« À hauteur d’homme » : dans les yeux d’un SDF avec Régis Penet…

Préférant éviter son regard, nous nous rendrons à peine compte de son existence ; et pourtant : dans cette rue passante et pleine de vie, un SDF regarde passer le monde. À terre, devenu invisible, cet inconnu raconte qui il était et ce qu’il est devenu. Sidérante immersion subjective dans un monde obscur traversé de quelques espérances, « À hauteur d’homme » est un bouleversant one shot en noir et blanc signé par Régis Penet. Exprimer la pauvreté n’empêche nullement la richesse du cœur…

Voir et ne pas être vu (planches 3 à 5 - Les Enfants rouges 2021).

Certains ouvrages méritent d’être un peu plus défendus que d’autres : publié par un éditeur niçois assez peu connu du public bédéphile traditionnel (Les Enfants rouges), osant aborder sans détours un sujet éminemment sensible (celui de la pauvreté et des sans-abris), magnifié par son regard subjectif plein d’ironie et de poésie, « À hauteur d’homme » est assurément de ceux-là. Pour le dessin de couverture, l’auteur d’« Antigone » (Glénat, 2017), d’« Imperium » (Glénat, 2018 ; scénario de Laurent-Frédéric Bollée) et de « La Marche » (Vents d’ouest 2019 ; scénario par Anne-Laure Reboul) a choisi un traitement très coloré à la gouache. Une manière de souligner que tout n’est pas si sombre dans cet album qui joue avec les différents sens de l’expression « À hauteur d’homme ». Autrement dit : une situation que tout le monde peut atteindre sans difficultés ni accessoires. Et pour cause, car, comme nous le voyons, la scène de rue dépeinte est visualisée en légère contreplongée : la vue subjective n’est pas celle d’un enfant mais bien d’un homme (comme le titre l’indique), un sans domicile fixe qui regarde ainsi passer des inconnus. Loin de tout voyeurisme, ce point de vue digne d’une caméra subjective nous permettra aussi, dès la première case de l’album, de nous glisser dans la peau du personnage principal. Un antihéros anonyme, dont on suivra les pensées, les commentaires, les souffrances et les remords, comprenant peu à peu comment la vie l’a poussé vers les abymes sociétaux. Il y a souvent un tunnel sous l’homme qui fait la manche…

Visuel de couverture (Les Enfants rouges 2021).

Cette descente aux enfers n’est pas visible en couverture, cette dernière ne délivrant qu’un instantané visuel. Cette immédiateté de l’instant ne réduit pas pour autant le symbolisme d’un dessin qui possède aussi une valeur générique intemporelle : en 1ère de couverture, quatre personnes s’éloignent, tournant littéralement le dos au sujet (le SDF autant que la pauvreté). Avec son sac à dos scolaire vert (couleur de l’espoir mais aussi du hasard et de la malchance) et son manteau rouge (passions et danger), une adolescente pourra faire songer au vide exprimé par le retrait d’une garde d’enfant lorsqu’un parent se retrouve dans la grande précarité. Aux difficultés sociales, culturelles et identitaires endurée par les sans-abris semblent se surajouter ici les effets de l’indifférence : comme le souligne encore la 4e de couverture, avec un couple où une femme baisse les yeux et conserve des traits fermés, nul ne souhaite regarder dans notre direction. Nul ne veut songer à la possibilité que cet homme qui fait la manche puisse aussi être un père, avoir été un mari ou avoir exercé un métier.

Différentes peintures ayant inspiré le visuel de couverture : « Dans la rue - 01 » (huile sur toile - 73 x 51 cm).

« Dans une rue - 02 » ( huile sur toile - 61 x 50 cm - 2019).

« Une Place - 02 » (huile sur toile - 100 x 65 cm - 2020).

