Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Cadres noirs » : le milieu de travail toxique selon Pierre Lemaitre…
En 2010, trois ans avant le triomphe d’« Au revoir là -haut », Pierre Lemaitre abordait le thriller social, inspiré par un fait divers rocambolesque, mais bien réel, survenu en 2005 chez France Télévision. Que se passe-t-il quand Alain Delambre, ancien DRH passé par la case chômage, s’avère prêt à tout pour retrouver sa place dans la société ? Sauf que le jeu de rôle qu’il vient d’accepter implique une prise d’otages… Une partie glauque et tordue de dés d’avance pipés, adaptée à présent chez Rue de Sèvres sous la forme d’une trilogie. Cases et « Cadres noirs » vireront-ils au jeu de massacre ?
Solidement installé chez Rue de Sèvres, Pierre Lemaitre y voit déjà transposer une bonne part de son œuvre… au noir : « Au revoir là -haut » et « Couleurs de l’incendie » par Christian De Metter (2015 et 2020) entrecroisent ainsi « Brigade Verhoeven », trois tomes scénarisés par Pascal Bertho et dessinés par Yannick Corboz depuis 2018. Également auteur d’un « Dictionnaire amoureux du polar » (la version collector est parue en décembre 2021), le lauréat du Goncourt 2015 s’y connaît pour rendre crédible une atmosphère oscillant souvent entre tragi-comédie et descriptions d’âmes aussi revanchardes que désespérées.
Né en 1951, Lemaitre a donc 59 ans quand il écrit « Cadres noirs » en 2010 : quelques années plus tôt, en 2006, sa persévérance avait convaincu les lecteurs et le jury du Festival du film policier de Cognac. Après 20 années de démarchage des éditeurs, Lemaitre venait de livrer explicitement un « Travail soigné » ! Pour « Cadres noirs », l’actualité oppose les super-bonus patronaux aux licenciements massifs. Un thème en or, qui permet à l’auteur de décrire un antihéros, Alain Delambre, tombé de mal en pis : un bonhomme profondément humain, impliqué dans une prise d’otages foireuse à La Défense, entraînant par ailleurs la ruine de sa famille et la déchéance de son unique ami. Un carton plein. Jouant sur les mots, le titre vise les âmes – mauvaises, corrompues, cyniques ou viciées – autant que le décorum, aseptisé, administratif ; en un mot inhumain. Salué à son tour par le prix Le Point du Polar européen en 2010, le roman « Cadres noirs » inspirera en 2018 la minisérie TV « Dérapages » (réalisé par Ziad Doueiri pour Arte), interprétée par Éric Cantona, Suzanne Clément, Alex Lutz et Gustave Kervern (voir la bande-annonce).
Rocambolesque ou surréaliste, l’histoire s’inspire pourtant, nous l’avons dit, d’un authentique fait divers : en l’occurrence une fausse prise d’otages, subie à l’automne 2005 au château de Romainville (Yvelines) par plusieurs cadres de la régie publicitaire de France Télévisions Publicité (FTP), le tout à l’initiative de… leur patron : Philippe Santini ! Où comment des membres du GIGN, lourdement armés, réclament aux otages interloqués – menottés et cagoulés -, un million d’euros. Dégâts psychologiques et plaintes finiront par conduire Santini à la condamnation et à l’éviction de FTP en 2012. Prises dans la tempête, d’autres entreprises seront critiquées pour leurs méthodes de management extrêmes, conjuguant tests mentaux, manipulations psychologiques et longues épreuves de patience.
