« Patrick Dewaere… » : préparer ses mouchoirs ou se souvenir des belles choses ? Les deux, et plus…

Portrait inattendu, vif et sensible d’un acteur finalement culte, cet album consacré à Patrick Dewaere est une preuve qu’il n’est pas oublié, après si longtemps. On connaissait peu les aspects privés, familiaux et intimes, qui ont forgé sa personnalité et même sa destinée. Sa jeunesse chaotique, aussi traitée par l’ouvrage de Maran Hrachyan et Laurent-Frédéric Bollée, explique sa sensibilité à fleur de peau, y compris en ressort artistique, derrière l’apparence du fort en gueule, du révolté. Sont explorées avec justesse ses rencontres professionnelles, avec les Blier, Sautet, Boisset, Corneau et les autres, qui nous apprennent beaucoup sur la fabrique des films et la construction d’un acteur instinctif, qui donnait tout. Un très bel album, émouvant et parfois drôle, qui nous tient par bien des aspects et qui ne nous lâche pas. Il donne envie de revoir ses films, souvent marquants.

La fin prématurée de l’homme détermine logiquement le début de l’album, entrecoupé de courts monologues-souvenirs face au miroir qui scandent les chapitres comme un ostinato, avec allers et retours entre plusieurs périodes. Évidemment, cela convient bien à la nature sauvage et désordonnée de son tempérament et de son parcours. Une enfance compliquée et frustrante, mais pas toujours malheureuse, avec une mère dans le milieu culturel, explique en partie sa sensibilité, une portion particulièrement réussie de la BD.En début de carrière, il a fait tous les métiers : doubleur, acteur de théâtre, radio, téléfilms. Avant de choisir le nom de sa mère, puis Dewaere, il a eu un autre nom, d’un père adoptif, et non celui de son père biologique, jamais connu. Ces noms multiples illustrent bien la personnalité éclatée, parfois perdue, manquant de structuration personnelle.Il s’est donc fait tout seul ou presque, et comme il avait du talent, il a attiré les grands metteurs en scène, pour une filmographie hors pair de 28 films long métrage, quasiment que des grands films, y compris italiens, du premier (« Les Mariés de l’an II ») au dernier (« Paradis pour tous »). Au détour des planches et des cases, on retrouve des visages d’artistes connus (mais jeunes !), et on découvre ceux moins connus de réalisateurs importants.   Le trait au crayon de couleur, mi-réaliste, mi-rêveur, lui va bien : il ne fallait pas un style strict, trop léché ou détaillé, ni enfantin ou naïf. Avec ce dessin, la vibration de cette vie si singulière est là, palpable. L’épilogue avec Depardieu, son frère de cinéma, si original et émouvant aux larmes, clôt magnifiquement l’album, prenant et passionnant de bout en bout, au traitement particulier, culotté.

Bon sang, Dewaere, tu nous manques, bordel ! Oui, je sais, tu es encore avec nous…

 Place maintenant aux réponses des deux auteurs, qui reviennent pour BDzoom.com sur cet album particulier.

 Entretien exclusif avec Laurent-Frédéric Bollée et Maran Hrachyan

Laurent-Frédéric Bollée, photo (c) Fab Jouss.

BDzoom.com : Qui a eu l’idée de raconter la vie de Dewaere en BD ? Vous le scénariste ? Dans cette collection 9 ½, il arrive très tôt, en deuxième album sur un acteur, après Ventura. Pourquoi lui ?

Laurent-Frédéric Bollée : À la base, il y a l’un de mes projets propres, un roman graphique que j’essayais de mettre sur pied il y a quelques années (avec le dessinateur Espé, pour tout vous dire…). Je vous passe les détails, mais l’on y racontait une sorte d’enquête autour d’un acteur qui s’était suicidé soudainement, laissant forcément beaucoup de questions autour de lui. Je m’étais en effet inspiré du geste de Patrick Dewaere et c’est là que mon éditeur Franck Marguin me parle d’une nouvelle collection qu’il va lancer chez Glénat, consacrée au monde du cinéma. En conséquence, on a tout remis à plat et on s’est lancé sur ce biopic sur Dewaere pouvant entrer dans la collection 9 ½ ! Et avec Maran Hrachyan cette fois, dont j’ai tout de suite apprécié le talent et compris le « plus » qu’elle allait apporter. Il y a donc eu une incontestable « concordance des temps » pour que ce soit Dewaere qui arrive aussi vite dans la collection, mais comme c’est un personnage un peu mythique dans le ciel du cinéma français, ça me semble aussi parfaitement justifié !BDzoom.com : Pour un acteur aussi sauvage et atypique, vous avez choisi une construction spéciale : commencer par la fin, d’accord, mais aussi un fil non linéaire, des moments éclatés, et un épilogue très original entre théâtre et rêverie. La structure même, la façon de raconter se devait d’être spéciale, unique ?

