Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...Hergé ou la recherche de la phrase parfaite !
Les modifications qu’Hergé a apportées au fil du temps dans les dessins des albums « Tintin », pour des raisons diverses d’ailleurs, sont assez bien connues pour la plupart d’entre elles. Pour ce qui concerne les modifications des textes, il est plus rare qu’il y soit fait allusion dans la littérature hergéenne. Pour notre part, nous avons commencé à collationner ces modifications des textes et allons en présenter les plus intéressantes.
Tout d’abord, il est notable qu’Hergé modifia toute sa vie les albums qu’il avait dessinés, parfois des décennies auparavant.
En particulier, pour ce qui concerne les textes, il en réajusta un très grand nombre dans les bulles, afin de les rendre plus lisibles.
Ces « réajustements » consistent à découper différemment un mot ou bien à faire en sorte qu’il ne soit plus coupé. Ils sont extrêmement nombreux. Par exemple, pour « Tintin en Amérique », nous en avons relevé 97 !
Le phénomène est incroyable, car tout cela représente un temps de travail invraisemblable pour un album déjà plébiscité par le public depuis de très longues années.
Hergé cherchait à réaliser l’album « parfait » dans une sorte de fuite en avant sans fin.
Pour ce qui concerne les autres modifications de textes, nous allons en voir quelques-unes qui nous ont semblé intéressantes pour les raisons qui ont présidé à leur mise en œuvre.
Tout d’abord, les fautes d’orthographe et de conjugaison. Il faut bien dire qu’elles sont peu nombreuses… mais pas absentes !
Dans l’album « Le Crabe aux pinces d’or » (page 56, case 5), et ceci depuis le passage à la couleur en 1944 (édition A22) jusqu’à l’édition de 1981 (C4) incluse, Tintin dit : « Vas-y !… Ksss ! Ksss ! Mors-le ! »
Cette faute d’orthographe est enfin corrigée en 1982 dans l’édition C5. Tintin dit désormais : « Vas-y !… Ksss ! Ksss ! Mords-le ! »
Cette faute est étonnante, car, dans les versions noir et blanc, la faute n’existe pas.
Nous remarquerons néanmoins les changements dans les insultes du Capitaine… mais ceci est une autre histoire.
Dans la version des « Bijoux de la Castafiore » parue dans le journal Tintin (page 47, case 10), Dupond dit : « Hein !… Qu’est-ce que je vous disais, qu’ils auraient décamper ?… » L’erreur fut corrigée dès la version en album, et Dupond dit désormais : « Hein !… Qu’est-ce que je vous disais, qu’ils auraient décampé ? »
Toujours dans cette même version du journal Tintin (page 53, case 9), Tintin dit : « Non, je ne crois pas que c’est lui qui a volé l’émeraude… »
L’erreur fut aussi corrigée dès la version en album et Tintin dit désormais : « Non, je ne crois pas que ce soit lui qui ait volé l’émeraude… »
Dans l’album « Le Lotus bleu » (page 44, case 5), Mitsuhirato dit, en parlant de Tintin : « Eh bien, je voudrais que vous le fissiez arrêter !… »
On trouve cette phrase de la première édition couleur de 1946 (B1), jusqu’à l’édition B41 incluse (1974).
À partir de l’édition C1 de 1975, Hergé a changé la conjugaison et désormais Mitsuhirato dit : « Eh bien, je voudrais que vous le fassiez arrêter !… »
Quelle est la bonne tournure ? La concordance des temps en français, exige, après un conditionnel, l’imparfait du subjonctif. La forme « fissiez » est donc bonne dans l’absolu. Mais, seul Chateaubriand utilisait encore cette forme à l’écrit… et c’était il y a bien longtemps. Et plus personne ne l’utilise plus à l’oral depuis bien plus longtemps encore.
