Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...L’Âge d’or des « Tintin » éditions en couleurs (chapitre 3) : « L’Oreille cassée »…
La guerre est une période cruciale pour la série « Tintin ». En effet, pendant ces sombres années, Hergé va accomplir un effort extraordinaire, à la fois en continuant à inventer et créer de nouvelles histoires et, surtout, en mettant en place un ambitieux programme de refonte des histoires existantes, sous la pression continue de ses commanditaires : la maison Casterman, représentée par son directeur de publication, Charles Lesne. L’histoire de « L’Oreille cassée » est typique de ce dur travail de reprise complète d’une aventure en noir et blanc.
Refonte des histoires en couleur
La pression mise sur Hergé par Casterman s’exercera tout au long de la guerre.
Charles Lesne lui écrit le 8 septembre 1942 : « Nous avons approvisionné des films, chez Bindels [le photograveur, NDA], pour quatre albums. La nouveauté de cette année [“L’Étoile mystérieuse”, NDA] sera le premier. “L’Oreille cassée” dont tu as presque terminé la transformation sera le deuxième. “L’Île noire”, dont tu commences la transformation, sera le troisième. Le quatrième sera la nouveauté à paraître l’an prochain, c’est-à-dire l’histoire qui est en cours de publication dans Le Soir [“Le Secret de la Licorne”, NDA]. »
Le 22 décembre 1942, Lesne insiste sur l’accélération à donner au processus : « Nous ambitionnons d’être prêts avec six ou sept albums au moins, dès la fin de la guerre, pour nous lancer à la conquête des marchés extérieurs. […] Celui qui arrivera le premier aura toutes les chances d’être “roi” du marché. […] Nous avons la chance exceptionnelle d’avoir un sujet et un héros “en or” pour un lancement prestigieux, dès la reprise d’après-guerre. » Hergé répond le 26 décembre, se voulant rassurant : il prévoit qu’en l’espace de 27 mois, il aura achevé en couleur 11 albums, dont trois nouveautés ! La suite de l’histoire montrera à quel point Hergé était optimiste !
Première tentative pour le verso des couvertures
Autre exemple de la pression de l’époque : le 20 mai 1942, Charles Lesne demande à Hergé de plancher sur le verso des « Tintin » : « Ne pourrais-tu […] t’occuper immédiatement de la présentation publicitaire de ce verso de couverture ? »
Hergé renonce cependant le 10 juin : « J’ai “séché” là-dessus sans succès. Et, après l’effort que j’ai fourni pour terminer les couvertures [il s’agit des dessins de couverture des huit grandes images, NDA] et préparer le nouveau Tintin au Soir (12 heures de travail par jour) [“Le Secret de la Licorne”, NDA], cet insuccès n’a rien d’étonnant : je suis complètement vidé. Voici cependant quelques croquis. Ce n’est pas fameux, j’en conviens, mais, je le répète, je suis à plat. »
Travail sans suite : il faudra attendre 1945 pour que Hergé retrouve l’inspiration et donne naissance au fameux dos B1.
Pourquoi d’abord « L’Oreille cassée » ?
Voici comment Hergé compte s’y prendre (il fait part de son intention dans un courrier du 29 mars 1942) : « Ainsi, pour toutes les histoires comprises entre “Les Cigares” et la nouveauté [“L’Étoile mystérieuse”, NDA] […], je compte procéder par découpage et collage des dessins originaux… » Pourquoi d’abord « L’Oreille cassée » ? Parce que c’est — dans les « noir et blanc » — l’album qui a la plus forte pagination (132 pages), d’où une économie de papier et la possibilité d’augmenter les tirages. Le travail est commencé par Hergé fin avril 1942. À l’origine, le but est d’éditer l’album dès 1942. La mise au format est faite et remise au photograveur le 1er juin 1942, avant même celle de « L’Étoile mystérieuse », dont la parution dans Le Soir n’est pas terminée.
Première édition couleur trop criarde
Deuxième étape du processus, le coloriage, sur base des épreuves reçues en retour du photograveur. Le coloriage de « L’Oreille » commence début octobre 1942. « “L’Oreille” sera un peu plus “coloré” [que l’“Étoile mystérieuse” qu’Hergé avait critiqué pour son côté “bonbon”, NDA] et plus vigoureux de tons », écrit Hergé le 17 octobre 1942. L’ensemble colorié est remis à Bindels le 13 novembre et le travail de lettrage se poursuit jusqu’à février 1943. Pour la mise en couleurs des albums, Hergé pense intercaler de grands dessins d’une demi-page. Mais pour « L’Oreille » et « L’Île », la pagination abondante des éditions noir et blanc n’a pas permis à Hergé d’ajouter ces dessins dans le nouveau standard de 62 pages. L’impression des couvertures de ces deux titres se fait en amalgame avec « La Licorne » et « L’Étoile » (édition A20) le 15 mars 1943.
