Lupin contre Holmes : le feuilleton d’un duel littéraire…

Depuis plus de 20 ans, Jérôme Félix souhaitait adopter les aventures d’Arsène Lupin en bande dessinée. Après « L’Aiguille creuse » en 2018, le plus grand des voleurs revient dans une libre adaptation de « La Barre-y-va » : lancé à la recherche des secrets d’un vieil alchimiste, l’homme qui défie toute les polices françaises va devoir affronter une autre légende, Sherlock Holmes. Un véritable duel de super-héros romanesques sur fond de bocages normands ! La première partie d’un polar ésotérique qui sait jouer malicieusement avec les mythologies imaginées par Maurice Leblanc et Arthur Conan Doyle…

Recherches pour le personnage et la couverture.

Les duels, compétitions ou matchs de légendes ne sont pas cantonnés au monde du sport (Hunt et Lauda dans le film « Rush » pour la Formule 1 par exemple). Par défi ou par simple goût du pastiche, nombre d’auteurs n’ont pas hésité à faire s’affronter les grands noms de la littérature, le principe étant repris ailleurs, en musique notamment, via le hip-hop et le rap, ou encore dans le domaine vidéo-ludique autour d’autres tropes ou d’autres motifs. Sur le papier ou sur grand écran, plus que dans l’arène, les héros de toutes époques se sont ainsi retrouvés de manière plus ou moins attendues : « Dracula contre Frankenstein » (Tulio Demicheli 1970), « Ric Hochet contre Sherlock » (Duchâteau et Tibet, 1987) ou « Batman vs Superman : L’Aube de la justice » (Zack Snyder, 2016). Intrinsèquement risquée, puisque ne pouvant que décevoir les fans de l’un ou l’autre des protagonistes, la formule n’aura pas accouché que de chefs-d’œuvre !

Couverture pour « Arsène Lupin contre Herlock Sholmès » (Paris, Pierre Lafitte, 1910).

De son côté et succès aidant, Sherlock Holmes, brillante création d’Arthur Conan Doyle en 1887, ne tarde pas à inspirer une kyrielle de pastiches, reprises et avatars plus ou moins fidèles à l’original. Nous citerons ici pour mémoire la naissance d’Harry Dickson (créé par le Belge Jean Ray en 1929), « Sherlock Holmes contre Jack l’éventreur » (film de James Hill en 1965, transposé en faux apocryphe par Paul Fairman deux ans plus tard) ou « La Maison de soie » (roman d’Anthony Horowitz, 2011). Le premier avatar en langue française est quant à lui rentré dans l’histoire de la littérature… puisque signé de la main de Maurice Leblanc. L’auteur d’« Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur » (1905), très désireux de poursuivre ses aventures policières alors publiées dans le journal Je sais tout, veut également profiter de l’aura holmésienne (voir notre précédente chronique racontant les origines feuilletonesques d’Arsène Lupin). Voici donc surgir le 15 juin 1906 une nouvelle titrée « Sherlock Holmes arrive trop tard », bientôt suivie de deux autres récits (« La Dame blonde » et « La Lampe juive », 1907), aussitôt réunis dans le recueil « Arsène Lupin contre Herlock Sholmès » (février 1908). Nuls doutes à avoir : non seulement Leblanc reprend à son compte le détective londonien, dont les enquêtes triomphent en France depuis 1902, mais encore emprunte-t-il librement le docteur Watson et l’adresse mythique du 221B Baker Street. Si les intentions de Leblanc sont appréciables, les avocats de Conan Doyle ne s’en laissent pas compter : de fait, dès janvier 1907 (Je sais tout n° 24), les noms seront très vite modifiés, au profit de Herlock Sholmès, Wilson et du 219 Parker Street… Dont acte !

Un duel très médiatique !

Assez naturellement, d’une époque à la suivante, de nouveaux médias viendront à leurs tours décliner ou reprendre la formule initiale : le théâtre en 1910 (« Arsène Lupin contre Herlock Sholmès »), la série télévisuelle en 1971, l’animation japonaise en 1981 (« Lupin tai Holmes », film d’Akihi Mazayuki qui demeure inédit en langue française) ou le jeu vidéo en point’n click « Sherlock Holmes contre Arsène Lupin » en 2007 (Frogwares). L’immense succès de la série Netflix « Lupin : dans l’ombre d’Arsène » (lancée en janvier 2021 avec Omar Sy) ayant remis la lumière sur le personnage, Grand Angle en profite pour rééditer à son compte « L’Aiguille creuse » (scénario par Jérôme Félix ; dessin par Michaël Minerbe, août 2021), album initialement paru en juin 2018 chez OREP éditions. Le présent « Arsène Lupin contre Sherlock Holmes », partie inaugurale d’un diptyque, constitue donc la première véritable création du label Grand Angle.

Recherches pour la couverture.

La trame scénaristique est la suivante : en Normandie, Lupin s’est lancé sur les traces d’un vieil alchimiste qui aurait percé le secret de la transformation du plomb en or. Mais, Sherlock Holmes n’étant pas loin, la compétition entre les deux hommes risque fort de virer à l’ultime confrontation sur les bords de Seine. Une lutte à mort s’engagerait-elle ? Envisagé telle une suite à « L’Aiguille creuse », cet opus tient compte des ingrédients glissés par Félix et Minerbe dans leur adaptation – relativement fidèle – du classique de Maurice Leblanc, paru en 1909 : en effet, au terme de l’aventure précédente, Herlock Sholmès, devenu l’ennemi juré de Lupin, lui donnait alors toute matière à une future vengeance…

Deux versions d'une même séquence : l'épilogue de « L'Aiguille creuse » (p. 56-67 ; OREP 2018) et l'introduction du présent album (p. 3-4 ; Grand Angle 2022).

