« Les Aventures de Spirou et Fantasio – Classique T1 : La Baie des Cochons » : in-Cuba-tion, Revolución !

Depuis sa création en avril 1938, l’iconique héros des éditions Dupuis s’est transmué en un véritable « multivers » : une mythologie franco-belge, riche à ce jour de plus d’une centaine d’albums, en incluant l’ensemble des titres et séries dérivées. Au risque de s’y perdre, pour les non initiés. Car, perpétuellement saisi entre classicisme et modernité, Spirou a été profondément remis en question ces dernières années : exploré, disséqué, réinventé… le groom pouvait-il encore séduire de nouvelles générations de lecteurs ? Comment composer avec les plus anciennes : celles restées nostalgiques du trait de Franquin, de la poésie de Fournier ou de l’ironie de Tome & Janry ? Avec « La Baie des Cochons », voici que la ligne retro s’impose à nouveau ! Lancés sur les pas d’un certain Fidel Castro en 1961, Spirou et Fantasio s’immergent pour la première fois dans l’histoire du siècle qui les a vus naître : un retour aux sources – aventureuses et graphiques – éminemment salvateur…

Interrompue par Yoann et Vehlmann depuis mars 2016 (au profit de « SuperGroom »), la série mère « Spirou et Fantasio » (56 albums, cinq hors-série et deux titres préfigurateurs depuis 1948) fit de nouveau l’actualité en août 2022, avec la publication du très vintage « La Mort de Spirou », imaginée par une toute nouvelle équipe (dont Olivier Schwarz, déjà rompu à l’exercice du one-shot parallèle). L’automne 2024 devrait nous permettre de connaitre l’épilogue de ce diptyque, avec un titre (« T57 : La Mémoire du futur ») jouant lui-même beaucoup des références appuyées à Franquin et aux années 1950 (notamment au travers de l’exposition universelle de Bruxelles en 1958). Quelles seront les suites données à la résurrection de la série principale ? Mystère, sachant que, conformément au contrat signé avec les éditions Dupuis, le trio des auteurs (Sophie Guerrive, Benjamin Abitan et Olivier Schwartz) n’est plus lié pour plusieurs années (ou plusieurs albums) à l’univers de « Spirou ». Seule la solidité des chiffres de vente serait donc en mesure d’assurer une certaine forme de pérennité…

Couverture pour le premier volume des « Cahiers Spirou et Fantasio - T57: La Mémoire du futur » (Dupuis, 2024).

Planche 6 du mythique et inachevé « Zorglub à Cuba » (Tome & Janry ; Dupuis, 2011-2024).

Faut-il imaginer que, pour l’éditeur, la potentielle recherche d’auteurs fédérateurs puisse s’effectuer dans le laboratoire d’idées que constituent les pas-de-côtés et paris éditoriaux ? Observons simplement que la kyrielle de séries dérivées créées depuis les années 1990-2000 a tendance à se maintenir… du moins jusqu’en 2025 ! Sont actuellement toujours en cours « Le Marsupilami » (33 tomes en 2021), « Le Petit Spirou » (19 tomes en 2022), « Zorglub » (trois titres en 2019 ; un 4e titre en gestation), « Mademoiselle J. » (trois tomes en 2023 ; un 4e titre, intitulé « Le Bonheur de dire maman » et se déroulant en 1955, est prévu) et « Champignac » (4e titre également prévu, avec ou sans David Étien au dessin). Du côté de la série parallèle, « Le Spirou de… » (21 tomes parus depuis février 2006) et après la publication laborieuse de « Spirou et la Gorgone bleue » (Yann et Dany, septembre 2023), nombre de développements annoncés ces dernières années ont finalement été interrompus (ou remisés au placard), suite aux récents changements de politique survenus après la nomination de Stéphane Beaujean (directeur éditorial) : de fait, ne semble plus subsister que l’ultime « Soumaya » concocté par Marc Hardy et Zidrou… depuis 2015 : soit un album de 80 pages, devant conduire Spirou et Fantasio dans le Golfe Persique, et dont il resterait encore – aux dernières nouvelles – environ une vingtaine de planches à coloriser. Cet album, à paraître en 2025, entérinerait par conséquent la fin (définitive ?) de cette collection parallèle qui aura fait couler beaucoup d’encre, tout en donnant naissance à d’authentiques pépites (à commencer par « Le Journal d’un ingénu » et ses suites, réalisées par Émile Bravo).