Hergé a donc eu raison de venir à la forme « fassiez » qui est celle employée par tous les francophones du monde. D’ailleurs, c’est cette forme qu’il avait employée dans la version noir et blanc, ne passant à la forme pompeuse qu’à l’occasion du passage à la couleur de l’album… Pour y revenir finalement. Toujours cette recherche de perfection !
Dans l’album « Le Trésor de Rackham le Rouge » (page 18, case 12), Tintin dit au Capitaine : « Demain matin, nous essayerons d’élucider ce mystère. » Cette formule se trouve de la première édition de 1945 (A24) jusqu’à l’édition de 1980 (C4). À compter de l’édition de 1982 (C5), Hergé modifie cette version,d’ailleurs non fautive, et décide de « moderniser » la conjugaison et, désormais, Tintin dit : « Demain matin, nous essaierons d’élucider ce mystère. »
Outre ces modifications portant sur l’orthographe et à la conjugaison, Hergé cherchera également à gommer les expressions trop marquées par la « belgitude ». Nous avons trouvé — dans l’album « L’Île noire » version noir et blanc — un « belgicisme », c’est-à-dire une expression utilisée uniquement par les francophones de Belgique. Dans cette l’édition donc (page 40, case 1), un personnage dit : « Regardez là-bas !… Il brûle ! » Cette expression qui signifie que quelque chose brûle, comme on dit « il pleut » ou « il vente », n’est pas employée en France. Hergé l’a donc modifiée lors du passage à la version en couleurs et le personnage dit désormais : « Regardez là-bas ! Un incendie ! »
Hergé eut aussi à cœur de faire disparaître les expressions datées ou vieillottes.
Ainsi, dans l’album « Tintin en Amérique » (page 10, case 6), le brigand dit : « Eh bien ? Où reste-t-il donc ?… » Cette expression un peu vieillie est remplacée en 1977 (édition C2), et le brigand dit désormais : « Eh bien ? Où est-il donc ?… »
Dans le même album (page 21, case 7), l’Indien dit : « Nous verrons ce qu’il fera tantôt ! », tandis qu’à partir de l’édition C2 l’Indien dit : « Nous verrons ça tout à l’heure ! »
Toujours dans « Tintin en Amérique » (page 44, case 4), Milou dit : « À tantôt ! » quand, depuis l’édition C2, il dit : « À bientôt ! ».
Dans l’album « Le Secret de la Licorne » (page 12, case 10), Tintin dit « Eh bien ?… Où reste-il ? » À partir de 1982 (édition C5), Tintin dit désormais : « Eh bien ?… Que fait-il donc ? »
Enfin, dans l’album « Le Trésor de Rackham le Rouge » (page 15, case 7), le Capitaine dit : « Un simple coup de sirène et ils vont se garer… » Hergé jugea que cette réplique ne cadrait pas avec le caractère du capitaine, certes bourru, mais pas méprisant pour autrui. À partir de l’édition de 1960 (B26bis), il changea la réplique et fit dire au Capitaine : « Un simple coup de sirène et la barre à tribord… »
Hergé fit en sorte de gommer également les allusions — pourtant rares — au catholicisme de sa jeunesse.
Dans l’album « Tintin en Amérique » (page 25, case 15), Tintin dit : « Dieu ! que c’est lourd »
Depuis l’édition de 1977 (édition C2), Tintin dit : « Oh ! que c’est lourd ! »
Toujours dans « Tintin en Amérique » (page 48, case 11), Tintin dit : « Mon Dieu ! quelle gaffe ! » Depuis l’édition C2 (1977), il dit : « Sapristi ! quelle gaffe ! »
On voit à travers ces exemples qu’Hergé modifia beaucoup tous les albums et ceci jusqu’à la fin de sa vie, voulant les rendre les plus parfaits possibles et leur donner la chance de traverser les années en plaisant, encore et toujours, aux multiples lecteurs à venir.
