Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Les Cahiers de la bande dessinée reviennent, sous forme de collection, chez Glénat !
Alors que Les Cahiers de la bande dessinée publiés par Vincent Bernière depuis 2017 continuent sereinement leur vie en tant que revue trimestrielle, l’éditeur d’origine (Jacques Glénat) réutilise son titre fétiche, plus de 50 années après sa création. Il propose, sous la houlette de l’érudite Christelle Pissavy-Yvernault, une nouvelle collection de livres consacrés à des auteurs qui, chacun à leur manière, ont fait de la BD un art de référence à nul autre pareil. Les deux premiers parus sont indispensables à tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à cette discipline : que ce soit l’exercice d’écriture magistral sur le dessin de Frank Pé ou la passionnante biographie-interview de Numa Sadoul mettant en lumière les relations profondes et solides que le critique et essayiste entretenait avec André Franquin…
L’ancienne responsable du patrimoine aux éditions Dupuis, qui fut aussi libraire et qui a réalisé de nombreux ouvrages référentiels sur la BD avec Bertrand Pissavy-Yvernault (sur Arleston, Loisel, Delporte, Rosy, Lambil… sans oublier les deux fabuleux tomes de « La Véritable Histoire de Spirou », dont on attend désespérément le troisième opus) est donc aujourd’hui passée chez Glénat, aux commandes d’une ambitieuse collection soigneusement maquettée par Philippe Poirier.
Le premier né est signé Frank Pé : l’auteur de « Broussaille », « Zoo » ou « La Bête ».
Maître incontesté du 9e art n’ayant pas sa langue (ni ses écrits) dans sa poche, il lance, dans cet ouvrage broché de 200 pages de petit format, un appel argumenté pour un retour aux fondamentaux, dans un livre éclairant — tant pour les simples amateurs que pour les professionnels — sur notre média favori : « Il vaut mieux connaître l’alphabet avant de se lancer dans l’écriture d’un roman-fleuve, quitte à me faire traiter d’académique ! », se revendiquant continuellement de l’esprit des entretiens menés par Philippe Vandooren avec Franquin et Jijé dans le célèbre « Comment devient-on créateur de bandes dessinées ».
La première partie tente de définir les spécificités du dessin en BD : « Avant tout un langage en soi, à la croisée du scénario, du découpage et du dessin, la bande dessinée n’est pas un animal hybride : c’est un langage unique et cohérent. »
Une deuxième partie passe en revue les outils dont le dessinateur dispose : « Avec la succession des générations d’artistes, certains de ces outils se sont perdus, d’autres sont redécouverts. La pression éditoriale, qui fait produire toujours plus vite, a aussi souvent pour effet de dégrader les exigences artistiques… »
Enfin, une troisième et dernière partie propose de dégager les qualités que l’auteur ressent comme ultimes : « Il n’est certainement pas nécessaire de vouloir atteindre les étoiles que sont Mœbius, Hugo Pratt ou quelques autres, pour publier ; mais j’ai la faiblesse de croire qu’un objectif bien haut placé peut donner un élan et une noblesse inspirante à notre métier… »
Avec l’aide d’une iconographie de grande qualité et de quelques propos philosophiques ou poétiques qui appuient habilement ses thèses, Frank Pé n’hésite pas, également, à juger les artisans de cet art naviguant toujours entre contraintes et libertés : « Juger est le quotidien de tous les dessinateurs, de tous créateurs. Sans jugement, c’est le règne de la complaisance. »
