Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...De naufrages en noyades inexpliquées : Halifax, un chagrin qui ne passe pas…
Le port canadien de Halifax a été, au début du XXe siècle, surnommé la ville du chagrin pour avoir recueilli les dépouilles des victimes du naufrage du Titanic. En 1914, un deuxième naufrage est tout aussi catastrophique, l’Empress of Ireland entraine vers le fond 1 012 victimes. Trois ans plus tard, c’est encore dans cette baie qu’a lieu la plus importante explosion créée par l’homme avant celle d’Hiroshima. Ce contexte historique anxiogène a inspiré Didier Quella-Guyot qui a fait de la capitale de la Nouvelle-Écosse le territoire d’un bien mystérieux tueur en série.
Le naufrage du Titanic a marqué l’imaginaire occidental. 1 500 personnes trouvent la mort à la suite de la collision du paquebot avec un iceberg en avril 1912. 700 rescapés sont secourus et débarquent à New-York trois jours plus tard. Très vite cependant, on s’inquiète des corps restés sur le lieu du drame.
C’est d’Halifax, le port le plus proche, que part le Mackay-Bennett pour récupérer les dépouilles des victimes. Affrété par la White Star Line, la compagnie maritime propriétaire du Titanic, le navire en plus de l’équipage comprend un croque-mort, des embaumeurs, un révérend, un médecin, un glacier… c’est-à-dire du personnel pour prendre soin des corps avant de les ramener à terre.
Au large de Terre-Neuve, l’équipage fait face à une situation inédite. Sur le lieu du naufrage, des centaines de corps flottent à la verticale, portés par les gilets de sauvetage. Ils ne sont pas morts noyés mais d’hypothermie dans une eau glaciale.
Très vite sur le bateau, le capitaine et Roy Collins, l’entrepreneur en pompes funèbres qui le seconde, savent qu’il leur faut trier les victimes ; ils ne peuvent les ramener tous sur la terre ferme. Ce tri se fait suivant la richesse des familles : les premières classes ont droit à un cercueil, les autres victimes sont enveloppées dans des linceuls de toile et gardées dans la cale remplie de glace, d’autres non identifiées ou de troisième classe sont rendues à la mer dans des toiles cousues et lestées.
À cause du nombre de corbillards qui transportent les dépouilles des victimes du Titanic vers les cimetières de la ville, Halifax est surnommée la ville du chagrin. Surnom que le destin s’entête à lui accoler puisque deux nouveaux drames maritimes se déroulent à proximité. En mai 1914 l’Empress of Ireland coule dans l’estuaire du Saint-Laurent en entrainant par le fond plus de 1 000 victimes.
Trois ans plus tard, c’est dans le port même d’Halifax qu’à lieu la plus grande explosion créée par l’Homme avant l’explosion atomique d’Hiroshima : le Mont Blanc, navire de munitions français entre en collision avec un autre navire, son explosion provoque la mort de 2 000 personnes et 9 000 blessés. C’est peu avant ce tragique accident que se déroule le récit fictionnel de la bande dessinée.
Roy Collins est méritant ; cet Amérindien de la tribu des Micmacs a su s’intégrer dans la société européenne de la Nouvelle-Écosse.
Son entreprise de pompe funèbre a prospéré, après avoir œuvré au retour des dépouilles du naufrage du Titanic.
Il est intrigué par une série de noyades inexpliquées qui frappe les membres de son équipe lors de ce périple macabre.
Un mystérieux assassin les fait disparaitre l’un après l’autre en maquillant le crime en noyade.
Un duo mal assorti de policiers, un Canadien de la ville et un Québécois, mène l’enquête des taudis du ghetto noir d’Africville aux bureaux cossus de la White Star Line.