Encrage pour la planche n° 51 de « Soumaya » par Zidrou et Hardy (à paraître).

Afin d’éviter que lecteurs ou libraires finissent par se perdre entre déclinaisons et réinterprétations du personnage, voici donc l’univers de Spirou recentré entre série mère et « Les Aventures de Spirou et Fantasio – Classique » (titre que Dupuis aura fort intérêt à réduire à « Spirou classique », pour éviter les problèmes d’intitulé jusque dans l’orthographe (classiques, classique ?). Cette dernière, si elle hérite d’un titre pouvant encore faire tiquer les collectionneurs des albums mythiques de Franquin, a pour mérite de positionner des objectifs clairs : renouer avec l’âge d’or du style de l’école de Marcinelle (Franquin, Morris et Will, mais aussi Attanasio, Greg, Jidéhem, Peyo, Remacle, Roba, Tillieux ou Walthéry), faire référence aux titres emblématiques… et jouer avec l’Histoire façon « Et si ? », avec une tonalité uchronique peu ou prou à la manière d’expériences bédéistiques similaires, dont les immanquables « Blake et Mortimer » (là encore recontextualisés entre série mère et hors-série). Le terme « classique » n’est pas sans rappeler le « Classic » associé chez Dupuis aux relances vintages de « Buck Danny » (11 volumes et 1 HS parus depuis 2014) et « Tanguy et Laverdure » (cinq tomes et un HS depuis 2016) ; des productions soigneusement réalisées à la manière de Jean-Michel Charlier, Victor Hubinon et Albert Uderzo, dans le contexte imposé des années 1940-1960.

Dessins par Elric en hommage à Franquin (ex-libris pour Bédé en Bulles, 2024).

Comment est né ce premier volume de la ligne « Spirou classique » ?

Si les fans de Spirou peuvent encore avoir en tête l’album avorté « Zorglub à Cuba » (initié par Tome et Janry à la fin des années 1990 ; huit planches ont été publiées pour la première fois dans le n° 3839 du Journal de Spirou, le 9 novembre 2011), les trois auteurs – Baril, Lemoine et Elric – de ce nouvel album ont donné une toute autre origine à leur projet. Lors d’un repas parisien, voici déjà quelque années, s’amusant à inventer des histoires inédites pour des héros franco-belges populaires, ils eurent spontanément l’idée de mettre Spirou « au cœur d’un événement historique qu’il n’avait pas vécu ». Ce, à la manière de ce qu’avaient réalisé Yann et Chaland dans « Freddy Lombard T4 : Vacances à Budapest », puisqu’aucun auteur franco-belge n’avait encore traité de la révolution hongroise de 1956, lors de la parution de l’album en 1988. Le hasard faisant bien les choses, l’un des deux scénaristes venait de voir un documentaire évoquant l’hasardeux débarquement de la baie de Cochons : où comment avait piteusement échoué la tentative d’invasion militaire de Cuba, pilotée par les États-Unis et la CIA du 17 au 19 avril 1961, tandis que la mafia tentait, elle-même, d’assassiner le leader marxiste. Présenté chez Dupuis (avec, déjà, une proposition de couverture comprenant le portrait du Che), le scénario original de cette nouvelle aventure de Spirou impliquait donc que les personnages s’immergent dans un événement historique majeur du XXe siècle : une première dans la série, même si l’on peut considérer que Greg et Franquin (notamment avec « Le Prisonnier du Bouddha », paru en 1961), puis Tome et Janry (avec « Spirou à Moscou » en 1990) avaient pris les devants, en évoquant à mots couverts la guerre froide et les derniers temps de l’URSS. Sans même parler d’Hergé et Tintin, avec des albums historiquement très ancrés comme « Le Lotus bleu » ou « Tintin au pays de l’or noir »… Et puisque nous parlons de Tintin (Émile Bravo et Frank Le Gall s’étant amusés des parallèles avec l’identité de Spirou), observons que cette intrigue sud-américaine (avec son lot de dictateur, attentats, complots et autres révolutions), voyant les héros pris en otage entre des idéologies contraires, n’est pas sans rappeler le canevas de « Tintin et les Picaros » (Casterman, 1976), à défaut du « Dictateur et le champignon » (Rosy et Franquin, 1956).