Chez Lemaitre, le personnage d’Alain Delambre, tombé en dépression, croit enfin s’en sortir lorsqu’il est contacté par un cabinet de recrutement : à la clé, un poste important à la gestion du service personnel d’Exxyal. Or, ce consortium s’apprête à effectuer sans vergogne un « dégraissage » massif des effectifs d’une entreprise régionale. La loyauté et la résistance au stress du « tueur » recherché pour effectuer cette basse besogne doivent être testées via un étrange processus. Initiée par le directeur Alexandre Dorfman et son PDG recruteur véreux, Bertrand Lacoste, voici donc une fausse prise d’otages, mais avec de vrais mercenaires. Le meilleur cadre pour le meilleur recruteur ? Évidemment non : plutôt un scénario toxique et imbécile, qui ne peut que déraper en suivant la pente – glissante – adoptée par son principal acteur…
Comment le dessinateur Giuseppe Liotti s’est-il retrouvé sur ce projet ?
« Avant de terminer l’album précédent (« Les Fiancées du Califat », sur un scénario de Matz et Marc Trévidic), Nadia Gibert, mon éditrice chez Rue de Sèvres, m’avait proposé de lire le roman de Pierre Lemaitre, car elle voulait en faire une adaptation BD. Je connaissais déjà le travail de cet auteur pour avoir lu le magnifique « Au Revoir là -haut » ; j’avais aussi adoré les adaptations de ses romans édités par Rue de Sèvres, et j’ai en outre trouvé la lecture de « Cadres noirs » vraiment passionnante. Bref, je n’ai pas hésité longtemps avant d’accepter ! »
Abordant l’après comme « L’Avant », l’album illustre un grand nombre de sujets entremêlés : seront ainsi décrits tour à tour les vicissitudes du quotidien en prison, les arcanes du piège dans lequel s’engouffre Delambre, les vexations patronales, l’échec social, le cynisme libéral, le rôle des médias, la violence de classes, les luttes judiciaires au profit de la vérité, les menaces exercées contre les salariés et les inévitables tensions intrafamiliales. Cet avant-après est mis en exergue dès le visuel de couverture, qui souligne déjà le résultat sanglant de la prise d’otages, ainsi que les retombées néfastes provoquées par les réseaux sociaux. Pourtant, le principal protagoniste (au physique proche de celui de Patrick Dewaere), bien que solidement encadré par le GIGN, semble content de son sort : une manière de déborder – ou de faire exploser – les cadres qu’on voulait lui imposer ? Un paradoxe souligné jusque dans le décor, avec la trouée centrale de la Grande Arche parisienne de la Défense.
Concernant la genèse de la couverture, Giuseppe Liotti explique : « La création de la couverture est toujours un moment très délicat, vue l’impact qu’elle peut avoir sur le succès d’un album. D’habitude, je travaille toujours sur au moins trois concepts différents, que je propose à mes compagnons d’aventure. Mais cette fois, je me suis focalisé sur une seule idée, l’unique qui avait vraiment du sens… Avec Nadia et Pascal Bertho, on a essayé de cerner les moments les plus emblématiques du T1 : tous ceux qui auraient pu figurer en couverture, sans trop dévoiler l’histoire. Il fallait d’abord de l’action, il fallait ensuite bien présenter le protagoniste ; on a naturellement choisi de synthétiser la première page de l’album dans une seule image, en montrant Alain et son sourire en coin pendant qu’il est arrêté par le RAID : une situation paradoxale qui interroge tout de suite le lecteur… »
Le traitement réaliste du dessin de Giuseppe Liotti arrive à circonscrire l’ensemble de ces thématiques, en soulignant très habilement les expressions et sentiments des nombreux protagonistes de ce premier volume (couleurs par Gaétan Georges). Un pamphlet schizophrène « à suivre », bord cadre, avec la plus vive attention…
Philippe TOMBLAINE
« Cadres noirs T1 : Avant » par Giuseppe Liotti et Pascal Bertho, d’après Pierre Lemaitre
Éditions Rue de Sèvres (16,00 €) – EAN : 978-2-369-81075-9
Parution 16 février 2022
Le roman est l’un de meilleurs de Pierre Lemaître. Une fable politique et une fin qui remet les pendules à l’heure.