Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Les Pharaons d’Alexandrie » : de Karnak à Alexandrie, un beau voyage dans le temps et l’espace…
Hotep, grand prêtre du culte d’Amon, qui succède à son père, avait à l’origine donné son nom à ce récit qui nous permet un long et passionnant voyage en trois tomes réunis dans cette intégrale. Nous sommes quelques siècles avant notre ère, en Égypte, sous domination grecque, sous le règne de Ptolémée vieillissant. La capitale Alexandrie est encore en chantier, mais possède déjà ses immenses monuments et son fameux phare. L’influence de Jacques Martin, dont Rafael Morales a été l’un de ses élèves, collaborateur et aussi repreneur d’« Alix » pour cinq albums, se remarque dans cette œuvre où ampleur et minutie se donnent rendez-vous. Le souci du détail historique, archéologique, se mêle au plaisir de décrire ce pan d’Égypte antique, prix d’un travail considérable. Le dessinateur, ici également scénariste, nous livre quelques clés sur ce projet dans l’entretien exclusif qui suit.
Dans « Le Scribe de Karnak », Hotep, droit et juste, aura fort à faire avec l’arrivée de Déméas, l’équivalent de gouverneur de la région, avide de pouvoir… et d’impôts nouveaux. Les dignitaires égyptiens, avec Hotep, s’y opposent, au nom du peuple, mais dénoncé par un traître, le prêtre-scribe est emprisonné et condamné à mort. Fausse exécution, car il peut rendre un service forcé à Déméas en trouvant le fameux papyrus d’Imhotep censé contenir des formules de médecine et de santé. Libéré par des partisans, il marche vers Alexandrie, tandis que sa femme, la belle Tany, est partie avec ses enfants chercher l’aide de Ptolémée lui-même. Les différentes routes seront pleines de péripéties et de crimes.
Le tome 2 (« La Gloire d’Alexandre ») s’ouvre avec les préparatifs de la cérémonie cruciale pour le vieux roi-pharaon Ptolémée et surtout son fils, futur successeur, alors que la momie du vénéré Alexandre le Grand a été volé à Memphis par des extrémistes. La garde rapprochée du roi lance discrètement la recherche et Hotep fait la connaissance de Paphos : un colosse qui lui sauve la vie, et qui va l’assister dans son voyage.Â
« Les Cèdres du Liban », qui clôt le cycle, déploie la munificence d’Alexandrie, lequel va enfin rendre un dernier hommage à Alexandre. La cérémonie peut commencer, impressionnante, dans le temple et la crypte grecs. Hotep est présent, ainsi que sa femme, parmi une foule nombreuse, pour se régaler des spectacles, réjouissances et évocations de certains dieux, avec défilés d’animaux exotiques, char gigantesque, etc. Karnak est en projet d’achèvement, et Ptolémée envoie Hotep en Phénicie, vers le Levant. C’est donc avec la mer, les paysages plus végétaux, puis un retour à Karnak que se clôt la trilogie, en beauté.
Avec cette intégrale, on prend réellement la mesure d’un projet de grande ampleur. Tout est à taille de géant, physiquement et symboliquement dans cette Égypte antique. Rafael Morales a reconstitué Alexandrie (dont pourtant très peu est resté jusqu’à nous), ainsi que Karnak : son temple impressionnant et sa célèbre allée des béliers, et les paysages avec une minutie et un souci du vrai (semblable) qui forcent le respect. Par sa formation avec Jacques Martin, et par ses goûts et son travail, il a redonné vie à ces décors y compris intérieurs de maisons, rues et lieux modestes, costumes. Il est moins à l’aise dans les visages en gros plan et certaines attitudes, mais parvient à insuffler de la vie aux foules et aux personnages.Â
Ce grand livre vaut d’abord pour les descriptions très nombreuses et variées des lieux en partie disparus, au charme magique, mystérieux. Un régal pour les yeux et l’esprit, éclairant cette grande civilisation passée. C’est déjà hautement appréciable pour ceux qui peuvent être curieux de connaître cette mystérieuse et fascinante Égypte. On note que le dernier tome, beaucoup plus ouvragé et mature que les deux premiers, achève finement l’ensemble.Â
Un poster recto verso représente, en crayonné détaillé, deux sites immenses qui sont reconstitués dans cette histoire.