Vous l’avez compris, ce formidable vade-mecum artistique et pratique à nul autre pareil — issu de la BD franco-belge des années 1970, Frank Pé ne parle évidemment que de son expérience au sens large, excluant volontairement les énormes pans de productions des comics, mangas et autres webtoons — est aussi un nécessaire pavé dans la mare, véritablement utile à tous : « Il faut rappeler que la pratique et la maîtrise du dessin sont fondamentales, comme toute technique qui libère une fois assimilée et, surtout, qui permet vraiment de s’exprimer, avec le plaisir en supplément. Et cela n’enlève rien, bien au contraire, à votre personnalité unique, voire à votre génie attendu… Le métier, dans sa réalité commerciale, est assez rude. Il vaut mieux s’armer pour bien démarrer et tenir sur la longueur. »
Le second ouvrage de cette collection à paraître simultanément (en attendant celui sur Régis Loisel — annoncé pour le 20 novembre — où Christelle Pissavy-Yvernault reprend, dans une version revue et augmentée, son fameux « Dans l’ombre de Peter Pan ») est une interview-fleuve de ce témoin du siècle de la bande dessinée franco-belge qu’a été Numa Sadoul.Â
Ce lecteur passionné, critique ou essayiste, est surtout l’auteur d’opus aussi importants que « Tintin et moi : entretiens avec Hergé » chez Casterman, « Gotlib » et « Mister Moebius et Docteur Gir » dans la collection Graffiti chez Albin Michel, « Tardi » ou « Vuillemin » chez Niffle… et l’un des premiers collaborateurs de Schtroumpf : les cahiers de la bande dessinée (venu toutefois après notre collaborateur Henri Filippini), sans oublier son « Et Franquin créa Lagaffe » : le livre référence sur Franquin, édité chez Schlirf !
Il faut préciser que Numa Sadoul a bien connu André Franquin et son épouse Liliane, lesquels l’ont hébergé maintes fois à Bruxelles, lui faisant fréquenter le cercle de leurs amis intimes : Peyo, Tibet, Greg ou Jean Roba.
Sadoul parle donc longuement de cet auteur mythique, avec sincérité et enthousiasme, dans ce bel ouvrage cartonné de 240 pages rempli de documents peu connus, voire inédits, s’attardant évidemment sur le making of d’« Et Franquin créa Lagaffe ».
Bien entendu, Numa répond avec délectation et sans langue de bois aux nombreuses questions judicieuses de Christelle.
Cette dernière n’hésitant pas à rebondir sur les propos de son invité et ami, nous faisant alors profiter de son savoir obtenu en s’entretenant avec différents acteurs de cette époque et apportant, ainsi, sa pierre à cette entrée fort agréable et instructive dans les coulisses de l’histoire d’un âge d’or du 9e art franco-belge.
Gilles RATIER
« Dessine ! … et tu connaîtras l’univers et les dieux : réflexions sur le dessin » par Frank Pé
Éditions Glénat (25 €) — EAN : 9 782 3440 6551 8
Parution 2Â octobre 2024
« Franquin et moi : entretiens avec Numa Sadoul » par Christelle Pissavy-Yvernault
Éditions Glénat (32,50 €) — EAN : 9 782 3440 6550 1
Parution 2Â octobre 2024
« ce formidable pensum »
Qualifier un livre de « pensum » revient à le considérer comme ennuyeux et fait à contrecÅ“ur ce qui est la stricte définition de ce mot. C’est un peu dévalorisant pour un ouvrage de le présenter comme formidablement ennuyeux.
Mais je crois que je l’avais déjà signalé sur ce site. Hi hi hi.
Vous avez raison : le mot est mal employé et ce n’est pas du tout ce que je voulais dire !
Je corrige…
Merci d’avoir attiré mon attention sur cette maladresse…
Gilles Ratier
Et si nous convenions de « vade-mecum « par exemple ?..
Chez Aplanos, un remarquable livre d’entretiens avec Frank Pe livrait déjà , dans le plus bel art de la conversation, des aveux, de réflexions, des pistes ambitieuses sur la bande dessinée et la joie absolue du dessin.
Une approche esquissée notamment des cultures russes et flamandes à propos du prélude de ZOO.
Cordialement
Merci Julien pour ce bon mot (que je vais finalement adopter) et pour le rappel du livre chez Aplanios qui était passé plutôt inaperçu à l’époque.
Bien cordialement.
Gilles Ratier