Planches 1 et 2 pour « La Baie des Cochons » (Dupuis 2024).

Stylistiquement, Elric (précédemment à l’œuvre sur « Witchazel » (2016-2019) et deux albums d’ « Iznogoud » en 2021-2022), repéré sur les réseaux pour ses dessins en hommage à Spirou, se rapproche volontairement du trait de Franquin et d’Attanasio (« Modeste et Pompon »), afin de retrouver les heures glorieuses de la fin des années 1950. De fait, « La Baie des Cochons » est conçu comme une suite (indirecte) du « Prisonnier du Bouddha », titre jadis prépublié dans le journal de Spirou, du n° 1048 au n° 1082 (du 15 mai 1958 au 8 janvier 1959).

Encrage pour le haut de la planche 3.

Crayonné

Couverture de Spirou n° 4491 (8 mai 2024).

Ne lésinant pas sur les effets associés à cette proposition nostalgique, Dupuis a accompagné le lancement de la prépublication (en sept parties, à partir du n° 4491 du 8 mai 2024) avec un hebdomadaire dont la une « revient en 1961 ! » Une maquette incluant deux strips introductifs inédits, non repris dans l’album. Jouant des codes et références internes (l’espiègle Marsupilami, les gaffes de Fantasio, l’implication du savant américain Longplaying, le puissant G.A.G.), mais aussi avec d’authentiques anecdotes (des cigares explosifs piégés par la CIA, le rôle du jeune président Kennedy…), le scénario – écrit à six mains – suit donc nos héros de New York à Cuba, Spirou se retrouvant accusé d’attentat contre Fidel Castro. Son seul espoir : que Fantasio et Seccotine arrivent à le libérer en faisant reconnaitre son innocence, sans se laisser séduire par les idéaux communistes du charismatique Che Guevara. Un contexte explosif, traduit au travers d’une rougeoyante couverture (un hommage graphique à la composition de « Le Gorille a bonne mine », paru en 1959) qui n’hésite pas – et c’est aussi une première dans la série – à reproduire une photographie très iconique : le portrait du Che, « Guérillero héroïque » pris par le photographe cubain Alberto Korda en 1960. Oublié pendant quelques années, puis publié dans Paris Match en août 1967, ce portrait connut un regain de popularité au début du mois d’octobre suivant, lorsque le monde entier fut informé… de la mort brutale du Che. Le pop art (avec Andy Warhol) et la sérigraphie (avec le graphiste irlandais Jim Fitzpatrick) achevèrent de donner à l’image son caractère immortel… et désormais libre de droit.

L'une des deux photos prises par Alberto Korda le 6 mars 1960.

Illustration non maquettée.

Première version de la mention « Classic », encore trop américanisée.

Un hommage à la couverture de « Le Gorille a bonne mine » (Franquin et Dupuis, 1959).

