« Téhéran, 1953 » : première déstabilisation (et pas la dernière…) d’un pays par les USA !

Chronique sur une nouvelle série d’espionnage publiée aux éditions Le Lombard (dans leur nouvelle collection Chroniques diplomatiques), suivie d’un entretien avec son talentueux dessinateur : Christophe Simon, qui a accepté de nous en dire plus sur ce passionnant voyage dans le temps récent, si utile pour notre époque. Sur fond de conflit économique et diplomatique entre États-Unis, France, et Royaume-Uni, avec au centre et comme enjeu l’Iran et son pétrole, deux amis, l’un jeune ambassadeur, l’autre son assistant, vont vivre des semaines trépidantes.

1953, année qui paraît très lointaine, est pourtant comme avant-hier à l’échelle des pays ; surtout lorsque choix, fautes et calculs ont des répercussions terribles. Un jeu fin et utile pour la paix et l’indépendance a donc lieu cette année-là entre Iran et France. Il va vite devenir risqué, puis tendu, être troublé par la volonté américaine d’y faire échec pour soutenir son cousin anglais, y compris en s’alliant avec les pires infréquentables…

Par un beau retour en arrière, juste avant-guerre, on fait connaissance avec Jean d’Arven et Jacques, colocataires, étudiants à Sciences Po, passant le concours d’Orient qui promet à la diplomatie. Inséparables, au lien solide (mais d’une nature subtilement suggérée), ils vont traverser ensemble les crises lorsque Jean sera nommé ambassadeur à Téhéran, au début 1953. En Iran, alors démocratique, le Premier ministre, l’incorruptible Mossadegh, qui avait nationalisé le pétrole exploité par les Anglais, voit en la France une alliée, via le jeune diplomate Jean qui défend une ligne de coopération technique et industrielle ; ceci malgré les réticences et craintes de certains dirigeants français.

Très avisé, au sens aigu de l’intérêt de son pays et de celui qui l’accueille, il prend parti pour l’honnête Mossadegh attaqué par les puissances anglo-saxonnes, lesquelles redoutent de voir basculer l’Iran vers le diable russe. Il a fort à faire, y compris face à son ministère et sa propre compagnie française des pétroles… Cette course ne sera pas que diplomatique, mais faite aussi de courage physique et moral, aux risques réels propres à toute politique exigeante. Jean le blond, très mûr et responsable, et Jacques le brun, fougueux et intrépide, seront pris dans cet engrenage implacable. L’issue aura autant de conséquences sur la politique internationale que sur leurs destins individuels. Cette opération dénommée Ajax, nettoyage et mise au pas d’un pays par les États-Unis, laissera des traces et pas seulement de pétrole, en vagues répétées jusqu’à nous…

Le récit, historique, mais surprenant et mouvementé, est ici exposé de façon à la fois claire et très documentée, grâce à l’intrigue très prenante de Tristan Roulot qui connaît le sujet et les rouages diplomatiques. Celui-ci a mis en scène de manière accessible, mais fouillée, toutes les péripéties, les calculs, les actions directes violentes et coups bas politiques et économiques de tous les acteurs. Et ils sont nombreux : que ce soient le shah d’Iran, souverain légitime (mais opportuniste) appelé en recours par des puissances alliées aux islamistes, Mossadegh menacé, les frères Dulles dirigeants américains prêts à tout même au pire, et les compagnies pétrolières. Dans cette histoire éclairante, les auteurs n’ont pas oublié le vécu des personnages, et en premier le duo Jean-Jacques, l’attachant Mossadegh qui paie le prix fort et l’ami Hossein devenu ministre des Affaires étrangères du pays.

Tout est réaliste (mais aussi théâtral, comme tout récit plus grand que le quotidien), dans le rendu graphique de Christophe Simon qui restitue avec justesse l’ambiance de cette époque et ses multiples décors. Une preuve de plus qu’il peut aborder tous les sujets, y compris les plus documentés, en n’oubliant pas le plaisir d’une histoire forte et agréable à suivre. Un dossier de quelques pages éclaire utilement le contexte : une France « moderne » accueillera, une génération plus tard, l’Ayatolllah Khomeiny sans sourciller, et viendront les regrets américains, encore une génération plus tard ; on connaît la suite.

Cet album est une réussite, assurément, et le bon début d’une collection Chroniques diplomatiques qui s’annonce passionnante.

Christophe Simon.

Entretien avec Christophe Simon

(septembre 2021)

BDzoom.com : Vous avez déjà plus de 20 ans de carrière avec, en première référence, la confiance de Jacques Martin (pour « Alix » — dont vous êtes l’un des deux meilleurs repreneurs avec Marc Jailloux — et « Orion »), vous auriez pu vous contenter de rester dans la ligne claire et creuser ce sillon, mais vous avez bifurqué sur autre chose. Comment voyez-vous les choses avec le recul ?

