Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Leo, planètes à part ! « Aldébaran », une analyse de planche…
Décrit en 2020 tel « un infatigable constructeur d’univers », Leo (de son vrai nom, Luiz Eduardo de Oliveira) aura marqué la science-fiction contemporaine avec son multivers des « Mondes d’Aldébaran », foisonnante saga démarrée chez Dargaud en 1994. Cinq cycles et 23 albums plus tard, l’œuvre de l’auteur brésilien (vendue à plus de 3 millions d’exemplaires) a pleinement démontré ses capacités à fasciner et surprendre les lecteurs ; exoplanètes, faune et flore inconnues, divergences d’intérêt dans les tentatives de colonisation, discours éthique sur la politique, l’écologie et la biodiversité, mystérieuse intelligence extraterrestre, relations trophiques complexes entre les espèces, rôle et place des femmes, dénonciation des dictatures… Autant de thématiques portées par ce riche planet opera, dont le premier tome (« La Catastrophe ») portait bien sûr tous les germes : décryptage avec une analyse de planche placée sous les étoiles…
Né en 1944 à Rio de Janeiro, ayant passé des études d’ingénieur avant de devenir un militant actif au sein de la gauche étudiante en 1968, Leo doit quitter le Brésil en 1971 pour échapper à la répression de la dictature militaire. Installé au Chili puis en Argentine, finalement revenu clandestinement à São Paulo en 1974, Leo décide de se consacrer pleinement au dessin : ses premières planches publiées seront – déjà – des récits de science-fiction. Installé à Paris en 1981 après avoir découvert Pilote et Métal hurlant, il travaille avec Jean-Claude Forest dans Okapi, puis avec Rodolphe sur l’excellent western canadien « Trent » à partir de 1991. Deux ans plus tard, Leo réalise le rêve de sa vie : devenu auteur complet, il lance le premier tome d’« Aldébaran » chez Dargaud, série qu’il mènera de main de maître, en alternance avec « Trent » jusqu’en 2000. Le succès rencontré par ce premier cycle de cinq albums permet à Leo de poursuivre avec « Bételgeuse » (cinq tomes entre 2000 et 2005), « Antarès » (six tomes entre 2007 et 2015), « Survivants » (cinq tomes entre 2011 et 2017) puis « Retour sur Aldébaran » (trois tomes depuis 2018). Comme l’annonce le titre de ce cinquième cycle coscénarisé avec Florence Spitéri et tiré initialement à 70 000 exemplaires, Kim, la fière héroïne d’Aldébaran, s’en revient sur sa planète natale pour de nouvelles aventures. Ne cédant rien à son rythme de production, Leo aura en parallèle produit pas moins d’une trentaine d’autres albums depuis les années 2000, scindés entre dessin (la série « Kenya », imaginée avec Rodolphe) et (co)scénarisation (pour « Namibia », « Amazonie », « Terres lointaines », « Ultime frontière », « Centaurus », « Mermaid Project »), le dessin étant alors délégué à des auteurs (Bertrand Marchal, Icar, Zoran Janjetov et Fred Simon) chargés de retrouver – avec plus ou moins de bonheur… – un style proche de Leo.
Les collectionneurs qui ont eu la chance de parcourir en juin-juillet 2020 l’exposition « Les Mondes de Leo », organisée à Bruxelles par la galerie Huberty & Breyne, ont pu saisir toute la portée de l’hommage rendu par Moebius. Leo, qui avait pourtant refusé de dessiner la suite du « Monde d’Edena », est décrit, en préface de l’intégrale d’« Aldébaran » publiée par Dargaud en 2018, comme un auteur qui « se penche vers nous comme il se penche sur ses planches… Avec un ravissement d’extraterrestre, et son cÅ“ur est à la hauteur de nos oreilles ». De fait, dès « La Catastrophe », tome inaugural des « Mondes d’Aldébaran », les lecteurs seront bel et bien absorbés par le style hors-normes du dessinateur brésilien. Une narration fluide, l’absence d’effets graphiques, pas de « mutants dotés de superpouvoirs » ou de « délire post-atomique », mais plutôt des personnages vrais, saisis entre problèmes existentiels adolescents, mysticismes et incrédulités face aux mystères ambiants. Le tout sur une Terre à priori inconnue, mais finalement pas si éloignée que cela des ambiances et couleurs typiquement brésiliennes. Le récit démarre en effet dans le petit village côtier d’Arena Blanca, situé sur le continent de Bigland, en bordure du très vaste océan qui recouvre 90 % de la planète Aldébaran-4. Cette dernière, nous l’apprendrons plus tard, a été colonisée en 2079 par les 1 500 passagers du vaisseau Johannes Kepler. La première base érigée hors du système solaire, à 64 années-lumière de la Terre, deviendra une capitale baptisée Anatolie, en hommage au premier président du groupe de colons, Anatole Lemterik. Les habitants d’Arena Blanca étant les victimes d’une terrible catastrophe, les adolescents Kim Keller et Marc Sorensen voient leurs vies basculer du jour au lendemain. Ces héros d’anticipation seront secondés par la belle journaliste Gwendoline Lopes, l’étrange biologiste Driss Shediac et l’exubérant Monsieur Pad, personnage aussi loufoque que roublard, savant espiègle qui apporte aussi une solide touche d’humour à un récit où les sujets d’inquiétude et les thématiques adultes fortes ne manquent pas.