Pour tout cela, merci à l’auteur, qui a accepté de répondre très complètement à nos questions.
Entretien avec Rafael Morales
BDzoom.com : Avant d’aborder votre actualité, parlons un peu de Jacques Martin et vous, qui avez eu l’opportunité d’être, dès 1996, l’un de ses élèves. C’était pour « Ô Alexandrie » et vous aviez 26-27 ans. Avec le recul, que retenez-vous de ce travail auprès de ce géant pendant quelques années ?
C’est Jacques Martin qui m’a appris mon métier, tout simplement. Je lui dois énormément. Je retiens sa rigueur, sa passion. Même si cela correspond à mes valeurs et à mes goûts, j’ai appris avec lui à les mettre en pratique.
Il m’a donné l’occasion de pouvoir travailler sur des périodes qui me passionnaient, et notamment j’ai pu approfondir mes connaissances grâce à lui l’Égypte ancienne et j’ai pu me rendre dans ce pays pour les albums des « Voyages d’Alix » et pour « Ô Alexandrie », la première aventure d’Alix à laquelle j’ai collaboré de façon importante. Si j’aimais déjà beaucoup l’Égypte, m’y rendre a été une expérience marquante, qui a changé ma vie.
Aujourd’hui, je collabore à une mission archéologique en tant que dessinateur, et c’est grâce à ce que j’ai appris avec Jacques Martin que je peux vivre cette passion. Et en dehors de la BD, j’ai aussi appris beaucoup en travaillant avec Jacques Martin pour sa maison d’édition Orix : cela a élargi mes compétences dans les domaines de l’édition, du prépresse, etc. Et, enfin, je garde d’excellents souvenirs de cette collaboration, sur de nombreux plans : une belle part de ma vie, une belle expérience humaine avec ses hauts et ses bas, mais dont je retiens énormément de belles choses.
BDzoom.com : D’abord pour « Hotep » (deux tomes en 2007 et 2009), puis pour cette suite dans le tome 3, le tout réuni en intégrale, vous retrouvez cette région et ce contexte historique de vos débuts. Quels ont été vos critères de choix et qu’aviez-vous envie (ou besoin) de transmettre ?
L’envie de réaliser ma propre histoire en bande dessinée me travaillait depuis longtemps, bien avant que je n’arrête les aventures d’Alix avec Jacques Martin. J’aimais beaucoup dessiner Alix, mais j’avais aussi envie de créer ma propre œuvre, aussi bien au dessin qu’au scénario.
Mon amour pour l’Égypte et mon amour pour l’Histoire me poussaient à vouloir raconter des histoires dans ce fabuleux pays. L’Égypte, donc, mais quelle Égypte ? Le sujet est tellement vaste et a tellement été utilisé dans les romans, les films, et même les bandes dessinées ! Les grandes périodes habituelles de l’histoire égyptienne me semblaient avoir été déjà beaucoup exploitées, Toutankhamon, Ramsès, j’avais envie de trouver un cadre moins connu, mais tout de même intéressant. L’Ancien Empire et ses pyramides ? Trop ancien, et j’avais envie de dessiner des temples. Le Moyen-Empire des Sésostris ? Période passionnante, âge d’or de l’art et de la littérature, mais trop ancien si je voulais monter Karnak dans sa splendeur ; je voulais faire démarrer mon histoire dans ce lieu magique qui m’a toujours particulièrement touché. C’est là que j’avais découvert les monuments égyptiens, lors de mon premier voyage en 1990, pour la réalisation de mon premier album « L’Égypte » (1) de la nouvelle collection « les Voyages d’Orion » qui deviendra, par la suite, « Les Voyages d’Alix » avec Jacques Martin. Un choc qui m’a vraiment marqué.
Un jour, en 2003, je me trouvais au Salon du livre historique à Blois, en compagnie de Jacques Martin, et j’ai eu la chance de rencontrer l’égyptologue Jean-Yves Empereur. Il est venu nous demander une dédicace dans l’album d’« Alix » « Ô Alexandrie », en nous invitant à venir suivre la conférence qu’il donnait sur ses fouilles à Alexandrie.