Après ce premier album, dont les couleurs sont assurées conjointement par Elric et Baril, l’ambition avouée de l’éditeur est de pouvoir proposer – en alternance, une année sur deux – un album de la série mère et un « Spirou classique ». Deux titres au moins sont actuellement en chantier pour cette seconde collection : l’un – « Le Trésor de San Inferno » imaginé par Lewis Trondheim (précédemment scénariste de « Panique en Atlantique », dessiné par Fabrice Parme en 2010) et Fabrice Tarrin (« Spirou chez les Soviets », scénarisé par Frédéric Neidhardt en 2020), l’autre par l’actuel trio Lemoine-Baril-Dufau, qui s’intéresse désormais aux Zorglhommes et aux bases de Zorglub situées en Europe de l’Est avec « Zorgrad », titre déjà annoncé en 4e de couverture de « La Baie des Cochons ». Enfin, revoici Janry, qui semblerait également être de la partie « pour un autre projet » autour de Spirou, dixit l’éditeur. Notons que l’album « Spirou chez les Soviets » rejoint dorénavant cette ligne classique. À suivre en 2025-2026, en souhaitant bonne chance aux (anciens) et nouveaux repreneurs : après l’in-Cuba-tion, la Revolución ?

Bienvenue à La Havane (Dupuis, 2024).

Philippe TOMBLAINE

« Les Aventures de Spirou et Fantasio – Classique T1 : La Baie des Cochons » par Elric Dufau-Harpignies, Clément Lemoine et Michaël Baril

Éditions Dupuis (12,95 €) – EAN : 978-2808501941

Parution 24 mai 2024

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9 réponses à « Les Aventures de Spirou et Fantasio – Classique T1 : La Baie des Cochons » : in-Cuba-tion, Revolución !

  1. denis dit :

    Il est une chose de faire quelques illustrations d’hommage au Spirou de Franquin et une autre, de faire un album Spirou classique qui tienne la route. Pour Elric et les scénaristes, le passage à l’album n’est pas convaincant. Le dessin est trop irrégulier et maladroit malgré l’aide de Fabrice Tarrin pour les persoinnages principaux et l’histoire est sans originalité avec uniquement des emprunts au Spirou de Franquin.

  2. sandro dit :

    Je l’ai lu. Si j’avais 10 ans je suis sûr que je trouverais cet album très sympa. Spirou chez les Soviets, Spirou à Cuba…C’est quoi le prochain ? Spirou en Corée du Nord ? Surprenant.

    • denis dit :

      Je doute qu’un enfant de 10 ans d’aujourd’hui s’intéresse à une intrigue de guerre froide qui doit être de la préhistoire pour lui.

      • sandro dit :

        Intéressant. Et un enfant de 10 ans doit-il alors s’intéresser à la mafia aux Etats-Unis dans les années 30, au trafic d’opium ou aux dictatures sud-américaines pour aimer lire Tintin ?

  3. Kroustilyion dit :

    Un album maladroit, avec des cases pleines de vide. Une animation graphique sans vie. Scénario : on ne rit pas, on ‘a pas de suspense. Sous la fallacieux et sempiternel prétexte « d’hommage-ceci » « d’hommage-cela » sur Franquin, on perd de l’authenticité, de la créativité ! Ca me rappelle Aznavour, « Je m’voyais déjà »… Et pour cette série, qui reste n’importe quoi : Tome & Janry, au secours, revenez !!

  4. Henri Khanan dit :

    Mauvaise critique sur actuabd!
    Je lirai ce livre à la médiathèque!

  5. FranckG dit :

    Bravo et merci Philippe pour ce très bon article, dont ce n’est pas le moindre intérêt que d’offrir un excellent résumé des pérégrinations de cette série « classique » (sans jeu de mot).
    Et puis, au delà des critiques émises sur différents sites web, j’apprécie le recul documentaire et de remise en perspective effectué sur ce nouveau tome, sans aller sur le « j’aime – j’aime pas » basique dont ont fait preuve avec assez peu de modération d’autres collègues journalistes (pourtant professionnels.

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