Les premières feuilles de tirage sont présentées le 25 mars et, le 6 avril, l’album est en cours d’impression à 15 445 exemplaires, mais le 29 avril Hergé s’aperçoit d’une erreur : « Page 8, deuxième rangée, dessins 2 et 3 : il y a là deux fonds blancs. Or, c’est la nuit : il devrait donc y avoir un fond bleu foncé. Je suppose que j’ai oublié de colorier ces deux fonds. Mea culpa ! » Mais il est trop tard…
Enfin, le 19 juin, Hergé juge le résultat final : « À première vue, il m’a semblé qu’il y avait un progrès. À regarder mieux, je préfère “L’Étoile”. Ce dernier était un peu pâlot, en effet. Mais ici, sauf quelques pages, on a péché par excès contraire. » Le 23 juin, le brochage est en cours d’achèvement.
Le 10 juillet 1943, les albums sont en vente dans toutes les librairies au prix de 37,50 francs belges. C’est l’édition originale couleur de juillet 1943, dite A20 (n° autorisation 1785-1786-1787) au dos pellior rouge. C’est à cette première édition que correspondent les fameuses éditions alternées A22 et A21 imprimées fin septembre 1943.
Rendez-vous avec Louis Casterman
Tout au long de cette période, Hergé et Louis Casterman ont des rendez-vous réguliers, souvent à Bruxelles, ce qui témoigne de l’importance qu’accordait ce dernier au suivi de ses auteurs, particulièrement d’Hergé. En voici deux exemples :
Le 30 avril 1943 : « Cher Monsieur Remi, écrit Louis Casterman, je me trouverai mercredi prochain à Bruxelles. Comme je serai heureux de vous rencontrer et que je dispose de peu de temps, je vous demande de me faire le plaisir de déjeuner ce même jour avec moi. Si cela vous convient, je vous propose de nous retrouver vers 12 h 30 aux Armes de Bruxelles, rue des Bouchers. » Le 5 mai, Hergé remercie son « patron » : « J’ai été très heureux de passer quelques heures avec vous. J’espère que la fin de journée n’aura pas été trop pénible pour vous et que vous serez rentré sans encombre à Tournai. Les bonnes nouvelles que vous m’avez communiquées concernant vos rapports avec la Propaganda Ab [teilung], et la situation qui en résulte pour votre maison m’ont fait le plus vif plaisir. […] En ce qui concerne le papier, je vais, maintenant que vous êtes au courant, me mettre en rapport avec mon ami, afin d’obtenir les précisions indispensables. […] Enfin, je vous confirme mon accord sur le montant du beau relevé de compte que vous m’avez remis hier et qui montre bien, comme vous le disiez vous-même, quel développement pourront prendre ces éditions dès que les circonstances seront redevenues normales. »
Le 29 août 1943, Hergé écrit à Charles Lesne : « Veux-tu, de ma part remercier M. Louis de m’avoir encore téléphoné le soir même et le féliciter des résultats obtenus par sa diplomatie. »
Réimpressions sur papier de guerre
Le manque de papier est un sujet de préoccupation permanent. Sa disponibilité conditionne les rééditions : le 19 janvier 1944, on envisage, « profitant des autorisations reçues et du papier disponible », la réimpression de « L’Oreille cassée ». Elle commence le 15 avril 1944.
Le 15 juin, Charles Lesne écrit : « Nous achevons la fabrication (brochage et reliure) de “L’Oreille cassée”, dont l’impression était terminée au début de mai et nous faisons les plus grands efforts pour parvenir à livrer cette réédition dans quelques grandes villes et notamment Bruxelles. »
Le 20 juin, commencent les expéditions aux libraires de cette seconde édition A23 (n° autorisation 7110-7112-7114-
La troisième édition, dite A23 bis (sans numéro d’autorisation), se fera en dehors de la maison mère.
Le 11 octobre 1944, « deux albums s’impriment à Bruxelles [“L’Île noire” et “L’Oreille cassée”]. »
Il s’agit des fameuses éditions A23 bis sur papier buvard au charme irrésistible.
Le 3 novembre, ces deux impressions sont arrêtées à la suite des restrictions d’électricité.
Le 30 novembre, tout est toujours stoppé.
Le 5 janvier 1945, toujours rien.
« L’Oreille cassée » A23bis sera imprimée à 17 656 exemplaires.
Fait curieux, une ultime correction est portée à cette édition sur la main du steward page 15 case 10, tandis que les cases blanches signalées par Hergé le resteront jusque dans les années 1950…
Il faudra ensuite attendre la Saint Nicolas 1946 pour que soit rééditée cette histoire avec le fameux dos B1, au prix de 60 francs belges, avec un tirage de 17 775 exemplaires. Et le troisième trimestre 1948, pour l’édition B2, tirée à 13 380 exemplaires et vendue 65 francs belges…
Une collection à faire pour ses magnifiques couvertures
S’en suivront de multiples éditions parmi lesquelles il faut noter les suivantes, surtout intéressantes pour les changements de leurs couvertures :
- Les éditions B5 (1951) au premier plat à « feuillage bleu », avec la mention « Ce livre appartient à » en page de garde.
