« Les Trois Mousquetaires » : Gilles Rochier et Fabrice Erre décapent… et d’épée !

Parue en 2007 chez Paquet — sous le titre « Michelle : les mystères de l’Est » —, cette première bande dessinée due à Olivier Marin — avant le succès incontestable de son second ouvrage (le tome 1 des « Enquêtes auto de Margot ») qui le révélera au grand public — est passée un peu inaperçue au milieu de la pléiade d’albums sortis, ceci malgré un prix au festival de Moulins. Voilà que, 17 ans plus tard, les éditions Original Watts ont la bonne idée de redonner une chance aux aventures de Michelle : une étudiante en droit qui se retrouve, en 1963, dans l’univers du renseignement et de l’espionnage, en intégrant le SDECE. Ceci, grâce à un bel album de 88 pages proposant l’histoire d’origine augmentée d’un prologue inédit et éclairant de 11 pages, ainsi que d’un épilogue original de deux planches, le tout agrémenté d’un copieux cahier graphique : un sketchbook, comme on dit maintenant !

On le sait, « Les Trois Mousquetaires » d’Alexandre Dumas sont en réalité… cinq ! Du moins, si l’on rajoute l’intrigante Milady de Winter au fier quatuor initial : pour défendre Louis XIII contre la perfidie cardinale de Richelieu, quoi de mieux que quelques duels mâtinés de bons mots ? S’escrimant entre troubles réalités de l’Histoire de France et relecture irrévérencieuse du mythe, Fabrice Erre et Gilles Rochier ne donnent pas que des coups d’épée dans l’eau… Un deuxième tome empli de gags et publié à bon escient, en parallèle de la sortie en salles du film « Les Trois Mousquetaires : Milady ».

Affiche publicitaire de Vivant Beaucé pour une édition du roman d'Alexandre Dumas en 1845.

Affiches pour les deux volets produits en 2023 par Pathé.

Initialement publié sous forme feuilletonesque dans le journal Le Siècle (de mars à juillet 1844), puis édité en volumes aux éditions Baudry (1844), le célébrissime roman d’Alexandre Dumas père (1802-1870) fut accompagné par les illustrations de Vivant Beaucé, dès sa première réédition en 1846 (par J. B. Fellens et L. P. Dufour). Modèles du récit dit de cape et d’épée, les aventures de D’Artagnan, impétueux Gascon de 18 ans venu à Paris pour intégrer le corps des mousquetaires, sont rentrées dans le patrimoine culturel francophone… et international. Car, suivant la prime tentative de Georges Méliès en 1903, le roman – traduit en anglais dès 1846 – fut adapté par Hollywood à de multiples occasions : citons les versions de 1921 (avec Douglas Fairbanks), de 1948 (avec Gene Kelly, Lana Turner et Vincent Price) et de 1973-1974, où Richard Lester met en scène dans deux films (« Les Trois Mousquetaires » et « On l’appelait Milady ») un impressionnant casting composé de Michael York (D’Artagnan), Oliver Reed (Athos), Richard Chamberlain (Aramis), Frank Finlay (Porthos) Faye Dunaway (Milady), Raquel Welch (Constance Bonacieux), Géraldine Chaplin (Anne d’Autriche), Jean-Pierre Cassel (Louis XIII), Christopher Lee (Rochefort) et Charlton Heston (Richelieu). Souvenons-nous également de « L’Homme au masque de fer » (Randall Wallace, 1998), film opposant Leonardo di Caprio (Louis XIV et son jumeau positif… Philippe) à un quatuor de fines lames composés par Jeremy Irons (Aramis), John Malkovich (Athos), Gérard Depardieu (Porthos) et Gabriel Byrne (D’Artagnan).

Couverture et extrait du T1 (Casterman 2023)

Plus près de nous, c’est naturellement le diptyque franco-germano-hispano-belge réalisé en 2023 par Mathieu Bourboulon – digne successeur des fastueuses productions de Bernard Borderie (1961), avec un budget de 72 millions d’euros – qui retient notre attention. Emmenés de manière très dynamique par François Civil (D’Artagnan), Vincent Cassel (Athos), Pio Marmaï (Porthos) et Romain Duris (Aramis), les deux films (dates de sortie : 5 avril et 13 décembre 2023) laissent la part belle à l’antagoniste féminine notoire : Milady de Winter (Eva Green). L’intrigue est connue : cette agente du fourbe Richelieu, associée au sinistre comte de Rochefort, est chargée de subtiliser les ferrets de la reine Anne d’Autriche. Un bien compromettant cadeau, susceptible de dévoiler la tendre relation entretenue par la souveraine avec le duc de Buckingham, le favori du roi Charles 1er d’Angleterre… Rappelons que cette intrigue fut inspirée à Dumas par son collaborateur, Auguste Maquet (1813-1888), qui lui apporta ses propres connaissances historiques : à commencer par un héros à la hauteur du véritable Charles de Batz de Castelmore dit D’Artagnan, capitaine-lieutenant de la compagnie des Mousquetaires du Roi, valeureux militaire qui fut tué à 60 ans lors du siège de Maastricht le 25 juin 1673.

