N’hésitez pas à revenir régulièrement sur cet article, puisque nous l’alimenterons, jour après jour, avec tout que nous envoient nos amis dessinateurs, scénaristes, coloristes, libraires, organisateurs de festivals et éditeurs pour vous souhaiter de joyeuses fêtes : et ceci jusqu’à la fin du mois de janvier 2024 !
Lire la suite...« Les Temps nouveaux : intégrale » : quand Warnauts et Raives explorent les natures humaines…
Paru initialement en deux tomes en janvier 2011 et janvier 2012, « Les Temps nouveaux » est un diptyque qui traduit admirablement l’atmosphère intérieure de la Belgique durant la Seconde Guerre mondiale. Loin des champs de bataille ou des actes résistants héroïques, le récit se concentre sur l’opposition entre deux frères, tiraillés entre sens politique et amours contrariées. Coauteurs à l’écriture comme au dessin, Warnauts et Raives continuent ici de raconter avec subtilité les psychologies et les conflits personnels ou familiaux ; ce sans perdre de vue la description sublimée des Ardennes belges et de la vallée de l’Aisne, située à une quarantaine de kilomètres au sud de Liège.
Depuis leur rencontre artistique en 1985, Éric Warnauts et Raives ne se sont plus jamais quittés. Le premier, né à Cologne en 1960, est le frère de Marc-Renier, auteur belge de « Le Masque de fer » (scénario de Cothias) et de « Black Hills 1890 » (scénario de Swolfs). Le second, né en 1959 à Liège et de son vrai nom Guy Servais, a joué aux anagrammes (S. Raives puis Raives) pour ne plus être confondu avec… Jean-Claude Servais ! Une confusion amicalement entretenue puisque Guy a aussi réalisé les couleurs d’une dizaine d’albums de Jean-Claude, dont (de 2000 à 2007) celles de son emblématique série « Tendre Violette ». Pas étonnant donc que les lecteurs trouvent quelques similitudes de traitements, voire de graphismes, entre tous les auteurs évoqués…
À partir de 1985, le duo Warnauts-Raives créé « Paris perdu » puis « Lou Cale : The Famous » (1987-1992 ; cinq titres), « Les Suites vénitiennes » (1996-2006 ; neuf titres chez Casterman), « L’Orfèvre » (2004-2004 ; cinq titres chez Glénat) ou, plus récemment, « Purple Heart » (deux tomes en 2019 et 2020 au Lombard). Le diptyque des « Temps nouveaux » se place pour sa part dans la lignée de précédents ouvrages décortiquant eux aussi l’intériorité du second conflit mondial : « Congo 40 » (Casterman, 1988) et « L’Innocente » (1991, Casterman). Notons également que les auteurs donneront une suite chronologique à leur récit avec « Après-guerre » (deux tomes parus en 2013-2014, évoquant la guerre froide) puis « Les Jours heureux » (deux tomes en 2015-2016 ; indépendance du Congo et Trente Glorieuses) : via une poignée de personnages récurrents, s’y dessine une fresque représentative de l’histoire de la Belgique au XXe siècle, de la fin des années 1930 jusqu’aux années 1970.
Dans « Les Temps nouveaux », tout n’est que croisements ou télescopages. À commencer donc par l’itinéraire de deux frères, Thomas et Charles : en 1938, Thomas Deschamps est de retour dans la petite commune ardennaise de La Goffe, après un long séjour de huit ans au Congo. Charles est devenu entretemps un notable respecté, marié à la belle Alice Régimont. Une femme à l’évidence plutôt amoureuse du dilettante et volage Thomas, lequel n’est pas tout à fait insensible aux charmes de la belle réfugiée communiste espagnol Assunta… Si Charles est sensible aux thèses nationalistes qui fleurissent partout en Europe, Thomas est intrinsèquement poussé vers le camp opposé, soutenu par son ami le curé Joseph. Dès lors, tous les échanges se joueront de manière tendue, à l’aune de la montée des extrêmes. Cette atmosphère aussi inquiétante qu’irrépressible est incarnée notamment à partir de 1930 par le parti rexiste et les thèses antibolcheviques de Léon Degrelle, lequel restera un fervent défenseur du nazisme jusqu’à sa mort en Espagne en 1994.
Lorsque débute le second tome, surprise, l’heure de la Libération a déjà sonné. Les destructions, la présence de l’armée américaine, la déportation, le métissage, l’humiliation des femmes tondues et l’exil ou la mort des collaborateurs sont évoqués à mots couverts au détour des cases, sans jamais sombrer dans le voyeurisme ou l’action pure. Sur la sorte de photo de famille représentée en couverture, l’hôtel des roches est le témoin du passage des êtres et des saisons, en temps de paix ou en temps de guerre. Bien sûr, « Les Temps nouveaux » rappellera tant les titres socialistes que la collaboration ou le nazisme, Hitler lui-même étant qualifié dès 1931 d’« animateur des temps nouveaux » (sic). Confronté essentiellement au temps des épreuves, nul ne sourit vraiment, détail dont témoignent les protagonistes saisis sur l’illustration du coffret.
Observons à présent la couverture inédite concoctée pour la présente intégrale. Thomas et le père Joseph, personnages centraux également représentés sur les visuels des tomes 1 et 2, observent une jeep militaire dans un paysage enneigé. Le danger et la mort rodent, les combats de la contre-offensive des Ardennes (deux soldats sont présents, non loin) et les disparitions tragiques ayant lourdement endeuillé la région. Les deux hommes, résignés, semblent surtout préoccupés par le sang visible sur le siège conducteur ; ainsi, fort probablement, que par les taches qui s’éloignent du véhicule à l’avant-plan : qui conduisait ? Qui est blessé, porté disparu ou mort ? En tissant des liens avec les visuels précédents, l’intégrale interroge le lecteur autour des notions du voyage, du deuil, du souvenir et de la responsabilité. Car, au-delà des guerres, des sentiers et des montagnes, les problèmes personnels pourront-ils être un jour réglés ? En conséquence : une atmosphère résolument lourde, masculine (aucune femme n’est ici présente), tristement résolue et engoncée dans un cadre naturaliste froid. Unique respiration, ce dévoilement cyclique de la campagne ardennaise (est-ce un hasard si le héros se nomme Deschamps ?), alternativement magnifiée (plutôt par Raives semble-t-il) de verts champêtres, de bruns automnaux ou de gris-bleus hivernaux, fait respirer (jusque sur la couverture) un récit qui n’a de cesse de renvoyer in fine vers des ères nouvelles. Ainsi va il est vrai le cours naturel des histoires comme celui de toutes choses…
Philippe TOMBLAINE
Voir aussi : Rencontre avec Éric Warnauts et Guy Raives aux Rendez-vous de l’Histoire de Blois, « Les Temps nouveaux » T1 (« Le Retour ») et Des tas de suites qui méritent vraiment le détour….
« Les Temps nouveaux : intégrale » par Warnauts et Raives
Éditions du Lombard (19,99 €) – EAN : 978-2808202015