Ceci ne fut possible que grâce à l’extraordinaire succès des albums « Tintin » et au nombre ahurissant de leurs rééditions ; permettant à Hergé, au fil du temps, de corriger ce qui lui semblait devoir l’être. Ceci est unique dans l’histoire et rendu possible d’une part par la longévité du succès et d’autre part par la personnalité très particulière de son génial auteur.
Bertrand POULLAOUEC (coauteur de la partie Tintin du « BDM »)
Très intéressant et sujet peu traité sur Tintin.
Bravo ! Belle étude.
Sapristi !
Voilà qu’à son tour l’auteur de cet article fort intéressant est contaminé par la faute de conjugaison.
Pour preuve :
» Hergé eu aussi à cœur de faire disparaître… »
C’est bien un « t » qui a disparu dans la conjugaison du verbe « avoir ».
Hergé eut aussi à cœur de faire disparaître…
Voilà un passé simple de bon aloi.
Ah ! Ah ! Ah ! Elle nous avait échappé celle-là !
On corrige tout de suite : merci pour nous avoir signalé cette faute de frappe…
Bien cordialement
La rédaction
Formidable article (dommage quand même pour « fissiez » qui est la forme correcte) ! C’est dans Tintin que j’ai découvert le « futur antérieur », un temps qui n’est plus utilisé de nos jours, malgré sa finesse. De toute manière, les formes grammaticales correctes disparaissent : par exemple, le subjonctif est de plus en plus remplacé par l’indicatif – et la BD suit le mouvement, malheureusement. Marazano aime à dire qu’il a le droit d’utiliser la « licence » (= un homme de garde ne parle pas comme un petit marquis) et c’est vrai. Mais l’ensemble doit s’inscrire dans un discours correct, et Tintin reste l’exemple à suivre.
Le futur antérieur est toujours utilisé. Vous devez confondre avec un autre temps.
Quand vous aurez lu ces lignes, je serai en train de dormir.
La raison pour laquelle Hergé remplace « Demain matin, nous essayerons d’élucider ce mystère » par « nous essaierons » est simple : le verbe était mal coupé. La place disponible dans la bulle imposait une coupure mais celle-ci n’était pas permise par la graphie comportant un « y ».
Les coupures de mots fautives étaient nombreuses dans les versions originales noir et blanc. C’était un problème auquel Hergé a remédié au fil des années.
Le remplacement de « Eh bien ? Où reste-t-il donc ?… » par : « Eh bien ? Où est-il donc ?… », s’explique peut-être par le désir d’effacer un inélégant passage à la ligne avant le « t » épenthétique. Hergé avait tenté de camouflé cette inélégance en plaçant (fautivement) le premier trait d’union au début de la ligne suivante… Plus tard, il a pensé qu’il valait mieux utiliser une autre formule.
Pendant qu’on est dans le bon aloi, « camouflER ».
Et je mets 50 Francs dans le nourrain.
Oui : « avait tenté de camoufler », vous avez raison !
Il y a eu une retouche suivie d’une relecture trop rapide.
Merci.
Une correction importante: le texte la 6ème case de la page 39 a été corrigé pour la 2ème édition de Vol 714 car Hergé considérait que le texte de l’édition originale ‘C’est innofensif ces animaux’ comportait une faute de français. Il est devenu ‘Vous n’allez pas capituler devant des chauve-souris’ Cette correction permet de distinguer le 2ème tirage de l’EO de la 2ème édition.
La séquence au « Vieux Marché » (c’est-à-dire place du Jeu de Balle) dans « Le Secret de la Licorne » comportait, dans sa version d’origine publiée dans « Le Soir », divers belgicismes, comme « Allez, c’est bon » (devenu « C’est entendu ») ou « Ça veut juste réussir, Monsieur ! » (devenu « Je regrette, Monsieur ! »). Personnellement, je déplore ces normalisations, qui nuisent au pittoresque de la séquence, de même que je déplore toutes les modifications survenues au fil du temps… J’ai toujours considéré que la seule vraie version des aventures de Tintin est celle de la prépublication, où l’on est au plus près de la création… Les albums actuels de « L’Île Noire » ou de « Tintin au pays de l’or noir » montrent bien que les tentatives de modernisation sont des impasses.
c’est une discussion intéressante qui mériterait d’être approfondie : pittoresque/belgitude vs universalité.
