On vous a déjà dit tout le bien que l’on pensait de la saga ébouriffante, délirante et jubilatoire « The Kong Crew » d’Éric Hérenguel… (1) Or, voilà que les éditions Caurette sortent une très belle intégrale de luxe de la trilogie (224 pages, dans sa version originale en noir et blanc grisé et en français) : une incroyable épopée hommage aux comics, aux pulps et aux vieux films fantastiques des fifties ! Ceci alors que le tome 3, cartonné et en couleurs, vient aussi à peine de paraître chez Ankama… La totale en noir et blanc ou les trois volumes en couleurs, vous avez donc le choix ! L’essentiel étant de ne pas passer à côté de ces aventures follement drôles, débridées et imaginatives, sous couvert de fable épique et écologique !
Lire la suite...« L’Homme qui rêvait à l’envers » : esprit, es-tu là ?
À la demande de Mathilde, la jeune épouse d’un de ses amis, le docteur Parent part en Normandie afin d’aider le cousin Édouard. Pendant le trajet en train, Parent découvre le journal intime d’un homme qui s’estime traqué par une présence maléfique… Entre rationalisme scientifique, spiritisme et trouble paranoïaque, le doute s’insinue. Jouant habilement des codes et des références, Emmanuel Polanco livre un premier roman graphique de 256 pages aux étranges résonnances, dont les vertiges vous hanteront jusqu’à la dernière page…
Avec son titre énigmatique, « L’Homme qui rêvait à l’envers » nous renvoie d’office à une très large palette référentielle, ancrée dans le fantastique, le suspense, le thriller et l’horreur, allant d’Edgar Allan Poe (« Ligeia », 1838 ; « La Vérité sur le cas de M. Valdemar » en 1845) à David Lynch (« Lost Highway », 1997), de Maupassant (« Le Horla », 1886-1887) à Hitchcock (« L’Homme qui en savait trop » , 1956 ; « Sueurs froides », 1958), de H. P. Lovecraft (« Herbert West, réanimateur », 1922 ; « La Maison de la sorcière », 1933) à Stephen King (« Rêves et cauchemars », 1993 ; « Docteur Sleep », 2013).
En couverture, les lecteurs découvrent un visuel aussi fascinant qu’étrange. Cernée de rouge, une femme apparentée à un médium (chapeau et voile noir, croix de vie (Ankh), larmes blanches) écarte sa robe, laissant apparaitre un troisième œil ésotérique, ainsi qu’un paysage nocturne. Entre les arbres noirs, un homme – vêtu façon fin XIXe siècle -, s’aidant d’une lampe à pétrole, semble chercher son chemin en suivant un fil rouge aux symboliques diverses : labyrinthe, ligne de vie, cordon ombilical, vaisseau sanguin, etc. On supposera que le protagoniste masculin, dont on suivra la quête ésotérique, ne peut au mieux que soupçonner la présence de quelques forces maléfiques, sans se douter d’un au-delà volontiers manipulateur. Entre rêves et cauchemars, réalités parallèles et éléments tangibles, événements paranormaux et troubles psychologiques, bien malin qui peut en effet s’y retrouver…
Connu depuis 2001 en tant que graphiste et illustrateur, Emmanuel Polanco vit et travaille en Suède. Il avait principalement œuvré jusqu’à présent pour la presse adulte et jeunesse (Philo magazine, Los Angeles Times, Time Magazine), ainsi que pour l’édition (couvertures de livres ou d’albums jeunesse). « L’Homme qui rêvait à l’envers » est son premier roman graphique en tant qu’auteur complet : ne nous étonnons pas d’y retrouver diverses thématiques approchées par Polanco au cours de précédents travaux (le fil rouge pour évoquer l’apport des sciences dans les affaires de cold-cases ; l’évocation des méandres de la psychologie ; des portraits d’Hitchcock et Lovecraft, etc. ; voir le site de l’auteur : https://emmanuelpolanco.com/).
