Raoul Cauvin : l’homme-orchestre du scénario laisse son divan vide…

Scénariste des « Tuniques Bleues » et de « Cédric », mais aussi de « Pierre Tombal », « Sammy », « L’Agent 212 », « Les Psy » et « Les Femmes en Blanc », l’un des géants du monde la BD vient de tirer sa révérence. Alors qu’il avait annoncé son décès prochain des suites d’un cancer en mai dernier, Raoul Cauvin est décédé ce 19 août 2021. L’hebdomadaire Spirou perd ainsi celui qui a écrit pour lui le plus grand nombre de pages de scénarios, celui qui a battu des records de ventes d’albums, et surtout son plus fidèle collaborateur. Présent dans la plupart des numéros du journal belge depuis plus de 55 ans, Raoul Cauvin fut l’homme-orchestre, le roi, ou plutôt l’empereur du style dit « gros nez » qu’il revendiquait avec fierté.

Raoul Cauvin vu par Philippe Bercovici.

Dessin de François Walthéry pour la couverture de « Cauvin l'homme aux cent mille gags » (Dupuis, 2008).

Sur son blog (« le Blog à Raoul » : http://spirou.com/journal/cauvin/index.php) qu’il animait régulièrement avec gourmandise matin et soir, Raoul Cauvin avait écrit le 9 mai dernier: « …Il me reste sans doute un ou deux mois à profiter encore un peu de la vie. Peut-être plus, peut-être moins, comme disait l’oncologue. Et si pendant ce temps qui me reste on faisait comme si de rien n’était ? À continuer à parler de tout et de rien. À faire comme avant. Quand je serai parti alors vous pourrez y aller franchement, mais pour le moment, si on faisait comme si… Vous voulez bien ? Ce serait moins tristounet. Alors… à + ? ».

Trois ans après Robert, son frère aîné, Raoul Cauvin voit le jour le 26 septembre 1938 à Antoing, dans la province du Hainaut : l’année de la naissance du journal Spirou et le jour de la naissance du journal Tintin.

Raoul Cauvin jeune homme.

Sa mère (Antoinette) est couturière, confectionnant pantalons, jupes et autres jupons.

Son père (Jules) est employé de bureau à l’usine électrique d’Antoing.

Il vit une enfance heureuse au sein d’une famille modeste, perturbée par l’invasion des troupes allemandes en mai 1940. Issu d’une famille chrétienne, il fréquente le patronage et fait partie d’une troupe de scouts. Passionné par le sport, il pratique le saut en longueur, la course à pied, le cyclisme… et le foot : son sport favori.

Il lit l’hebdomadaire Pat qui reprend des histoires publiées par les journaux produits par Fleurus en France. Viennent ensuite Spirou, Tintin, Bravo !… et surtout Héroïc-Albums qui publie le « Félix » de Maurice Tillieux.

Il aime lire, apprécie les romans de Jules Verne, de Jean Ray… Son diplôme de fin d’études obtenu, il s’inscrit en 1953 à l’institut Saint-Luc de Tournai pour suivre pendant cinq ans des études de lithographie publicitaire et découvrir, en entrant dans la vie active, que cette profession n’existait plus depuis l’avant-guerre. Il étudie aussi le dessin auprès de Marcel Marlier : l’illustrateur de la série d’albums pour enfants « Martine ».

Raoul Cauvin vu par Malik.

Ses études achevées en 1958, Il expérimente alors toute une série de petits métiers, notamment un emploi dans une usine qui fabrique des boules de billard : ce qui lui vaudra une véritable passion pour ce jeu sur tapis vert.   Il effectue son service militaire dans le génie, rencontre Marie-Jeanne Mariaul qu’il épousera le 29 juillet 1961. Ses obligations militaires achevées, grâce au dessinateur Francis Bertrand (Francis), il entre brièvement comme intervalliste au studio d’animation Belvision. Rapidement remercié, il est employé à l’essai comme lettreur à partir de mai 1960 par Maurice Rosy, au sein de l’atelier de dessin des éditions Dupuis. Il dessine des grilles de mots croisés, réalise les lettrages pour l’édition néerlandaise de Spirou

Cauvin chez TVA : TéléVision-Animation.