Christophe Simon : En 1993, j’ai 19 ans, et mon professeur de dessin, Vittorio Léonardo est alors photograveur de Jacques Martin. Il me signale que le père d’« Alix » ayant des problèmes de vue (la DLMA), il ne peut plus assumer complètement le dessin de ses albums et cherche, pour l’assister, des collaborateurs.

Je saisis la balle au bond, présente un dossier, et suis engagé par Jacques Martin. Je voyais là l’opportunité d’apprendre le métier en travaillant au côté d’un grand maître. Dans mon esprit, cela devait durer quelques années avant de voler de mes propres ailes et l’expérience a duré 17 ans… Parallèlement au dernier « Alix » que j’ai illustré (« La Conjuration de Baal »), j’ai dessiné le premier tome de la trilogie « Sparte » pour les éditions du Lombard, avec Patrick Weber au scénario. Après ces 17 ans de bons et loyaux services, j’ai ressenti le besoin de m’émanciper du style Martin et de la ligne claire, qui par sa nature imposait une synthétisation, alors que je voulais pousser plus loin le réalisme de mon dessin… encouragé en cela par les nombreuses études de nu d’après modèle que j’avais réalisées pour mon propre compte durant les années précédentes.

BDzoom.com : Autre grand nom, Jean Van Hamme, qui ne vous a pas épargné avec une reprise qu’on imagine délicate de « Corentin » (1) après Cuvelier, puis « Kivu » (2) sur les massacres entre ethnies au Congo. Vous aimez donc les défis ?

CS : C’est à la découverte des albums de « Corentin » que je dois ma vocation de dessinateur de bandes dessinées. J’avais huit ans quand j’ai découvert le dessin de Paul Cuvelier. J’ai été subjugué et le suis toujours ! Mon admiration pour cet artiste polymorphe est sans borne. Lors d’une soirée à la maison avec Gauthier Van Meerbeek (directeur éditorial du Lombard) pour fêter la sortie du premier tome de « Sparte », je lui montre le début de ma collection d’originaux de Cuvelier (seul auteur dont je collectionne les dessins originaux). Alexandre, mon compagnon et également coloriste, ose ce que je n’aurais jamais osé et fait part à Gauthier de mon rêve d’illustrer un « Corentin ».

Mon éditeur trouve l’idée pertinente, d’autant qu’en 2016, Le Lombard célèbre les 70 ans du journal Tintin dont Cuvelier était l’un des piliers des premiers numéros. Pour le scénario, je pense tout de suite à la nouvelle « Les Trois Perles de Sa-Skya » que Jean Van Hamme avait écrite en 1975, mais n’avait jamais été dessinée par Paul : lequel avait, à cette époque, pris ses distances par rapport à la BD. Rencontre avec Jean Van Hamme : je suis impressionné. Ayant tout de suite remarqué ma passion pour « Corentin » et ne souhaitant pas se replonger dans cette vieille histoire, Jean me laisse adapter tout seul sa nouvelle : il me supervisera. Au tiers de l’album, il est satisfait de mon travail et me laisse voguer seul, afin de lui laisser la surprise… et je m’amuse comme un fou, tout en étant conscient qu’il est bien périlleux et présomptueux de succéder à Paul Cuvelier !

Satisfait de mon travail, Jean me sollicite pour illustrer un scénario qui lui tient à cœur : « Kivu ». Ce scénario lui a été inspiré par les récits horrifiants que lui a racontés le docteur Guy-Bernard Cadière. Ce chirurgien très réputé se rend plusieurs fois par an au Kivu pour assister le docteur Denis Mukwege (Prix Nobel de la paix 2018) qui répare les femmes violées et mutilées dans leur intimité, lors des massacres perpétrés sur ces terres dont le sous-sol attire toutes les convoitises. Pour illustrer cet album qui doit faire découvrir ces atrocités trop souvent passées sous silence, j’accompagne le professeur Cadière et son équipe au Kivu. À l’hôpital Panzi, je rencontre le professeur Mukwege et suis subjugué par son charisme, sa simplicité, et surtout son engagement. Pendant huit jours, j’ai accès à tout, j’assiste même à des opérations. Je prends tous ces drames en pleine figure et reviens anéanti. Il me faudra plusieurs mois avant de pouvoir commencer à dessiner cet album, car les souvenirs trop frais me bouleversent… et puis le dessin et le succès de cet album seront une thérapie, une façon de lutter contre l’horreur et se sentir un peu utile.

Sur cet album, Jean m’a demandé de dessiner du Christophe Simon, j’avais suffisamment fait de reprise comme cela, il fallait que je sois moi-même… En fait, je dois aimer me mettre en danger, c’est comme ça qu’on avance, et puis il y a aussi un peu de jubilation à être là où on ne m’attend pas forcément.

BDzoom.com : Avec « Téhéran, 1953 », vous voici donc, après « Kivu », associé à un projet qui réclame un style classique (réaliste), car historique, à forte documentation. Qu’est-ce qui vous a intéressé ici, plus qu’un autre projet ?