Comme à son habitude, Didier Quella-Guyot mêle à des faits historiques vérifiés, mais parfois peu connus, une intrigue policière à suspens bien construite. Après la Polynésie de 1914 avec « Papeete » et une île bretonne vidée de ses hommes avec « Facteur pour femmes », il situe son dernier scénario dans la ville canadienne d’Halifax en 1917, mais pour cette fois, la Première Guerre mondiale n’a qu’un rôle anecdotique. Notre éminent collègue de la rubrique « BD voyages » de votre site favori s’est fort bien documenté sur les événements dramatiques qui frappent la ville de 1912 à 1917. À partir d’archives ouvertes en 2017, il peut rendre compte avec certitude de ce qui n’était auparavant qu’une rumeur : seuls les corps des passagers riches ont été ramenés à Halifax, ceux des plus miséreux ont été envoyés par le fond ! Africville, le taudis sans eau courante ni éclairage était bien le ghetto représenté dans la bande dessinée. Le parcours sinueux avec assimilation forcée du Micmac Roy Collins est représentatif du sort réservé au membres d’une tribu majoritaire sur cette terre avant d’en être dépossédée par les Européens.
Dans une ville d’Halifax du début du XXe siècle, fort bien contextualisée, se noue une intrigue policière de plus en plus prenante au fur et à mesure que l’on comprend les liens entre ces assassinats et le repêchage inachevé des corps cinq ans plus tôt. Les 100 pages de ce polar canadien et maritime sont mises en images par un Pascal Regnauld au sommet de son art. Le dessinateur des derniers « Canardo » pour Benoît Sokal développe son trait semi-réaliste, précis pour les décors ou pour l’architecture des navires, dans des tons pastel avec un halo blanchâtre qui évoque le climat froid et brumeux du rivage atlantique canadien.
Les planches où l’on découvre des centaines de corps gelés, flottants à l’horizontale comme endormis dans une mer apaisée et pourtant meurtrière, sont d’une grande beauté, d’une certaine poésie même avec les chaloupes qui se découpent en ombres chinoise au-dessus d’eux. En bas de cette planche, page 12, est représentée l’épave du Titanic qui gît par 4 000 m de fond, dernière sépulture de centaines de passagers.
On retrouve dans « Halifax, mon chagrin » les thématiques développées précédemment par Didier Quella-Guyot ; sa critique de toutes les formes de racisme, de sexisme ou tout simplement d’exclusion, son goût pour les polars historiques et pour des littoraux, territoires de rencontres entre les hommes et les peuples, d’amour mais aussi de dangers mortels. L’amour, la mort, les voyages par-delà les mers, des rencontres avec des peuples autochtones, tout cela sera aussi au menu de sa prochaine bande dessinée autour de la vie et l’œuvre de Pierre Loti. Elle sera coscénarisée par Alain Quella-Villéger, biographe de l’écrivain voyageur rochefortais, et mise en images par Pascal Regnauld. On ne change pas en ces temps de confinement une équipe qui nous fait voyager si facilement.
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Laurent LESSOUS (l@bd)
« Halifax, mon chagrin » par Pascal Regnauld et Didier Quella-Guyot
Éditions Félès (21,00 €) – EAN : 978-2-9567814-8-6
Ce n’est pas le genre d’ouvrage que l’on achèterait au premier abord, mais grâce à votre article l’intérêt s’éveille… Les séquences montrant les corps gelés flottants autour des barques sont impressionnantes!
Bonjour … si je peut me permettre une bd dans ce même état
de discrétion que “ l’on n’achète pas de prime abord ” jette BARRE
un coup d’oeil aux critiques de la bd “ Un homme de goût ” de chez
l’éditeur ANKAMA ( aucun avis sur BD Zoom ) .
C’est également une enquête policière …
Un petit joyau que je te recommande expressément … J’ai l’intégrale
( deux tomes parus & une version intégrale ) et c’est mon coup de coeur
de l’année .
J’insiste (^^) , ce serait dommage de passé á côté .
Ping : Halifax mon chagrin (Quellat-Guyot et Regnauld) - Catherine Jordy