Sur les conseils de Louis Salvérius (Salvé), il postule pour le poste de caméraman alors vaquant chez TVA : TéléVision-Animation, le modeste département audiovisuel des éditions Dupuis créé en 1959, où il restera sept ans.

Sous la direction d’Eddy Ryssack, il apprend le métier sur des dessins animés comme « Teeth is money » puis « Le Crocodile majuscule »… Mais aussi « Les Étranges Amis de Noël » d’après Franquin et « Le Voleur de Schtroumpfs » d’après Peyo.

Après le départ de Ryssack, l’ambiance bon enfant change sous la direction de Ray Goossens. Il quitte TVA pour la rédaction des périodiques des éditions Dupuis. Il met sur pied un laboratoire photo, réalise les photocopies pour les auteurs sur une Rank Xerox.

C’est à cette époque qu’il se lance dans l’écriture, bien que le courant ne passe pas entre lui et Yvan Delporte, alors responsable des bandes dessinées de Spirou.

En 1964, il signe un premier scénario avec Michel Matagne et Eddy Ryssack intitulé « Manque de pot ! », puis « Le Gâteau du Roy » : deux mini-récits signés Desquatre et dessinés par Charles Degotte (Spirou n° 1362 et 1427, en 1964 et 1965).

Avec la même équipe, il propose « Face à la dinde » dans le Spirou spécial Noël de décembre 1965. Il participe à la rubrique « Télégraphe », avant de publier à partir du n° 1574 (13/06/1968) « Arthur et Léopold » : les facéties de deux puces illustrées par Ryssack. Anonymement, il écrit la plupart des gags pour « L’Homme aux phylactères » dessinés par Serge Gennaux. Le duo crée aussi « Loryfiand et Chifmol », en 1967. L’année suivante, pour le Portugais Carlos Roque, il imagine la jeune Angélique, puis participe aux gags de Wladimir le canard. Dans le n° 1534 (31/10/1968) démarre « Les Naufragés », une courte série dessinée par une jeune dessinatrice parisienne de 1968 à 1971 : une certaine Claire Bretécher.Le départ de Morris pour Pilote est une chance pour le scénariste débutant qui, avec Louis Salvérius (Salvé), propose l’ébauche d’un western dont « À malin, malin et demi » est le premier épisode publié dans le Spirou n° 1585 du 29 août 1968.

« Les Tuniques bleues » sont nées et, très vite, deux personnages feront le vide autour d’eux : le sergent Chesterfield et le caporal Blutch.

Plus qu’un western, c’est une véritable critique mordante des affres de la guerre. À la mort de Salvérius, en 1972, c’est Willy Lambil qui reprendra le dessin.

Ensemble, le duo va en faire l’un des best-sellers absolus de Dupuis, avec 64 albums tirés à plus de 15 millions d’exemplaires vendus en français et d’innombrables traductions à travers l’Europe.En 1968, Thierry Martens remplace Yvan Delporte, licencié par Charles Dupuis. Une chance pour Raoul Cauvin dont la série « Les Tuniques bleues » connaît un succès de plus en plus grand auprès des lecteurs. Les nouvelles créations se multiplient à un bon rythme : « Caline et Calebasse » (« Les Mousquetaires ») série de cape et d’épée comptant huit albums dessinée par Mazel, à partir 1969. Le même duo lance « Boulouloum et Guiliguili » en 1975 : parodie de « Tarzan » qui deviendra par la suite « Les Jungles perdues », totalisant 11 albums. Vient ensuite le chat « Mirliton » pour Raymond Macherot et « Les Gorilles » : série rebaptisée plus tard « Sammy » et dessinée par Berck dès 1970, puis par Jean-Pol (40 albums délirants dans l’Amérique d’Al Capone).Citons encore « Les Naufragés de l’espace » avec Guy Counhaye ou le novateur « Pauvre Lampil », débuté sous forme de « Carte blanche » en 1973, qui met en scène, au fil de sept albums, un scénariste et son dessinateur : parfaits sosies des deux auteurs.