- Les éditions B7 et B8 (1952 et 1953) au premier plat à « feuillage bleu » avec le titre en cartouche.
- Les éditions B9 et ultérieures où le cartouche est décoré et la mention « Les aventures de Tintin » positionnée sur deux lignes
- À noter, enfin, de multiples corrections apportées à partir des années 2000 (éditions D1…), qui consistent en de petits détails dans les dessins. On en relève à plusieurs dizaines d’endroits !
Laissons maintenant cette aventure exotique sans risque politique, remise en couleurs par Hergé en période de guerre… Avec « L’Île noire » (notre prochain article), Tintin va passer des républiques bananières d’Amérique du Sud au royaume tout britannique de sa gracieuse majesté… Il tombera sous le coup de la censure allemande au prétexte qu’apparaissent dans l’aventure des policemen trop « couleur locale » ; premier faux pas de Hergé sous l’occupation…
Gilles FRAYSSE
N. B. N’hésitez-pas à consulter les autres très documentés articles de Gilles Fraysse sur les différentes éditions des albums de « Tintin » : L’Âge d’or des « Tintin » éditions en couleurs (chapitre 9) : « Tintin au Congo »…, L’Âge d’or des « Tintin » éditions en couleurs (chapitre 1) : huit grandes images de guerre…, L’âge d’or des « Tintin » éditions en couleurs (chapitre 6) : « Le Crabe aux pinces d’or »…, L’âge d’or des « Tintin » éditions en couleurs (chapitre 5) : « Le Secret de la Licorne »…, L’âge d’or des « Tintin » éditions en couleurs (chapitre 2) : « L’Étoile mystérieuse »…, « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 1 : les « Île noire » d’Hergé, « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 2 : une « Étoile » bien mystérieuse…, « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 3 : Les Oreilles stockées !?!, « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 4 : L’énigme du crabe alterné, « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 5 : Le Lotus bleu en noir, « Le Lotus bleu », histoire d’une première édition originale…, Grandes images : les neuf gouaches méconnues dues à la main d’Hergé et La « vraie » édition originale de L’Oreille cassée !.
Ce travail extraordinaire fourni par le maître Hergé a vraiment contribué à forger sa légende !
Peu de dessinateurs ont accompli cette sorte de mission de reprise d’albums, comme quoi les circonstances façonnent parfois le destin des gens.
En revanche, parler » d’un magnifique dessin », celui de la barque dans laquelle rame Hergé est peut-être un poil exagéré !…
Tintinophiles oui, Tintinolâtres non!
Encore une fois merci Gilles pour ce travail approfondi, une nouvelle fois bravo.
Juste une petite info, au niveau du dos B1 (1946), il existe deux éditions (que je possède) dont l’une a la particularité d’avoir le titre du 1er plat légèrement teinté de bleu dans sa partie inférieure. D’autres éditions B1 ne présentent pas ce détail.
Bonne journée
Serge
Bonjour Serge merci ! Peux-tu m’en dire plus et notamment m’adresser des photos pour référence au BDM ? Mon mail : alerte.bdm@yahoo.com
Bonjour Gilles
je vous ai transmis les photos.
Bonne journée
Bonjour
Quelqu’un pourrait-il me donner l’adresse mail où envoyer des rectificatifs au BDM 2023-2024?
Je l’avais il y a 2 ans, mais je ne la trouve plus
Merci d’avance
Ronald
C’est bdm20232024@gmail.com
Bien cordialement
La rédaction
Merci pour cet article passionnant, comme les autres de cette série .
Merci pour cette série d’articles passionnants
Merci beaucoup
R.L.
Un article pas casse-pieds pour l’oreille cassée! Merci!
Eh oui, très beau dessin de dédicace, moderne et plein de sens!
Bonjour, je possède un album l’Oreille cassée, a priori une édition B7 de 1947 en bon état général (intérieur impeccable, très légèrement abîmé aux coins).Si quelqu’un est intéressé vous pouvez me contacter par mail (je suis sur Nanterre) : pi2012@free.fr.
Merci.
Pourriez-vous nous en dire plus au sujet des changements apportés par Casterman dans les années 2000 à l’album Le Secret de la Licorne, par exemple ? À la page 56, la voiture des frères Loiseau perd entièrement sa plaque d’immatriculation alors que cette plaque figurait bel et bien dans le dessin des éditions antérieures (tantôt porteuse d’un numéro, tantôt blanchie) ?
Qui valide ces tripatouillages, puisque Hergé est mort ?