LFB : On est bien d’accord. Après avoir travaillé à fond sur la documentation, les sources littéraires et journalistiques autour de Patrick Dewaere, les recherches biographiques, les témoignages, j’en suis arrivé à la conclusion qu’il était définitivement insaisissable. Soit de par les « secrets » qui entourent encore sa jeunesse, soit par son parcours, tout sauf simple, soit par sa personnalité, étonnante et complexe, fascinante de toute façon. Bref, j’ai voulu que la structure soit à son image : éclatée, non linéaire, fragmentée, « bordélique » aussi, des élans de déconnade, des plongées dans l’introspectif, des boutades, du désespoir…BDzoom.com : Qu’est-ce qu’il se passe avec Dewaere ? On le croit oublié (disparu depuis presque 40 ans, des films particuliers, pas tous destinés au grand public ou acceptables pour notre époque…). Et on constate qu’il reste dans le Panthéon des acteurs…

LFB : Il y a sans doute un « mystère » Dewaere qui demeure et une « légende » qui existe, notamment parce qu’il nous a donc quittés de manière brutale et soudaine à l’âge de 35 ans seulement. Mais la magie du cinéma fait qu’on peut évidemment toujours le contempler et il y a alors plusieurs éléments qui sont frappants. L’acteur est génial, c’est une évidence. Tous les spectateurs sentent de plus qu’il ne ment pas, qu’il se livre, se met à nu, expose ses tourments et ses faiblesses, sa fragilité, sa force de lutter, l’authenticité quoi ! Il faut vraiment voir ou revoir « Les Valseuses », « Série noire », « Un mauvais fils », « La Meilleure Façon de marcher », « F… comme Fairbanks », cela saute aux yeux. Patrick Dewaere devant la caméra, qu’on l’aime ou ne l’aime pas, ce n’est pas tout à fait pareil qu’avec un acteur « normal ». Il y avait vraiment cette flamme intérieure, ce regard intense, ce souffle court et long à la fois… Et cela, toutes les générations l’avaient « senti », voilà pourquoi on ne l’oublie pas. Il a vraiment laissé une trace !

BDzoom.com : Certains artistes apparaissent de façon très réaliste, y compris avec des défauts parfois graves, qu’on ne connaissait pas. C’est un des grands mérites de l’album, de sortir d’une vision naïve ou bien-pensante. Vous n’avez pas été freiné ?

LFB : Non bien sûr. Ce livre se veut certes une biographie « exacte », avec les bons repères chronologiques et informatifs, mais c’est aussi une vision d’auteurs et un regard particulier que nous jetons sur Patrick Dewaere — et c’est en cela que le dessin de Maran Hrachyan est si fort et émouvant, il exprime parfaitement notre envie d’une certaine poésie et rêverie, comme en témoigne la grande scène finale. J’ose formuler le vœu que MM. Gérard Depardieu et Bertrand Blier, pour ne citer qu’eux, liront ce roman graphique et seront touchés…BDzoom.com : Vous racontez de l’intérieur sa filmographie avec des titres phares, comme « Les Valseuses » ou « Série noire » qui sont de grands films libres et importants, indispensables. Mais curieusement pas ses deux derniers : « Mille milliards de dollars » d’Henri Verneuil, loin de sa mentalité (cinéaste réputé commercial, dit de droite, faisant un film à classer maintenant à gauche), et le mystérieux et touchant « Paradis pour tous » d’Alain Jessua, où il apparaît fragile, silencieux. Un film prémonitoire de sa fin…

LFB : Honnêtement, il n’a jamais été question de mentionner tous les films de Dewaere, ce côté catalogue n’aurait pas été adapté, je pense, à l’esprit du livre. Mais il est vrai que « Paradis pour tous » contient des éléments troublants par rapport à sa fin prématurée… Quoi qu’il en soit, il faut revoir en effet les films de Patrick Dewaere : à la fois pour l’amour du cinéma que nous avons tous en nous, et pour continuer à lui dire à distance que nous ne l’oublions pas…

BDzoom.com : Quel début ! Commencer par la biographie d’un grand acteur, sur une histoire d’un scénariste réputé… Vous n’avez pas hésité ? Dans quel état d’esprit avez-vous entamé ce travail ?

Maran Hrachyan.