Dans l’album, presque entièrement traité en quatre couleurs (gris, rouge, blanc et noir, là encore symboliques des genres littéraires précédemment évoqués), le docteur Parent ouvre par sa lettre (dont on connaitra le destinataire dans les toutes dernières planches) un dispositif en récits enchâssés, où l’on retrouve le témoignage de Mathilde, initiateur du voyage vers la Normandie, puis les détails du journal intime du troublant Édouard. Dans la seconde partie de l’ouvrage, l’enquête de Parent s’intéresse à la neurologie et aux fameux travaux sur l’hypnose menés à la Salpêtrière par Jean-Martin Charcot (1825-1893). Une manière de suggérer les glissements qui s’effectuent à l’époque entre spiritisme et recherches scientifiques, magnétisme et hypnothérapie et études cliniciennes en matière de psychothérapie. Le tout sans négliger la grande illusion, les escroqueries spiritualistes (à une époque où certains photographes affirment être capables de saisir l’image d’esprits tout en photographiant les vivants) et l’hypnose de spectacle.
Rappelons, en guise de complément documentaire à cette chronique, que les réalités de l’hypnose furent précisément attestées au XIXe siècle, ses effets objectifs sur le cerveau étant démontrés sans que l’état hypnotique (jadis qualifié de « sommeil magnétique ») ne puisse être apparenté à aucun autre : ni éveil, ni sommeil, ni méditation. Relancée au XVIIIe siècle par les expériences de Mesmer (fluide universel), du marquis de Puységur (somnambulisme provoqué), de l’abbé Faria et du médecin Alexandre Bertrand, l’hypnose est une redécouverte des pratiques usuelles des anciens magnétiseurs. En 1819, le terme d’ « hypnotisme » est créé par le baron Étienne Félix d’Henin de Cuvillers par négation de la théorie du fluide magnétique. En 1859, trois médecins de l’hôpital Necker attestent avoir opéré sans douleur une patiente placée sous anesthésie hypnotique. Enfin, en 1878, le neurologue Jean-Martin Charcot commence à étudier l’hypnose. En 1882, il en réhabilite totalement la pratique et l’étude scientifique en publiant « Sur les divers états nerveux déterminés par l’hypnotisation chez les hystériques », ouvrage qui présente l’hypnose comme un fait somatique propre à l’hystérie. Cette reconnaissance est un tour de force pour l’époque, qui avait rejetée les théories sur le magnétisme animal et croyait encore dur comme fer à la simulation des patients ! Installé dans l’hôpital parisien de la Salpêtrière (13e arrondissement), où 5 000 pauvres femmes avaient trouvé asile, Charcot débuta ses expérimentations afin de soulager les plus névrosées et de comprendre les paralysies hystériques. Charcot et ses disciples démontrèrent que l’on pouvait dissocier ou supprimer l’activité psychique, motrice ou sensorielle à volonté, et que la plupart des symptômes hystériques était dus à un « choc » traumatique. L’on pouvait donc, sous hypnose, entreprendre de « retrouver » ces souvenirs traumatisants pour les effacer ou « désuggérer »… Du moins lorsque cela était possible, d’où une nouvelle distinction entre « névrose » (psychique) et « psychose » (organique). Observée par les plus grands cliniciens du moment (Sigmund Freud, le pharmacien Émile Coué ou le mathématicien belge Joseph Delbœuf), cette influence sera décisive dans le développement de l’hypnose clinique, de la psychologie et donc de la psychothérapie. Guy de Maupassant évoquera l’École de Nancy et les suggestions hypnotiques en 1887 dans « Le Horla ». Après la mort de Charcot en 1893, l’usage de l’hypnose décline au profit de la psychothérapie.
Au final, disons simplement qu’avec cette nouvelle signature, les Éditions Casterman livrent un album envoûtant, qui vous mettra la tête à l’envers, au même titre que le récent « Bleu à la lumière du jour » (Dargaud, 2023).
Philippe TOMBLAINE
« L’Homme qui rêvait à l’envers » par Emmanuel Polanco
Éditions Casterman (25 €) – EAN : 978-2-203248533
Parution 1er mai 2024
Merci Philippe pour cette chronique !
cordialement
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