Comme il se doit, le premier album et (plus largement) le premier cycle sont destinés à poser les bases du très vaste univers imaginé et développé par Leo. De décors en créatures, de Pad à Alexa, de Driss à la Mantrisse (être inspiré par le roman « Solaris », écrit en 1961 par le Polonais Stanislaw Lem), les lecteurs se familiariseront avec des noms évocateurs ou poétiques. Autre particularité notable, assez rare dans la bd franco-belge : les personnages qui vieillissent peu à peu, d’un tome au suivant, accentuant l’effet de réel. Kim Keller, jeune fille âgée de 13 ans, écolière à la Basic School d’Arena Blanca dans le tout premier tome (1994), deviendra ainsi une femme accomplie de 26 ans, vingt-six ans plus tard, lors de la parution en 2020 du T3 de « Retour sur Aldébaran ». Cousine avouée de Laureline dans « Valérian » ou de Ripley dans la saga « Alien », Kim, jeune fille inexpérimentée devenue une leader altruiste, féministe et femme amoureuse, incarnera selon Leo l’archétype de l’héroïne moderne à forte personnalité, plus intéressante à mettre en scène selon lui que « des héros machos tout en muscles ».
Planche 38 : séparés, les survivants de « La Catastrophe » d’Arena Blanca affrontent leur destinée. Adolescents tourmentés par les tragiques évènements récents, Kim Keller et Marc Sorensen s’enfoncent sous les frondaisons d’une nature qui demeure hostile. Également victimes du rusé vieillard Pad, nos jeunes héros viennent de perdre chariot, armes et bagages : pour rejoindre rapidement la ville la plus proche (Port Simon), ils n’ont d’autre choix que de tenter de couper au plus court… à leurs risques et périls ! La case 1, silencieuse et relativement contemplative, ouvre en plan général cette pérégrination au cœur de l’étrange. Les trois plans suivants, resserrant peu à peu les cadrages jusqu’au plan rapproché taille, rendent compte de la fatigue, de l’étouffement et de la montée des tensions entre les deux caractères. L’éloignement se traduit dans la profondeur de champ, entre les troncs et les frondaisons, obstacles doublement naturels et psychologiques. Scindant la planche en deux parties, la latéralité de la case 5 suppose l’attente, le calme et l’étirement narratif temporel. Les deux adolescents se rejoignent enfin à la case 6, mais la présence d’un gros plan (sur Marc, déjà en train de se rechausser) présuppose de nouveaux tiraillements. De fait, dans les deux dernières cases, devant l’intransigeance et le dédain masculin, Kim craque, encore accroupie au sol pour se désaltérer. Présentée de dos, de profil, de face, puis finalement dans une légère plongée, Kim devient néanmoins ici le personnage central du récit : émotions, sentiments, mimiques et dialogues achèvent d’en faire la protagoniste la plus sensible de l’album. Le visage retourné vers elle, Marc laisse en suspense les lecteurs, selon les grandes règles du récit feuilletonesque et des bas de planches : cédera-t-il à sa détresse ou reconnaîtra-t-il ses propres peurs et exagérations ? La réponse est habilement graphique et narrative : habillés en noir et blanc, Kim (la brune) et Marc (le blond) sont complémentaires sans le savoir, devant immanquablement s’entraider pour sortir du labyrinthe qui les environne… Car après tout, l’étymologie arabisante d’Aldébaran s’explique ainsi : « le suiveur » (al dabaran), cette étoile de la constellation du Taureau suivant l’amas stellaire des Pléiades dans sa grande course nocturne.
Philippe TOMBLAINE
« Aldebaran T1 : La Catastrophe » par Leo
Éditions Dargaud (13,00 €) – EAN : 978-2205049671
A mon avis la meilleure série BD de SF de ces 25 dernières années.
Je suis surtout fasciné par l’inventivité de Léo dans la création des mondes que ses héros découvrent et explorent. La faune et la flore sont toujours surprenants et souvent déroutants.
Quand aux « aliens » rencontrés leurs rapports avec les terriens sont empreints d’une rare humanité, sauf lorsque leur bellicisme rend tout dialogue impossible (cf la série « Survivants »).
Pour les fans l’encyclopédie de C. Quillien est indispensable.