Raoul Cauvin par Willy Lambil dans « Pauvre Lampil ».

« Le Vieux bleu » dessiné par François Walthéry commence en 1974 et sera un succès phénoménal dans la Belgique colombophile.

Godasse et Godaille, héros de cinq histoires se déroulant au temps de Napoléon dessinées par Jacques Sandron, arrivent en 1975.

Après s’être surtout concentré sur les longues histoires à suivre, il aborde, en 1975, les histoires courtes avec « L’Agent 212 » mis en images par Daniel Kox : facéties d’un gendarme débonnaire qui, aujourd’hui, dépassent les 30 albums.

Pour le jeune Philippe Bercovici – il n’a que 16 ans à l’époque -, il imagine « Les Grandes Amours contrariées » en 1979, suivies en 1981 par « Les Femmes en blanc » : un succès considérable dans les milieux médicaux – et pas seulement ! – qui compte 42 albums.En 1981, il reprend « Spirou et Fantasio » pour Nic Broca, le temps de trois albums injustement sous-estimés. Pour Marc Hardy, en 1983, il imagine Pierre Tombal qui ouvre les portes de son cimetière jusqu’en 2016 (30 albums).

Petit ex-libris réalisé récemment par Marc Hardy (le dessinateur de « Pierre Tombal ») en la mémoire de Raoul Cauvin.

« Cédric », un autre grand succès, voit le jour en décembre 1986, mis en images par Laudec (Tony de Luca). Le petit blondinet est à la tête de 34 albums et triomphe sur les écrans de télévision.

Cédric et son papy : un certain air de ressemblance avec Raoul Cauvin ?

La même année, il lance une série animalière aux gags cruels (« Les Voraces ») dessinée par Gérard Lemaire alias Glem, suivie deux ans plus tard par « Cupidon » : l’angelot facétieux illustré par Malik (21 albums publiés).

En 1992, il propose « Les Psy » : série dessinée par Bédu (Bernard Dumont), les consultations se poursuivant jusqu’en 2019 et totalisant 22 albums.

La même année, dans un style semi-réaliste, il écrit « Taxi girl » pour Laudec : série que le dessinateur de « Cédric » abandonne, faute de temps, après seulement deux albums.

Enfin, en 2007 il imagine « Le Bœuf de Noël » pour David De Thuin : un récit complet suivi de deux épisodes à suivre (série « Coup de foudre »). Ce taureau qui change de sexe est le dernier – et certainement le plus original – héros créé par Raoul Cauvin pour Spirou. Notons aussi « Les Nomades du ciel » (un épisode de « Natacha » pour François Walthéry) et un épisode de « Jess Long » pour Arthur Piroton.

« Coup de foudre » avec David Dethuin.

Plus de 500 albums publiés au catalogue Dupuis (ce qui représente plus de 50 millions d’albums vendus, rien qu’en langue française), sans compter les nombreuses histoires complètes : ce sont plus de 25 000 pages que Raoul Cauvin a écrites pour Spirou au cours d’une carrière bien remplie. Sa formation de dessinateur lui permet également de livrer à ses comparses des scénarios dessinés et de créer la série de gags « Zotico » (ou « Louise », du nom de la puce) pour la version néerlandaise de Spirou, compilée chez P & T productions en 1997. Il aimait le contact avec ses collègues au point de conserver, malgré ses succès de scénariste ses fonctions chez Dupuis : prenant officiellement sa retraite le 26 septembre 2013. Dans son bureau, trônait le divan – devenu mythique – où il s’étendait le temps de laisser mijoter ses futures histoires : voir La face « couchée » de Raoul Cauvin !.

Dessin de François Walthéry pour « Le Livre d'or de Raoul Cauvin » de Kris De Saeger, chez Arboris (1995).