CS : Gauthier Van Meerbeek souhaitait depuis un certain temps me faire rencontrer Tristan. La rencontre a eu lieu à Paris, pendant que je terminais « Kivu ». Le courant est tout de suite bien passé. Tristan m’a demandé ce que je souhaitais dessiner. Esthétiquement, j’étais attiré par les années 1920 et 1950 ; et puis, fort de l’expérience « Kivu », je souhaitais, si possible, continuer dans le géopolitique. Cela a tout de suite parlé à Tristan qui a ses entrées pour consulter les archives déclassées du quai d’Orsay et, au fil de la conversation, les années cinquante se sont imposées. Esthétiquement, j’adore cette époque ! De plus, elle correspond à mes goûts cinématographiques, musicaux, artistiques…

En revanche, je ne l’avais jamais dessinée, donc nouveau défi : collectionner une documentation importante, afin de coller à cette époque dans le moindre détail. Un travail d’immersion en somme.

BDzoom.com : Votre dessin sur cet album est hybride (contrairement au passé ou même « Kivu ») : suffisamment détaillé, car réaliste, avec des ombres et des traits/hachures, et aussi très lisible. Un choix qui s’imposait d’emblée ?

CS : Comme pour « Kivu », je ne me suis pas posé beaucoup de questions sur le dessin, et les choses se sont mises en place d’elles-mêmes. À côté de Cuvelier, j’aime aussi beaucoup les dessinateurs américains tels Alex Raymond, Al Foster, Norman Rockwell, ou l’Argentin José Luis Salinas. Ça a dû m’inspirer quelque part pour l’encrage, les hachures, etc., et puis toujours cette quête d’aller toujours plus loin dans le réalisme. Pour la lisibilité, lorsque je lis le scénario de Tristan, les images me viennent comme un film que je storyboarderais… Et puis, peut-être une réminiscence de la ligne claire, qui sait ? Le fait est que, même si je passe beaucoup de temps sur mes dessins qui peuvent paraître pour certains laborieux, j’avoue ne pas me poser beaucoup de questions, en dehors de celles relatives à la justesse du dessin et de la documentation, et laisser beaucoup de place à l’instinct et l’inspiration du moment.

BDzoom.com : Dans cette nouvelle collection Chroniques diplomatiques, il est prévu que vous continuiez avec un autre épisode historique récent ? Et si oui (sans trahir de secret !), quelle période ou quel thème ?

CS : Alors, ici, je vais être beaucoup moins bavard pour ne pas trop en dévoiler… Cela se passera en 1954, beaucoup d’exotisme et d’action… et je m’amuse déjà comme un fou sur les pages.

Patrick BOUSTER

(1) Chroniqué sur BDzom : « Corentin : Les Trois Perles de Sa-Skya » par Christophe Simon, d’après Jean Van Hamme et Mickey, Chlorophylle, Corentin et les autres… : encore vivants !.

(2) Chroniqué sur BDzom : « Kivu » par Christophe Simon et Jean Van Hamme.

« Téhéran, 1953 » par Christophe Simon et Tristan Roulot

Éditions Le Lombard (14,75 €) — EAN : 9 782 803 676 088

Édition en noir et blanc (29 €) — EAN : 9 782 808 204 552

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3 réponses à « Téhéran, 1953 » : première déstabilisation (et pas la dernière…) d’un pays par les USA !

  1. Frédéric Fabre dit :

    Et que dire de la déstabilisation entreprise (à leur insu…) par les Américains sur la langue française au point de contraindre un journaliste francophone à ne pas écrire une seule fois « Etats-Unis » mais « USA », et par trois fois, tout au long d’un papier dénonçant ledit impérialisme !

  2. Patrick BOUSTER dit :

    Sur le fond, vous avez raison, et je m’étais naturellement posé la question. Mais j’ai été amené à opter pour cette version courte, en acronyme en anglais, car la place est comptée en titre et en introduction. Sans être journaliste (mais chroniqueur bénévole, comme, je crois, tous les rédacteurs), je fais attention à ce que ces textes d’accroche soient les plus synthétiques et parlants. USA est très répandu, beaucoup plus connu que d’autres acronymes (UE, UK, NYC,…), qui ne seraient pas assez parlants pour le public. Donc cela a été corrigé en 2ème et 3ème présence de ce mot.

    Ceci ne change en rien le propos de l’album sur ces faits historiques, ni ma chronique, qui avance que cette puissance a fait ensuite d’autres lourdes erreurs ou fautes, par interventionnisme ou peur irraisonnée.

    Sur la francophonie, pour laquelle je suis très attentif et même prosélyte, je serai encore plus vigilant sur les mots. Des mots comme « dispatch », « scan », etc, pas harmonieux et loin de notre langue, sont utilisés souvent, alors qu’il existe l’équivalent français (voir le Québec). Rappelons que « challenge » est un mot français, donc à prononcer à la française…

    Dans cet effort pour la francophonie, pour laquelle la société est indifférente et l’Etat absent ou inerte malgré l’objectif national qu’il a fixé, on peut donc compter sur vous. Je m’en réjouis.

  3. Vous pouvez en effet ! Amitiés.

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