Nous étions en dédicace, donc pas moyen d’y assister malheureusement, mais nous avons retrouvé M. Empereur au restaurant de notre hôtel le soir, et nous avons dîné avec lui. La discussion fut passionnante, sur Alexandrie, Le Phare, les ports, le tombeau d’Alexandre le Grand… Je me suis dit que cette période, la construction d’Alexandrie par les premiers rois grecs après Alexandre, était particulièrement intéressante et relativement peu connue. Seule l’histoire de César et Cléopâtre, quelque deux siècles et demi plus tard, était très célèbre.
Je tenais mon époque, mais je voulais raconter une histoire vue du côté égyptien. Et du point de vue d’un prêtre de Karnak, héritier d’une civilisation millénaire et dépositaire de sa religion et de ses traditions ancestrales. Comment un tel personnage pouvait-il appréhender l’arrivée de dominateurs étrangers dans son pays, comment réagirait-il face à l’arbitraire et à la haine des envahisseurs ? L’Histoire est souvent racontée par les vainqueurs, là je voulais renverser le point de vue. Mais pas question non plus de caricaturer, avec d’un côté les gentils Égyptiens et de l’autre les méchants Grecs. Je voulais montrer une réalité bien plus complexe que cela. Pas question de juger ou de pointer du doigt, juste de raconter une histoire et de, parfois, faire passer mon point de vue personnel sur certaines choses.
Cela reste une fiction, l’œuvre d’un auteur, et non pas un travail d’archéologue ou de scientifique, ce que je ne suis pas. Je n’ai certainement pas cette prétention, mais je voulais tout de même essayer de me rapprocher d’une certaine réalité et la reconstituer en quelque sorte, ou plutôt l’évoquer. Cela reste une vision artistique donc, mais basée sur beaucoup de recherches, de voyages, de passion et de connaissances sur le sujet. Mes personnages de fiction évolueront ainsi dans des décors de sites existants ou imaginaires, mais souvent réels. Ils croiseront aussi des personnages historiques, que je me suis permis de mettre en scène : après tout, c’est ma liberté d’auteur.
Je voulais aussi m’éloigner du jeune héros intrépide à qui j’avais consacré de nombreuses années. J’ai hésité à créer une héroïne, mais cela m’a semblé difficile dans un contexte historique qui se voulait réaliste. Une femme à cette période de l’Antiquité, et dans ce pays-là , à moins d’être une princesse, ne pouvait certainement pas vivre les aventures que je voulais raconter. Le monde à cette époque n’était pas égalitaire, quoi qu’on en dise. Je voulais un personnage « ordinaire », quelqu’un qui n’a rien demandé, mais qui va être emporté malgré lui dans des aventures périlleuses. Hotep a une famille, il est certes un prêtre et un scribe, mais il est loin d’être un héros, a priori… Mais cette « normalité », qui peut apparaître comme un handicap pour un héros de fiction, apporte au contraire un contexte intéressant et un début d’intrigue à mon histoire… Hotep, qui ne demandait rien, n’aura pas d’autre choix que de se battre s’il veut sauver sa famille…
BDzoom.com : Après plus de dix ans pourquoi un troisième et dernier tome d’« Hotep », et pourquoi l’avoir intégré à une intégrale plutôt qu’un album à part ?
En fait, j’avais commencé le tome 3 (« Les Cèdres du Liban ») en 2009, après la publication du tome 2 ; mais des événements, dans ma vie privée notamment, ont fait que j’ai dû prendre une autre orientation professionnelle, et j’ai pris un emploi dans une société. Comme ce travail me convenait et que j’ai eu des opportunités de développement là -bas, j’y suis resté et j’ai dû mettre de côté la réalisation du tome 3 d’« Hotep ». Avec l’accord de Glénat, j’ai terminé l’album quand je l’ai pu, et en 2019, il était achevé. Ma coloriste Micheline Pochez, avait entre-temps arrêté la mise en couleurs de BD pour se consacrer notamment à la sculpture, mais elle a accepté de terminer l’album. Entre-temps, les deux premiers tomes étaient épuisés et Glénat m’a alors proposé de les rééditer sous forme d’intégrale en y incluant le tome 3 inédit. Vu le temps qui avait passé, Hotep avait été oublié et il nous a paru plus approprié de le republier de cette façon : avec une autre présentation, un format plus grand et un titre qui serait parlant pour les trois histoires qui forment une sorte de cycle. J’ignore aujourd’hui s’il y aura un jour une suite, mais ce n’est pas impossible : j’avais conçu Hotep comme une série et j’avais encore prévu des histoires, mais il n’y a rien de décidé à ce stade. « Les Pharaons d’Alexandrie » est donc un beau livre avec une histoire complète, qui pourrait éventuellement mener à une suite, mais qui se suffit à elle-même.
