Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Blake et Mortimer T9 : L’Affaire du collier » : dans les profondeurs du polar…
Prépublié dans Tintin en 1965-1966 et édité au Lombard l’année suivante, « L’Affaire du collier » est réédité ce mois-ci par Dargaud dans sa version originelle. Ce récit policier, mettant en scène l’enquête liée au vol du collier de la reine Marie-Antoinette par Olrik, mérite d’être redécouvert a minima pour ses ambiances rétro. Si l’aventure s’éloigne quelque peu des habituels registres jacobsiens – le fantastique et l’anticipation -, voyons qu’elle plonge dans les arcanes du Paris des années 1960, voire dans celles de toute la série : car, déambulant entre égouts, catacombes et carrières souterraines, Blake et Mortimer ne retourneraient-ils pas aux sources du trauma de leur propre créateur ?
Avouons que voir le colonel Olrik, criminel emblématique et traître éternel (défiant à ce titre toute les probabilités statistiques en matière de survie !), réduit au rôle de vulgaire voleur ou de chef de bande, avait de quoi décevoir les lecteurs de Tintin, qui attendaient impatiemment de nouvelles aventures de Blake et Mortimer. Le 24 août 1965, lorsque débute la prépublication de « L’Affaire du collier », presque quatre années se sont en effet déjà écoulées depuis la clôture du « Piège diabolique » (21 novembre 1961 ; album publié en septembre 1962). Confronté plusieurs fois aux foudres de la censure française (qui reproche au titre ses « nombreuses violences » et « la hideur des images illustrant ce récit d’anticipation »), taxé d’intellectualisme, se voyant reprocher l’absence de Blake et d’Olrik, Jacobs est fortement déçu par la réception du « Piège diabolique ». Pour des motifs sans doute plus protectionnistes que moraux, ce titre ne sera de fait distribué en France qu’en 1972. Ainsi, comprendra-t-on un peu mieux les raisons de cet écart de quatre années : l’auteur cherchant, d’évidence, à éviter pareils déboires pour la septième aventure de ses héros britanniques.
Afin de se soustraire à l’incompréhension des lecteurs ou à celle des critiques, Edgar P. Jacobs juge pertinent d’opter pour une mécanique narrative simple : le récit policier, opposant classiquement héros et méchant. Il ne s’empêche cependant pas d’enrichir son intrigue en exploitant un drame survenu le 1er juin 1961. L’effondrement de six hectares de carrière de craie, sur une hauteur de deux à quatre mètres, aux limites des communes parisiennes de Clamart et d’Issy-les-Moulineaux. Six rues disparaissent et 25 immeubles sont détruits, provoquant la mort de 21 victimes. Ce fait divers fait prendre conscience à Jacobs de la richesse fictionnelle des sous-sols de la capitale : un monde mystérieux et inquiétant, décor souterrain constitué de 300 km de galeries, que l’auteur n’hésitera pas à parcourir partiellement (en sous-sol ou en surface), afin d’effectuer les nombreux repérages nécessaires à son intrigue.
Afin d’aider dans son travail le dessinateur connu pour être très méticuleux, la rédaction de Tintin contacte Gérald Forton. Ce dernier réalisera l’encrage des 20 premières planches, ainsi que le dessin des décors, scènes de foule et véhicules pour les 12 premières planches. Une collaboration qui ne plaira guère à Jacobs, lequel y mettra fin en arguant que… les lecteurs s’étaient rendus compte du subterfuge !
Publiée dans la version belge du journal Tintin jusqu’au 19 juillet 1966 (1er septembre pour la version française), « L’Affaire du collier » n’est ensuite éditée en album par le Lombard qu’en septembre 1967. Un autre titre ou une autre aventure était-elle prévue avant ou aux alentours de cette date (comme des courriers internes semblent l’attester…), nul ne sait vraiment. Réédité en septembre 1991 aux éditions Blake & Mortimer, l’album (qui passe alors du statut de T9 à celui de T10 ; couleurs par Paul-Serge Marssignac et le studio E.P. Jacobs) est connu pour mettre en perspective un fameux événement traumatisant survenu dans l’enfance de l’auteur : une chute dans un puits à l’âge de deux ou trois ans, et de longues minutes passées dans les eaux sales à attendre des secours. Chaque psychanalyste et passionné de Jacobs verra là les germes de sa fascination monomaniaque pour les mondes souterrains dont ses œuvres sont truffées : grotte, laboratoire secret, civilisation engloutie, tombeau inviolé, siège de la résistance ou repaire de malfaiteurs, les déclinaisons du sujet seront multiples… Digne de Jules Verne, Gaston Leroux et George Simenon réunis, l’intrigue est irriguée par l’atmosphère du polar des années 1950-1960 : Jacobs n’hésite pas à donner à son commissaire Pradier le physique de Jean Gabin, héros du film de Jean Delannoy, « Maigret et l’affaire Saint-Fiacre » (1959). Ne s’y trompant pas, Jacobs donne surtout une part de réalisme à la fuite d’Olrik, suite au vol du collier de Marie-Antoinette : intrigue qui rappelle bien sûr le véritable scandale survenu à Versailles entre 1784 et 1786.
Carrières et sous-sols des Ve, VIe, XIVe et XVe arrondissements, bunkers et abris antiaériens ayant servi de défense passive lors du second conflit mondial, puisards réceptacles des eaux d’infiltration, tout est crédible. Presque trop, si l’on considère que Jacobs a finalement contourné le sujet qui aurait pu rajouter quelque saveurs à l’album : les catacombes et leur aura funèbre ne sont qu’évoquées, mais jamais montrées. Tant pis pour l’onirisme fantastique ! Une prudence dans la mise en scène, par crainte de la censure, que Tardi n’hésitera pas à franchir ultérieurement (1976), en compagnie – extraordinaire – d’Adèle Blanc-Sec. De profundis…
Philippe TOMBLAINE
« Blake et Mortimer T9 : L’Affaire du collier » – Version journal Tintin par Edgar P. Jacobs
Éditions Blake & Mortimer (22 €) – EAN : 978-2870972410
Parution 2 décembre 2022
repère de malfaiteurs => « repaire » comme celui de la murène chez Spirou ou du loup chez Lefranc
fd
Bien vu François !
Je ne l’avais pas vu celle-là en relisant l’excellent papier de Philippe Tomblaine…
Je corrige !
La bise et l’amitié
Gilles
Il semble aussi que Jacobs ait pensé le scénario de cet album pour une éventuelle adaptation cinématographique.
Très bon article pour un album souvent sous évalué. Jacobs n’a jamais été mauvais !