Maran Hrachyan : Oui, c’est sûr que j’ai eu une chance énorme de commencer par la biographie de Patrick Dewaere et de travailler avec un scénariste aussi reconnu que Laurent-Frédéric Bollée. Quand mon éditeur, Franck Marguin, m’a proposé le projet (je ne connaissais pas Patrick Dewaere à ce moment-là), et quand j’ai vu sur internet que c’était quelqu’un d’aussi connu et aimé, j’ai senti une énorme pression et une énorme responsabilité qui j’avoue m’ont fait peur. J’avais peur de ne pas être à la hauteur. Mais le personnage de Dewaere m’a tout de suite captivé, son regard m’a semblé si familier que j’ai eu l’envie de le découvrir encore plus. J’ai également été très touchée par la confiance de Franck et de Laurent-Frédéric, alors que c’était ma première expérience : donc j’ai voulu tout faire pour ne pas les décevoir.

BDzoom.com : Comme c’est votre premier album, on ne sait pas si ce trait au crayon, en couleurs directes, est habituel chez vous. Mais vous avez choisi cette technique qui vous semblait correspondre à l’histoire et au style à donner, très intime, sensible, vibrant ?

MH : Avant la réalisation de cette bande dessinée, j’aimais déjà beaucoup dessiner au crayon à papier et ajouter les couleurs sur Photoshop. En voyant mes dessins, Franck Marguin a trouvé que mon style de dessin correspondait au côté sensible de Dewaere. J’étais donc plus à l’aise pour continuer avec ce style, mais c’est sûr que ma technique a évolué à mesure que mon travail avançait et que j’ai énormément appris en réalisant ce projet.BDzoom.com : Vous avez en commun avec le metteur en scène Henri Verneuil (Achod Malakian) les origines arméniennes. Lui, comme les siens, avait une volonté courageuse et modeste de s’intégrer au pays d’arrivée, la France, ce qui semble être une qualité de ce peuple, plus que les autres. Vous avez vu quelques films de lui, notamment « Mille milliards de dollars » avec P. Dewaere ?

MH : J’aime beaucoup les films d’Henri Verneuil. J’ai vu « Un singe en hiver » que je trouve très émouvant, « Le Corps de mon ennemi », et bien sûr « Mille milliards de dollars » que j’adore ! Je trouve Patrick Dewaere parfait dans son rôle de journaliste qui dénonce des scandales et des magouilles politiques, ça me fait penser à mon père qui est aussi journaliste dans un magazine. Je vous avoue que je ne savais pas qu’Henri Verneuil avait des origines arméniennes.Personnellement, j’adore la France pour sa culture et le français que j’ai appris à l’école. Dès que j’ai compris que je voulais faire de la bande dessinée, j’ai décidé de me spécialiser dans ce domaine en France. J’ai postulé à l’EESI, l’École européenne supérieure de l’image à Angoulême, car je la connaissais de réputation. J’ai été acceptée et j’y ai fait mes études pendant cinq ans. L’école et les gens que j’ai rencontrés m’ont bien sûr aidée à m’adapter plus facilement.BDzoom.com : Avez-vous déjà des projets, d’autres propositions ? Et le style graphique sera-t-il différent ?

MH : Notre bande dessinée m’a appris énormément de choses : c’était une magnifique expérience avec Laurent-Frédéric Bollée. Ça m’a donné envie de raconter mes propres histoires. En ce moment, je suis en train de finaliser mon premier scénario et des essais pour un premier projet personnel. En ce qui concerne le style graphique, j’ai envie d’essayer d’autres choses, d’expérimenter. Je pense que ça restera toujours dans le style plutôt réaliste, mais en utilisant d’autres techniques.

 Patrick BOUSTER

 « Patrick Dewaere : à part çà la vie est belle » par Maran Hrachyan et Laurent-Frédéric Bollée

Éditions Glénat (22 €) — EAN : 9 782 344 017 043

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2 réponses à « Patrick Dewaere… » : préparer ses mouchoirs ou se souvenir des belles choses ? Les deux, et plus…

  1. PATYDOC dit :

    Comme évoqué dans l’article, le traitement du sujet, non linéaire (un peu chronologique mais juste ce qu’il faut), éclaté en multiples scénettes, est remarquable ! Et bravo à cette jeune dessinatrice! Juste un regret : le ton un peu condescendant envers « coup de tête » (un petit chef d’oeuvre sous-estimé), et l’absence complète de Francis Veber (tiens ? un demi-Arménien !), disparaissant derrière des metteurs en scène qui ne furent que des metteurs en images de ses scénarios (Granier-Deferre, Annaud). Noël Simsolo aurait pu corriger cette anomalie…Lui qui connait tout ce qui touche au cinéma …

  2. Capitaine Kérosène. dit :

    En tout cas, le choix du caractère typographique d’ordinateur est parfaitement raccord avec le dessin photographique figé : froid, mécanique, inexpressif, sans chaleur.
    Tout le contraire du regretté Patrick Dewaere.

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