Bonjour,
Il me semble que vous allez un peu vite en besogne en estimant que ces modifications sont incroyables. Ce genre de modifications sont au contraire légion. Sauf que pour qu’elles aient lieu, il faut quelques ingrédients :
— Une maison d’édition scrupuleuse sur la qualité. Point auquel il faut remarquer que la perception de la qualité évolue au fil des ans. L’article pointe le fait que les premières éditions des albums de Tintin, à notre regard de 2024, étaient de piètre qualité en ce qui concerne le texte, corrections et graphie. En revanche, et ce n’est que mon point de vue, je trouve que notre regard sur la qualité typographique, manuelle ou non, du lettrage des albums a régressé. Trop d’albums paraissent avec un lettrage peut lisible en raison de la forme de leurs lettres. Et trop d’albums font l’impasse sur ce travail en utilisant sans réflexion un lettrage mécanique.
— Une maisons d’édition qui a les moyens de sa volonté de qualité. Ça coûte cher de renvoyer un livre en correction avec une réédition et même cher de prendre le temps de rediscuter avec les auteurices, une personne pour rentrer les modifications dans les fichiers, etc.
— Une ou des rééditions ! C’est-à-dire un succès commercial.
— Un ou une autrice qui a l’énergie pour se replonger dans son album. Ce qui n’est pas évident.Une fois bouclé, on passe souvent à la suite, une étape supplémentaire dans son travail, un approfondissement, une amélioration, dur alors parfois de revenir à une étape antérieure. Cette énergie est plus facile à trouver lorsque l’album est plébiscité et se vend bien.
Bref, permettez moi de ne pas partager avec vous votre enthousiasme sur des modifications “évidentes” tel un relettrage permettant une meilleure lisibilité de bulles ou des corrections de français.
En revanche je trouve très intéressantes les corrections qui disent sur la volonté d’auteur, d’artiste, d’Hergé. En partant du principe, d’ailleurs, que toutes ces corrections seraient voulues et validées par Hergé, alors que peut-être la maison d’édition passant par là en a fait d’office. Je n’ai pas de connaissances sur ce point. Mais par exemple les modifications tendant à “dé-bellegiser” le texte méritent d’être sûr que ce soit bien Hergé qui les ait faites, ou du moins commanditées. Idem pour les modernisation de conjugaisons. Ce qui pourrait laisser penser qu’Hergé aurait souhaité que ce travail se poursuive de réédition en réédition. Que la maison d’édition continue à opérer des “modernisations” de textes.
Bravo et merci pour la méticulosité de votre recherche.
Bruno
Bravo pour cet article !
Comme on l’a fait remarquer, Hergé a corrigé des belgicismes sans doute en fonction de son succès progressif en France, afin d’éviter d’être traité de provincialiste ( c’etait un réflexe compréhensible à l’époque même si on peut le déplorer). Je ne sais si l’utilisation de « rester » au sens de se trouver est un belgicisme ou une expression vieillie?
Dans le même style, on trouve fréquemment chez Jacques Martin (Alix ) le verbe « s’encourir » (ils s’encourent = ils s’enfuient) – ici encore belgicisme ? ( même si Martin n’ était pas Belge de naissance mais résidait en Belgique).
Excellent, bravo!
Cette étude manquait est représente peut-être le début d’un nouveau chapitre de la tintinologie!
Article très intéressant, merci.
J’ajouterai que « tantôt », « à tantôt » ne sont pas des expressions vieillies mais plutôt des belgicismes, utilisées couramment.