Concernant la genèse de la couverture, l’auteur explique : « Si le texte est passé par des phases très éloignées de la version définitive, pour la couverture cela a été beaucoup plus simple : j’ai proposé à l’éditrice plusieurs peintures faites depuis quelques temps sur le thème des espaces publics. Parallèlement à la mise en chantier de « À hauteur d’homme », j’avais effectivement démarré une activité de peintre (voir le site https://www.louisneyret.com/) avec des sujets similaires au visuel de l’album. Certains plans de l’album ont d’ailleurs inspiré des toiles, certaines toiles ont inspiré des plans. Après quelques hésitations et des essais de recadrage, nous avons opté pour la peinture intitulée « Une Rue – 05 » (voir plus bas) en mettant en avant les quatre personnages de dos vus en légère contre-plongée, ce qui colle parfaitement à l’ambiance de l’album. Le recadrage a été proposé par l’éditrice ; je n’aurai pas osé couper ainsi le regard du personnage présent en 4e de couverture, mais ça m’a immédiatement plu ! ».

« Une rue - 05 » (huile sur bois - 70 x 50 cm).

J'étais un père... (planches 26 à 28 - Les Enfants rouges, 2021).

Face au mur gris (voir la couleur du fond de la scène, apparentée au ciel) de l’indifférence et du rejet, la pauvreté semble vraiment être une maladie contagieuse que chacun veut fuir. Sur les 200 000 personnes sans domicile fixe recensées en 2019 par l’INSEE, combien ont ainsi vu leur espérance de vie se réduire à 50 ans ? En lisant l’ouvrage de Penet, on sera interpellé presque à chaque planche par un questionnement ouvertement métaphysique : « Qu’ai-je laissé en chacun de vous ? » (s’adressant silencieusement au passant), « Ma chute était-elle en moi lorsque j’étais comme toi ? » (regardant un bébé dans sa poussette), « Qui êtes vous l’un pour l’autre ? » (interrogeant en son for intérieur ces humains qui se croisent sans se connaître). Se levant dans les premières cases et se couchant dans les dernières, notre narrateur invisible accomplit sa propre révolution immobile : unité de lieu, unité de temps (une journée) et naturellement unité d’action, tout ici rappellera aussi les trois règles conventionnelles du théâtre classique français, à moins qu’il ne s’agisse de celles de la tragédie liée à ce triste spectacle de rue. Car, on l’apprendra incidemment, c’est bien un terrible drame qui a précipité la chute du personnage. Un bouleversement qui n’entravera cependant jamais la dernière volonté d’un protagoniste se jugeant pourtant condamné : toujours vouloir contempler et rêver aux étoiles… En 74 planches, « À hauteur d’homme » ne bascule jamais dans le misérabilisme : contemplateur de trajectoires lentes ou pressées, de fragments de vies, observateur guettant quelques rares interactions avec le monde extérieur (un sourire, une pièce, un regard), celui qui fut un homme et reste un homme ne pose – comme son créateur – aucun jugement. Tout au plus serons nous sidérés de nous reconnaître à chaque case dans le regard de celui que l’on ne verra jamais. Le subjectif, c’est le sujet et sa conscience. Le point de vue de Régis Penet conserve à ce double égard une force remarquable.

Philippe TOMBLAINE

« À hauteur d’homme » par Régis Penet
Éditions Les Enfants rouges (16,00 €) – EAN : 978-2-35419-114-6

Galerie

5 réponses à « À hauteur d’homme » : dans les yeux d’un SDF avec Régis Penet…

  1. BARRE dit :

    Dans ce même univers, il y aussi une bande dessinée de Maximilien Le Roy, aux éditions la boite à bulles, qui est remarquable de précision et de dignité « Hosni ». A la fin de l’histoire dessinée, il y a quelques témoignages de plusieurs personnes dont le destin a basculé. Je conseille vivement cet ouvrage!

    • Merci de citer ce bel ouvrage en complément. L’on pourra aussi songer à « Amères saisons » (Casterman, 2008) où l’auteur Etienne Schréder – désormais bien connu des amis de Blake et Mortimer – livrait sa propre expérience de la rue entre 1979 et 1984.

  2. EC Comics fan dit :

    _ Bonjour
    Sublime !!! … dans les années 70 on appelaient ces personnes des clochards , aujourd’hui
    se sont des SDF ou des exclus ( terme plus digne pour la 5 ème puissance mondiale ) .
    il y a aussi dans ce genre “ Robny clochard ” de Joan Boix (Edi. Mosquito) qui graphiquement
    est une merveille .

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