Il est également l’auteur de bien d’autres récits pour divers éditeurs, publiés bien souvent sans les signer afin d’éviter les problèmes avec Charles Dupuis : « Lowjetje » (« Lou ») un gosse attendrissant dessiné par Berk pour l’hebdomadaire néerlandais Sjors et repris plus tard par Spirou, « Mischa » pour la revue Primo de l’Allemand Rolf Kauka, « Raphaël et les timbrés » dessiné par Jacques Sandron pour Je bouquine, « CRS = SS » pour Achdé aux éditions Dargaud, le réaliste « Fontenoy » pour Robert Lebersorg aux éditions des Archers, « Les Toyottes » pour Louis-Michel Carpentier chez Casterman, « Les Snorky » (« Snorkels ») pour Nic Broca – puis pour Franco Oneta – pour Dupuis et ensuite dans Il Giornalino en Italie, « Tatayet » pour Olivier Saive chez Marsu Productions, « L’Année de la bière » pour Louis Michel Carpentier aux Archers, série en deux volumes qui se poursuivra chez Dupuis sous le titre « Du côté de chez Poje » (20 albums), « Le Bâtard des étoiles » réalisé avec Curd Ridel au dessin chez Sandawe.…

Modeste, trop modeste, Raoul Cauvin était fier d’être un auteur populaire ! Il était pourtant parfois boudé par une certaine presse, trop souvent à la recherche d’une bande dessinée qui se veut plus « intelligente ».

Raoul Cauvin au milieu de quelques uns de ses plus de 500 albums...

Si, aujourd’hui, l’hebdomadaire Spirou se détourne du style « gros nez » privilégiant les histoires d’adolescents à problèmes, son empreinte est toujours très forte chez Bamboo et plus particulièrement auprès de scénaristes comme Christophe Cazenove : son plus digne héritier.

Honteusement oublié par les jurys des prix prestigieux (il a reçu cinq fois le prix Saint-Michel, quand même !), il a obtenu le prix le plus précieux : celui des dizaines de millions de lecteurs qu’il a fait rire, tout en leur proposant des histoires souvent émouvantes.

Dans le futur, on lira certainement encore des albums de Raoul Cauvin, alors que bien d’autres pensums honorés par les jurys auront depuis longtemps disparu.

Si vous souhaitez mieux connaître Raoul Cauvin, l’homme et son œuvre, il est conseillé de lire l’excellent ouvrage de Patrick Gaumer : « Cauvin, la monographie » (éditions Dupuis 2013, 412 pages, 28 €, EAN : 978 2 8001 5750 4).Ne manquez pas non plus son ultime interview accordée à Frédéric Thiebaut pour Notélé (notele.be), à la fin du mois de mai : 25 minutes émouvantes qui vous arracheront des larmes.

Henri FILIPPINI

Relecture, corrections, rajouts, compléments d’information et mise en pages : Gilles RATIER

Autre dessin réalisé récemment par Marc Hardy (le dessinateur de « Pierre Tombal ») en la mémoire de Raoul Cauvin.

Galerie

7 réponses à Raoul Cauvin : l’homme-orchestre du scénario laisse son divan vide…

  1. Mariano dit :

    Bravo l’artiste !

  2. hortegat dit :

    petite correction à faire: la série de Sandron s’intitule Godaille et « Godasse » (pas ). Merci à Cauvin pour toutes ces heures de lecture.

    • Gilles Ratier dit :

      Merci pour votre œil de lynx… On corrige !
      La rédaction

      • hortegat dit :

        Vos dossiers sont toujours bien faits, une petite erreur peut arriver. On écrit autre chose que ce qu’on pense, et l’oeil nous joue des tours et ne dit rien. Merci de nous informer. :)

        • Gilles Ratier dit :

          Et merci encore à vous pour votre mansuétude…
          Il est vrai que vu la masse d’informations que nous donnons à chaque fois dans nos dossiers, malgré nos relectures attentives, le risque d’erreur reste cependant élevé et personne n’est parfait…
          Nous en avons profité pour rajouter, en illustrations, deux dessins réalisés récemment par Marc Hardy (le dessinateur de « Pierre Tombal ») en la mémoire de Raoul Cauvin.
          La rédaction

  3. Gyal dit :

    Bonjour, excellent article, vous avez oublié de citer « Le bâtard des étoiles » réalisé avec Curd Ridel au dessin chez Sandawe.

    Bien à vous.

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