D'Artagnan sauve Constance Bonacieux des agents du cardinal de Richelieu. Illustration de Maurice Leloir (1894) : plume, lavis d'encre rehaussés de gouache blanche sur papier.

2023 entre rééditions et livres officiels...

Comme souvent en matière de patrimoine littéraire, la parodie est un exercice que l’on pourrait estimer aisé, mais pas si simple à réaliser de manière efficace. En s’inspirant du roman initial, autant que de ses deux suites (« Vingt Ans après » en 1845 ; « Le Vicomte de Bragelonne » en 1847), le cinéma, là encore, est aussi passé par la voie humoristique : citons seulement « Les Quatre Charlots mousquetaires » et « Les Charlots en folie : à nous quatre Cardinal ! », réalisés en 1947-1975 par André Hunebelle. Suivant sensiblement le même chemin, tonalité moderne en prime, Fabrice Erre et Gilles Rochier déconstruisent la mythologie inhérente au récit et à ses personnages. Le dessinateur F. Erre est un habitué de la parodie de genre(s) : « Démonax » (2006), « Z comme Don Diego » (avec Fabcaro en 2012) ou « Walter Appleduck » (avec Fabcaro en 2019) auront chacun détourné le roman policier, le roman de cape et d’épée et le western. Avec « Les Trois Mousquetaires T1 : D’Artagnan est dans la place » (Casterman, mars 2023), les deux complices traduisaient en gags les composantes phares du roman de Dumas : personnages décalés (D’Artagnan ne pense qu’à la gloire ; Porthos a un appétit d’ogre ; Richelieu est soumis à la diabolique Milady ; Aramis est un faux calme ; etc.), situations anachroniques, duels et combats devenus dantesques, devise (« Un pour tous, tous pour un ! ») transformée ou improbable. Jusqu’à Dumas d’être aimablement mis en perspective lors de la genèse – perturbée… – de son œuvre littéraire. Burlesque, raillerie, absurde, satire, mot d’esprit, sarcasme, running gag : toutes les formes d’humour sont employées au fil de planches dessinées dans un style graphique composé de rondeurs et d’aplats, qui n’est pas sans rappeler également Benito Jacovitti. Le deuxième tome enfonce le clou, en suivant une progression parallèle au second volet cinématographique de Bourboulon, un peu plus focalisé sur Milady.

Extrait du manga éponyme (Casterman 2023).

Extraits du T2 (Casterman 2023).

Les productions actuelles en matière d’adaptations (de « Lupin » aux « Illusions perdues » en passant par « Dune » !) s’accompagnent régulièrement de rééditions ou de nouvelles réalisations livresques. « Les Trois Mousquetaires » sont ainsi doublement repassés en 2023 par les cases du manga (« Les Trois Mousquetaires T1 : D’Artagnan » par Néjib et Cédric Tchao) et de la BD franco-belge : deux projets portés par Casterman. Partenaires éditoriaux, Casterman et Pathé distribution souhaitaient cette double formulation, l’une (en manga) suivant le déroulé des films, tandis que la seconde s’en éloignait. Un pari passant par le scénario de Gilles Rochier (« TMLP », « Solo » ou « Faut faire le million »), plus connu jusqu’ici pour des albums introspectifs et réalistes, décrivant notamment les mutations sociétales. Réalisés à partir de l’automne 2021 dans leur esthétique propre (décors et costumes n’étant pas repris aux films, les auteurs s’étant cependant rendus sur le tournage), les deux albums parus réussissent finalement à saisir une drôle de perspective : un monde digne de l’esprit Fluide glacial, dans lequel, échappant parfois au contrôle de leurs créateurs, les personnages interagissent d’une façon inattendue ; une monde également où les auteurs se confrontent tour à tour à diverses contraintes éditoriales (voir les difficultés rencontrées par Dumas lui-même) et à une foule de personnages réancrés dans le présent. Chacun, à commencer par D’Artagnan, semblant de fait traduire des émotions, rêves de réussites ou folies associés au XXI^esiècle. Comme l’explique Gilles Rochier, l’album est d’abord un pas de côté vis-à-vis du caractère picaresque du texte de Dumas : « C’était assez marrant de faire de Porthos un personnage stigmatisé, de faire peser sur Athos une charge mentale, et puis pour le personnage de Milady, je me suis amusé à faire le grand écart entre Simone de Beauvoir et Sandrine Rousseau. » On comprendra que les couvertures, inspirées par les affiches, ne transcrivent pas vraiment une version officielle ! « Un pour tous… »