BDzoom.com : Tout cela a dû vous demander pas mal de recherches. Avez-vous eu des difficultés particulières pour cette histoire-fleuve ?
J’avais déjà beaucoup de documentation pour mes précédents albums d’« Alix » et des « Voyages d’Alix » et j’avais eu la chance de pouvoir voyager souvent en Égypte, et aussi de travailler avec une mission archéologique à Louqsor : tout cela a beaucoup aidé. J’ai aussi beaucoup lu sur Alexandrie et sur les Ptolémée, sur Alexandre le Grand et ses successeurs, les Diadoques, et cela m’a beaucoup inspiré. Les fouilles récentes à Alexandrie, notamment sous-marines, par les équipes de Jean-Yves Empereur et Franck Goddio, m’ont également bien aidé. Certains lieux ont été plus difficiles à reconstituer, comme Byblos au Liban et Antioche en Syrie (aujourd’hui en Turquie), où je n’ai pas pu me rendre, mais c’est un défi que je voulais relever. Et cela m’a bien plu ! J’espère pouvoir visiter le Liban un jour !
BDzoom.com : Craignez-vous d’être catalogué dessinateur historique exclusivement, et même spécialisé dans l’Égypte antique, ou ceci n’a pas d’importance pour vous ?
Cela ne me dérange pas, étant donné que je suis passionné par le sujet. Cela dit, j’avais créé un projet de série, comme scénariste, que j’avais proposé à Christophe Alvès au dessin. Cela avait pour cadre la révolution bolivarienne en Amérique du Sud, dans les années 1820. Cette série, conçue d’abord en trois tomes, devait s’appeler « Les Chevaux de Bolivar », mais cela n’a pas pu se concrétiser. Je ne suis donc pas bloqué dans l’Égypte ni dans l’Antiquité.
BDzoom.com : Après cet album, quel que soit le résultat, envisagez-vous un projet totalement (ou un peu) différent ?
J’ai des projets relatifs à l’égyptologie. Pas forcément sous forme de BD d’ailleurs. J’ai beaucoup de dessins réalisés en Égypte pour la mission archéologique dans la nécropole thébaine dont je parlais plus haut, où nous avons notamment découvert la pyramide d’un vizir de Ramsès II ; et j’aimerais finaliser et développer ces dessins, en vue d’une publication scientifique et peut-être aussi destinée au grand public. Rien de concret confirmé pour le moment, mais j’aimerais me consacrer à cela dans l’avenir. J’ai aussi un projet avec un autre ami égyptologue, mais il est trop tôt pour en parler. Une BD pour le moment n’est pas à l’ordre du jour, je continue à travailler dans la société où je suis employé actuellement, en ressources humaines. C’est un travail prenant et je ne peux pas consacrer autant de temps que je voudrais au dessin, mais je ne compte certainement pas poser mes crayons : ça, c’est certain.
« Les Pharaons d’Alexandrie » par Rafael Morales
Éditions Glénat (27 €) — EAN : 978-2-344-04573-2
Parution 24Â novembre
Merci pour ce beau dossier.
J’attendais ce troisième tome depuis une éternité et j’ai été un peu déçu de voir qu’il allait me falloir racheter les deux premières histoires. Néanmoins, ce détail sera vite oublié… les nouvelles planches ont l’air superbes.
PS : la couverture fait plus « voyage d’Alix » que bande dessinée.
Excellente histoire et les décors sont magnifiques. Une nostalgie des voyages d’Orion sur l’Egypte des éditions Orix!