, car je me sentais épuisée et pas capable d’aborder cette nouvelle étape avec la fraîcheur nécessaire. C’est mon mari Emilio Ruiz qui a apporté le sujet Ava. Elle est très connue en Espagne. Nous avions vu un documentaire sur elle sur Arte, très intéressant. Mais on a perçu que de nombreux aspects de sa vie privée pouvaient être abordés avec une vision actuelle. Emilio a lu tous les biographies, articles et nombreuses interviews qui parlent d’elle et il est tombé sur ce petit épisode à Rio : deux jours,qui ne sont pas un bon souvenir dans sa carrière. Sa femme de chambre a écrit ses propres mémoires dans lesquels elle fournit des détails substantiels, qui ont permis d’avoir plus de détails.

BDzoom.com — L’histoire est concentrée sur 48 heures. Votre personnage est comme fixé éternellement à un âge plein de charme et de promesses… Mais on imagine mal autant de péripéties en aussi peu de temps : était-ce la réalité ?

Case rejetée.

Emilio Ruiz.

Ana Mirallès — C’est notre version des faits, basée sur une multitude d’informations souvent controversées. Le passage avec Howard Hugues a bien eu lieu, mais à un autre moment de sa vie.

Emilio Ruiz — Heureusement, nous pouvions nous baser sur les journaux de l’époque, qui ont relaté abondamment tous ces épisodes négatifs. Il y avait aussi les interviews qu’elle a données, en partie reprises dans l’album.

BDzoom.com — Quelles ont été les difficultés pour cet album : la reconstitution de Rio, Ava elle-même, la vision d’une époque lointaine (il y a 70 ans)… ?

Ana Mirallès — Ces difficultés ont existé, c’était parfois un cauchemar, une responsabilité, pour bien transcrire le climat réel de l’époque. Rio a beaucoup changé depuis : il a fallu le reconstituer à partir de photos et de la presse. Idem pour les vêtements : pour Ava, nous avions heureusement beaucoup de photos. Mais, pour moi, il ne s’agissait pas de les copier, mais de construire « mon »Ava, de l’évoquer. Après avoir vu toutes ces photos, je les ai écartées et j’ai dessiné pour lui donner vie, pour qu’elle ait une autonomie et sa personnalité à travers mon dessin. Elle ne ressemble pas toujours exactement à la vraie Ava, mais elle existe, elle est vivante. Elle a de l’humour, elle généreuse et peut être simple.

Projet de couverture.

Finalement, l’album a été réalisé comme « Djinn », mais la seule chose qui a changé est la ligne, qui a plus de nuances. Au départ, nous avions pensé à un ensemble en noir et blanc, une solution finalement non retenue. J’avais aussi pensé à inclure un cahier supplémentaire avec des crayonnés, mais avec le volume déjà important de pages, ce n’était pas possible. Malgré tout, la possibilité est encore ouverte pour une édition en noir et blanc, qui montrerait la richesse des crayonnés…

BDzoom.com — Un tome 2 de « Muraqqa’ » avait été annoncé, avec même un aperçu de couverture, mais rien n’était sorti. Aviez-vous travaillé sur ce projet et, si oui, y a-t-il une chance qu’il soit publié ?

Ana Mirallès — L’éditeur 12 bis avait fait faillite et Glénat l’avait racheté. Nous voulions récupérer les droits, mais cela s’est avéré impossible. Nous espérons récupérer les droits prochainement. J’avais réalisé un peu moins de la moitié de ce deuxième l’album. Ça nous tient à cœur, car, si le tome 1 est une introduction pour mettre le lecteur dans le contexte de l’histoire, le deuxième volume fait avancer l’histoire que nous voulons raconter. Bien que cela se déroule dans un harem, il s’agit d’un tout autre sujet — à vocation historique — situé au début du XVIIe siècle. C’est très différent de « Djinn », qui se passe au XXe siècle. Cela nous intéressait de parler de la vie quotidienne de ces femmes, dans un contexte historique.

Esquisse.

BDzoom.com — Nous, lecteurs, espérons ne pas attendre huit ans pour votre prochain album (rires). Avez-vous déjà des idées ?

Ana Mirallès — Assurément, je ne vais pas attendre huit ans ! Mais il est encore trop tôt pour choisir le sujet.

Patrick BOUSTER

(1) Film de Joseph Mankiewicz, avec également Humphrey Bogart. Auparavant, Ava Gardner aura déjà tenu le premier rôle dans « Pandora », « Les Neiges du Kilimandjaro », « Mogambo », et tournera ensuite dans « Sept Jours en mai », « La Bible », « Les 55 Jours de Pékin »…

(2) Voir « Djinn T13 : Kim Nelson » par Ana Mirallès et Jean Dufaux

(3) Des recherches pour « Ava » sont effectivement présentes dans le livre d’art grand format « Ana », paru en 2022 aux éditions Daniel Maghen.

« Ava » par Ana Mirallès et Emilio Ruiz

Éditions Dargaud (22,50 €) — ISBN : 978-2-505-11724-7

Parution 18 octobre 2024

Galerie

2 réponses à Glamour et scandale : « Ava » par Ana !

  1. Julien dit :

    En mémoire, telle une empreinte au fer rouge, le si beau et désespéré Pandora avec James mason…
    La touche délicate d’ana Miralles,auprès d’emilio Ruiz, épouse de la façon la plus digne, la plus juste son sujet.
    Dieu que ces pages sont belles !

  2. Patrick BOUSTER dit :

    Oui, une bonne occasion de découvrir ses grands films, avec Pandora, et probablement Sept Jours en mai,  La Bible, Les 55 Jours de Pékin, tous de grands metteurs en scène…
    Et oui, quelle beauté dans le trait d’Ana Miralles, que ce soit au crayon, au stylo, au pinceau, dans la mise en couleurs toute en finesse. J’ai particulièrement remarqué le visage d’Ava, qu’elle a recréé, pour en faire le reflet de sa personnalité, bienveillance, joyeuse, un peu naïve, naturellement belle.

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