Entièrement redessinées par Alain Janolle, les sept pages de l’épilogue normand de « L’Aiguille creuse » sont livrées en guise de pré-générique à ce nouvel album. Si les diverses rencontres entre Lupin et Holmes/Sholmès s’étaient soldées par une rivalité courtoise, l’un ou l’autre arrivant à l’emporter, la vexation et la violence atteignirent leur paroxysme dans « L’Aiguille creuse », l’intention meurtrière étant réelle. Chez Leblanc, ce terrible duel se poursuit à distance dans « 813 » : roman de 1910 dans lequel les morts violentes s’enchaînent et où Lupin affronte un nouvel adversaire redoutable, L. M. Les auteurs d’« Arsène Lupin contre Sherlock Holmes » ont quant à eux préféré adapter librement « La Barre-y-va » (1930), dont l’intrigue se déroule principalement en Normandie, le titre étant une allusion au mascaret de la Seine. Entre intrigue fantastique, code à déchiffrer et recherche d’explications rationnelles, le récit laisse la part belle au suspense et aux rebondissements. Dans la veine du polar ésotérique à la « Da Vinci Code », dynamisé par son scénario et par un graphisme franco-belge adapté à toutes les générations de lecteurs, cet album plonge dans les arcanes du premier super-héros français. Un costume, un superpouvoir en matière de déguisement et une face sombre : nul doute à avoir, Arsène Lupin peut se réinventer sous la forme d’un super-détective, accompagné par les couleurs automnales de Delf. N’oublions pas, en guise de bonus final, le dossier documentaire de cinq pages concocté par un certain… René Pulsani. Un album qui donnera envie de visiter le Clos Arsène Lupin, musée dédié au héros depuis 1999, dans l’ancienne demeure de Maurice Leblanc située à Étretat. Vivement la suite !

En-tête du roman-feuilleton « La Barre-y-va » dans Le Journal (8 août 1930).

Le vrai du faux (planche 9 - Grand Angle 2022).

En guise de bonus, précisément, laissons le mot de la fin au scénariste Jérôme Félix concernant la genèse de cet album :

« Cela fait 20 ans que je souhaitais adapter « Arsène Lupin » en BD. Au début des années 2000, j’avais déjà proposé le projet aux éditions Soleil, qui avait rachetées les albums du gentleman cambrioleur initialement publiées par les éditions Lefranc. Mais, à chaque fois, les éditeurs me tenaient le même discours: « Arsène Lupin, c’est ringard, ça n’intéresse plus personne. » J’ai finalement publié l’adaptation du Lupin le plus célèbre, « L’Aiguille Creuse », aux éditions Orep, un éditeur régional. La BD, uniquement vendue en Normandie, a de suite bien marché ; et puis est arrivé la série Netflix ! Les éditions Bamboo ont alors proposé de diffuser l’album nationalement. Et, là encore, le succès a été au rendez-vous, puisque l’album a dépassé les 30 000 ventes. Un tel succès rend immédiatement les choses plus facile et moi, ce que je voulais, c’était adapter mon épisode d’« Arsène Lupin » préféré, « La Barre-y-va », un récit méconnu qui lorgne du côté du fantastique. Si l’aventure est passionnante, le méchant y est malheureusement quelconque. J’ai d’abord cherché à le rendre plus intéressant, jusqu’au moment où j’ai eu l’idée de le remplacer par Sherlock Holmes qui est le grand méchant dans les aventures de Lupin. Les connaisseurs de Lupin me feront bien sûr remarquer que l’on n’y parle pas de Sherlock Holmes mais de Herlock Sholmès. Rassurez-vous, il s’agit bien du même personnage. Pour preuve, sa première apparition dans l’univers du gentleman cambrioleur se fait dans une courte nouvelle intitulée « Sherlock Holmes arrive trop tard ». Mais Conan Doyle n’appréciera pas cet emprunt, ce qui obligera Maurice Leblanc à transformer le nom du détective en Herlock Sholmès… Heureusement pour moi, le personnage est aujourd’hui tombé dans le domaine public. J’ai donc pu revenir à l’idée initiale de Maurice Leblanc, qui à fait de lui l’assassin de la femme d’Arsène Lupin. Malheureusement, Maurice Leblanc ne le fera jamais revenir suite à ce meurtre. Personnellement, j’ai toujours trouvé qu’il manquait un dernier affrontement entre ces deux légendes. Et puis, j’avais depuis longtemps une idée complètement iconoclaste concernant le célèbre détective de Baker Street. Et cette idée pouvait servir de conclusion à ce dernier duel entre Lupin et Holmes. Mais comme c’était tellement énorme, j’hésitais à l’utiliser. J’en ai parlé à mon directeur de collection, Hervé Richez, qui a adoré et qui a signé l’album sur ce twist final. Les lecteurs, eux, devront attendre la fin du tome 2 pour découvrir ce que je vais leur révéler sur Holmes et Lupin ! Le projet était donc lancé ; il restait à trouver un dessinateur. Et c’est là qu’Alain Janolle, avec qui je travaillais déjà, m’a fait savoir qu’il adorerait mettre en image l’ultime affrontement entre Holmes et Lupin. »

Philippe TOMBLAINE

« Arsène Lupin contre Sherlock Holmes » T1 par Alain Janolle et Jérôme Félix

Éditions Grand Angle (14,90 €) – EAN : 978-2-8189-9396-5

Parution 29 juin 2022

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